Une exposition temporaire inédite

Cette nouvelle position dans la politique du MNHT est visible également dans d’autres pratiques du musée, plus précisément dans le cas de l’exposition temporaire intitulée « ‘’La ville-trésor’’ : Cluj pendant les XVIe et XVIIe siècles » (du 24 juin au 24 septembre 2004). Cette exposition a été organisée par le département d’histoire médiévale du MNHT et en particulier par trois muséographes dont deux hongrois. Comme nous allons l’observer, elle s’inscrit dans la même politique visant à attirer le public « hongrois » et constitue une suite aux initiatives que j’ai évoquées précédemment.

Il est important de noter que depuis 1997 aucune exposition temporaire d’histoire médiévale n’a été organisée. Les dernières expositions temporaires traitaient un thème considéré dans sa dimension chronologique, à travers toutes les époques historiques, ce qui impliquait une participation de toutes les sections du musée.

Cette exposition opère une rupture par rapport aux expositions temporaires précédentes, dans le sens où nous ne retrouvons plus le même principe chronologique et exhaustif qui était prioritaire. Pour des expositions concernant par exemple les pratiques culinaires ou la fabrication du pain, le thème était chaque fois traité en partant de la préhistoire et en passant ensuite par l’époque dace, romaine et ainsi de suite jusqu’à nos jours. Ce principe chronologique ne faisait qu’inscrire, une fois de plus, des objets singuliers témoignant des spécificités locales, dans une continuité temporelle d’appartenance à un espace national roumain homogène. Ce principe se retrouvait déjà de manière systématique dans toutes les expositions des musées roumains durant le communisme et il était lié à une politique d’uniformisation et d’annulation des anciens repères temporels afin d’en imposer de nouveaux.

En effet, le thème de cette nouvelle exposition ne permet plus de traiter de la même manière le matériel muséographique, car dans ce cas il est question d’une période bien précise.

Il est également intéressant de remarquer que le thème choisi oblige à dépasser le discours national de l’histoire de la région auquel nous étions habitués. La période représentée et l’approche adoptée ne peuvent pas contourner une mise en valeur de la vie culturelle, religieuse et politique des différentes communautés confessionnelles de la ville de Cluj, hormis les orthodoxes qui vivaient presque en totalité en dehors de la ville fortifiée. Nous pouvons facilement observer que les expositions valorisant les communautés de la Transylvanie, autres que roumaines (ou orthodoxes), ne sont pas nombreuses dans l’histoire du MNHT. Il est d’ailleurs significatif qu’une exposition sur les « Présences allemandes dans l’histoire de la ville de Cluj » a pu être organisée, tandis qu’une autre sur la communauté hongroise ne l’a pas été185. Si la communauté allemande semble pouvoir faire, et sans gêner, l’objet d’une exposition muséale, nous ne pouvons pas affirmer, au moins jusqu’à présent, la même chose de la communauté hongroise. Car, comme nous le verrons tout au long de cette exposition temporaire, si les « Hongrois » sont exposés alors il faut absolument que les « Roumains » le soient aussi.

Le thème de l’exposition n’est pas le seul aspect qui marque un renouveau dans le MNHT. Le catalogue bilingue de l’exposition, rédigé en langue roumaine et hongroise, est également un élément inédit. Des affiches en langues roumaine et hongroise ont accompagné l’exposition et même la question des étiquettes en langue hongroise a également été envisagée comme une possibilité. A ce propos, un muséographe hongrois du musée et un muséographe roumain revendiquent, chacun de leur côté, être à l’origine de cette idée des étiquettes bilingues. Tous les deux s’accordent à dire que l’idée n’a finalement pas été mise en pratique par manque de temps. S’il est question, d’une part, d’une compétition pour se faire reconnaître comme l’initiateur de cette idée, d’autre part la balance penche vers un discours d’opposition à l’idée des étiquettes en langue hongroise. Du personnel de la direction de l’Institut d’Histoire de l’Académie, principale institution partenaire du musée et bien d’autres employés du musée ont manifesté leur mécontentement à ce sujet:

‘« Un catalogue bilingue et des étiquettes en hongrois ??!! Ce musée n’a jamais vu des choses pareilles ! Si Daicoviciu 186 apprenait cela, il se retournerait dans sa tombe ! » (C.C., 55 ans).’

