2.1.2. Le Musée d’Ethnographie de Transylvanie

Nous avons vu comment l’histoire, aussi bien son écriture que sa mise en scène dans les musées, a joué un rôle important dans la production d’un type particulier de territoire de la Transylvanie. Qu’en est-il alors de l’ethnographie et des musées d’ethnographie ?

Le contexte historique

Au début du XXe siècle, on voit fleurir un peu partout en Europe des musées d’ethnographie. Si en Europe occidentale les musées sont appelés à sauvegarder la culture populaire mise en danger face à une industrialisation des techniques et des modes de vie, en Europe centrale et orientale il est moins question d’opposer culture populaire et culture savante que de trouver des nouvelles valeurs pour s’affirmer en tant que jeunes nations et jeunes Etats libérés du joug des empires. L’intérêt pour la collecte des objets ruraux doit être alors lié à une recherche de traits culturels spécifiquement roumains pour affirmer une nation naissante190.

Mais pourquoi les élites roumaines choisissent-elles de se servir justement de ce monde idéalisé du paysan pour forger une unité nationale ? Il faut rappeler qu’au début du XXe siècle, le pays roumain d’aujourd’hui était constitué par des principautés rurales, dont la majorité de la population était paysanne. Quant à la Transylvanie, elle était à cette époque un territoire à population majoritairement roumaine. Les Roumains étaient en grande partie des ruraux, tandis que les villes abritaient habituellement Hongrois, Saxons, Juifs, etc. Dans ce contexte, l’élite intellectuelle roumaine formée en Occident voit dans ce « peuple paysan » à la fois « la raison de sa lutte politique » et « le moyen de celle-ci, car c’est la seule force sociale capable de porter une lutte pareille » 191.

Sans bénéficier d’un état propre, déjà constitué, comme d’autres anciens Etats occidentaux, la nation politique roumaine est, comme je l’ai déjà mentionné, fondée sur une communauté de culture, selon le modèle allemand de la nation. Cette culture, considérée comme l’Ame du Peuple (Volkgeist), se donne à voir à travers la langue ou à travers des objets qui deviennent des symboles de la nation naissante : costumes populaires, danses et chants, styles architecturaux privilégiant des motifs folkloriques, etc. Dans cette entreprise nationale, les musées d’ethnographie deviennent un des premiers lieux où la nation célèbre le culte d’elle-même. Comme le montrait K. Pomiam, repris par C. Karnoouh, les musées d’ethnographie « ‘’prennent la relève des églises en tant que lieux où tous les membres d’une société peuvent communier dans la célébration d’un même culte’’ (…) comme si la nation, son peuple uni et son Etat l’incarnant n’étaient en fin de compte que la manifestation et l’expression modernes d’une matrice villageoise en ses multiples variations. » 192

Une des plus importantes questions qui se posait au moment de la construction de l’Etat-Nation était, comme je l’ai déjà mentionné à une autre occasion, le caractère très composite du nouveau territoire étatique d’après 1918. Incorporant des territoires provenant d’empires différents, avec des traditions culturelles et politiques distinctes, la Roumanie était loin d’être un territoire homogène qui se prêtait à la construction d’un Etat-Nation. Elle était « un pays des pays », un ensemble de territoires disparates chacun avec ses traditions et ses fidélités locales. Dans ce contexte, pour combler un manque d’unité politique de ces territoires pendant des siècles, l’histoire était appelée à apporter les preuves « historiques » d’une continuité de vie roumaine sur un même territoire, partagé en commun et transmis par les ancêtres. Quant à l’ethnographie, elle était plus chargée d’apporter les preuves ethnographiques de cette continuité et, dans un second temps, de répondre au défi de la diversité culturelle sur le terrain de la culture matérielle.

L’obsession de la continuité était liée plus généralement à une idéologie de l’autochtonie omniprésente dans les sciences humaines et sociales naissantes de la nation et dans toute la culture roumaine du début du siècle et de l’entre-deux-guerres193. En histoire, cette idéologie s’est exprimée justement dans la thèse de la continuité. Les élites roumaines mettaient en avant ce lien organique de l’homme à la terre dans une construction du territoire national qui réunissait dans un seul élément l’homme et la nature, le temps et l’espace194. George Vâlsan, un des fondateurs de la géographie scientifique et en même temps un des initiateurs du musée d’ethnographie de Cluj, exprimait ce courant d’idées largement répandu chez les élites à l’époque de la construction nationale : « Quel beau mot mosie