D’autres personnes du musée ont rappelé aux organisateurs de l’exposition de ne pas oublier d’insérer des objets « roumains » et d’autres voix ont également suggéré que l’exposition aurait du être organisée ou intitulée différemment afin de prendre en compte les « Roumains ». Des titres plus généraux comme « La Transylvanie pendant le XVIe et le XVIIIe siècle » ont été avancés, titres qui auraient permis de dépasser le cadre d’une exposition sur la « ville », refusée à cette époque aux « Roumains ». J’ai pu constaté que les débats autour de cette exposition ont finalement portés sur des catégories comme « Roumains » et « Hongrois ». En réalité, ces identités nationales ne s’affirmaient pas encore à l’époque.

Dans les conditions de cette résistance, nous pouvons nous interroger sur ce qui a rendu possible cette exposition et qui en fait une première dans l’histoire de MNHT.

Si, dans le contexte d’une politique de développement du tourisme culturel, les directeurs du musée ont plutôt encouragé ce type d’initiative, j’ai identifié un second élément qui explique la possibilité qu’une telle initiative ait pu se concrétiser. La proposition de choisir ce thème et de réaliser un catalogue bilingue est venue en partie d’un muséographe roumain, ce qui a beaucoup changé les données de la situation. D’ailleurs, une historienne hongroise du musée m’avait avoué qu’elle n’avait même pas osé demander quelques années auparavant une chose pareille, afin d’éviter certaines accusations : « ‘’Mais oui, bien sûr, tu es Hongroise et pour cela tu veux ça…’’ ». Par conséquent, comme la proposition n’est pas venue uniquement de l’autre (hongrois), la méfiance fut moins importante.

L’équipe hongroise de l’exposition a eu elle-même un apport majeur sans lequel l’exposition serait restée au stade de projet. En effet, la plupart des objets présentés provenaient des différentes communautés confessionnelles, plus précisément des paroisses réformée, luthérienne et unitarienne. Un refus est venu de la communauté romano-catholique. Il est important de rappeler qu’aucune exposition supposant l’aide des différentes églises n’a pas été réalisée depuis les années 70. En effet, comme je le disais par ailleurs, les communautés religieuses gardent des souvenirs douloureux de la « nationalisation » (nationalizarea) 187 de leur patrimoine. Cette méfiance vis-à-vis du musée, utilisé souvent par le régime communiste comme intermédiaire de ces confiscations, a été responsable de ce manque de collaboration pendant trente ans. Les muséographes hongrois ont eu alors un rôle majeur dans la tentative de recréer les liens perdus autrefois. Le chef du département d’histoire médiévale du musée déclare :

‘« Il est évident que s’il n’y avait pas les filles 188 , on ne nous aurait donné aucun objet ». (K. K, 40 ans)’

Ce sont en effet les muséographes hongrois qui ont négocié avec les églises et différentes institutions publiques dans le cas où la personne ressource était hongroise. Si celle-là était roumaine, le lien était établi par un roumain. Cette stratégie est un principe qui règle de manière informelle les comportements des élites, mais il est souvent rencontré aussi dans la pratique quotidienne.

Par conséquent, cette segmentation ethnique omniprésente dans le discours est également vécue dans la pratique, elle a pour base des circuits de sociabilité intra-communautaire. En même temps, ces réseaux intra-communautaires ne sont pas forcément un obstacle à la création des situations pluriethniques.

Un autre aspect important de l’exposition a été la présence au vernissage d’un historien de l’art, personnalité hongroise largement reconnue au sein des élites culturelles et scientifiques de la ville de Cluj. Ce dernier a pris la parole au côté des autres personnes de la direction du musée. La reconnaissance de cette manifestation par la communauté magyare a été assurée par la présence de personnalités hongroises. Cet aspect explique dans la même mesure, l’intérêt porté à l’exposition par les média de langue hongroise. Quelques plaintes ont même été adressées au musée par certains média (entre autres le journal magyarophone Szabadság) pour ne pas avoir été invités à cette manifestation, fait quasiment inexistant jusqu’alors. Au vu de ces faits, nous pouvons constater avec un de mes interlocuteurs, un historien extérieur au MNHT, que :

‘« Si auparavant une telle exposition aurait pu provoquer un scandale ou un vrai cirque autour de l’exposition, cette fois rien de tout cela ne s’est passé. De plus, les échos ont été plutôt positifs ». (P. T., 43 ans)’

Quant à l’image de la ville de Cluj et du territoire de la Transylvanie qui transparaissent lors de cette mise en exposition, nous pouvons remarquer que le message du musée insiste sur la dimension multiethnique de la région et sur sa diversité culturelle. L’image d’une région idéalisée, autrefois modèle de tolérance religieuse pour toute l’Europe et dans laquellle vivaient en paix de nombreuses confessionnalités, est une idée centrale de l’exposition. La tolérance vis-à-vis des orthodoxes est considérée comme une preuve de plus de ce climat de paix, même si la religion orthodoxe n’était pas encore reconnue comme une religion officielle.

J’ai pu observer ici un renversement du discours habituel du musée. A travers l’exposition permanente, j’ai remarqué que le territoire de la Transylvanie était conçu comme une province roumaine, dans laquelle vivaient d’autres communautés dont la présence dans l’histoire de la région n’était qu’un aspect d’importance secondaire. Au contraire, le message est ici inversé : la ville de Cluj, et plus largement la Transylvanie, apparaît comme un espace de cohabitation de différentes communautés dans lequel les Roumains n’occupent qu’une petite place. La nouveauté principale du message consiste justement dans cette relativisation du discours national. Le choix de faire un catalogue bilingue ou des affiches bilingues dénote justement de cette place importante accordée à d’autres communautés. Des personnes de la direction du musée avaient suggéré que les affiches soient même trilingues (roumain-hongrois-allemand), car cela refléterait encore mieux la réalité de l’époque. Cette idée correspond, d’ailleurs, à un des stéréotypes existants dans l’imaginaire des habitants de la région (indifféremment de leur appartenance ethnique), conformément auquel la Transylvanie serait une terre de richesse culturelle abritant en paix Roumains, Hongrois et Saxons.

Pour avoir une image générale de la façon dont est conçu le rapport entre toutes ces différentes communautés de la ville, le texte introductif du catalogue de l’exposition me paraît très intéressant. Il porte en partie la clé du message adressé au public et du sens de cette « ville-trésor » d’autrefois. Je retiens ici une partie de ce texte :

‘« ‘’Un citoyen est celui qui aime sa patrie’’ est écrit dans les Protocoles de la Ville de Cluj. Dans ces documents est également mentionné : ‘’La République est le nom de la ville entière’’ (…). La renommée de ‘’ville-trésor‘’ a été créée par des individus qui ont considéré cette cité comme leur vraie patrie (…). Des individus qui, parlant plusieurs langues, ont su cohabiter, s’accepter et respecter de manière réciproque leurs valeurs, dans une ville qui n’a jamais appartenu à une seule ethnie, à une seule catégorie sociale ou à une seule confessionnalité. Dans ce remarquable art de la coexistence nous devons voir, sans doute, le plus durable et le plus riche des trésors de cette ville ».’

Ce texte met plus en avant les liens qui ont réuni les différentes communautés à travers l’histoire que les séparations. Il introduit une lecture moderne de la « cité » à laquelle tout le monde aurait eu droit. En réalité, participer à la cité n’était que le privilège des nobles. La dimension politique est invoquée par cette participation de tous à la cité et par cette ville - bien public qui n’a appartenu à aucune communauté en particulier, mais à toutes en même temps. La perspective est alors nouvelle.

Malgré le grand renouveau apporté par ces pratiques muséales, celles-ci n’offrent pas une image homogène, unitaire. Mais c’est justement ce jeu de négociations et cette quête du construire-ensemble-quelque chose, s’exprimant à travers des formes inédites et mouvantes de coexistence et de partage de l’histoire, qui présentent le plus d’intérêt pour le chercheur.

Suite aux résistances de certains muséographes ou d’autres personnes actives dans des institutions partenaires du musée (par exemple l’Institut d’Histoire de l’Académie Roumaine), l’exposition a pris une forme hybride. Un des organisateurs de l’exposition déclare :

‘« Pour qu’il n’y ait pas de discussions, j’ai dû également mettre dans l’exposition des objets illustrant les Roumains. Finalement on s’est débrouillé : on a trouvé des solutions pour concilier tout le monde ». (T.S., 36 ans)’

Ainsi, nous observons dans les vitrines, des gravures ou des médailles avec le portrait de Mihai Viteazul, héros national roumain189, mais personnage négatif dans l’imaginaire hongrois. Sans lien réel avec le thème de l’exposition ou ayant plutôt un rôle dévastateur dans l’histoire de la ville à l’époque présentée, ce personnage se retrouve dans une position centrale, dans une des premières vitrines de l’exposition. Il est exposé « parce qu’il faut qu’il soit là », autrement dit comme preuve de l’existence et de l’importance des Roumains dans cet espace. De la même manière nous pouvons voir une vitrine présentant l’église de Feleac, église de rite orthodoxe, rappelant à ceux qui relisent l’histoire selon les critères modernes, la communauté « roumaine ». En effet, Feleacul se trouvait en dehors de la ville de Cluj, par conséquent la place de cette vitrine dans l’exposition n’est pas réellement justifiée.

La présence de ces objets, d’autant plus qu’ils ne sont pas véritablement en lien avec le thème traité, est la manifestation d’une volonté de ne pas lâcher le contrôle de l’histoire de ce territoire, son passé et, par là-même, le présent. Le fait de ne pas montrer ces objets serait l’équivalent d’une disparition des Roumains de l’histoire de ce territoire et de leur légitimation des droits sur le territoire actuel. Ne pas être dans la vitrine au moment où justement les autres y sont, signifierait ne pas du tout appartenir à cette histoire.

Cette négociation autour de la place et du statut de l’objet (qui peut être finalement objet de patrimoine ou objet de réserve) est en réalité une négociation des rapports de forces entre les groupes, aussi bien au sein du musée, que plus largement au sein de la ville entière et symboliquement à l’échelle du territoire. Les objets relevant des époques passées deviennent des enjeux puissants dans le présent.

Les paroles d’un des organisateurs de l’exposition expriment ces formes d’un début de négociation afin de penser ensemble l’histoire et le présent de la région :

‘« D’un côté nous avions voulu attirer le public magyar, mais de l’autre côté nous n’avions pas souhaité écarter le public roumain ». (T.S., 36 ans)’

Toute la difficulté est concentrée sur ce point précis : trouver au-delà de ces circuits de sociabilité parallèles des formes de mise en commun et de reconnaissance réciproque pour se penser ensemble dans un même temps et dans un même espace. Construire ce monde en commun ne s’avère pas sans difficulté dans un contexte où les héros d’une nation sont les ennemis de l’autre et les commémorations d’un groupe sont marquées par une volonté d’oubli collectif de la part de l’autre groupe.

Ces dernières actions du musée, orientées dans une certaine mesure vers le public hongrois, présentent un grand intérêt pour le chercheur, car à travers elles, il peut entrevoir des formes émergentes d’action en commun.

Notes
185.

Je signale également qu’aucune autre exposition, sur les communautés juive, rome ou autre, n’a figuré parmi les projets du MNHT.

186.

Constantin Daicoviciu est le premier directeur du musée, c’est-à-dire du Musée d’Histoire (1963).

187.

« Nationalizarea » a été le processus de transformation des propriétés personnelles et collectives en bien de l’Etat. Ce phénomène a supposé une confiscation par l’Etat (par l’intermédiaire de ses institutions publiques) de ces biens privés ou collectifs.

188.

Mon interlocuteur fait référence aux muséographes hongroises participant à l’organisation de l’exposition.

189.

Pour rappel, Mihai Viteazul est le prince roumain connu dans les manuels d’histoire de la Roumanie comme le premier à avoir pensé l’idée de conscience nationale roumaine en essayant d’unifier (en 1600) les trois pays : la Valachie, la Moldavie et la Transylvanie. En effet, le caractère de conquête de cette entreprise est occulté comme le fait qu’on ne pouvait pas encore parler à cette époque de « nation » ou de « conscience nationale » dans leur sens moderne.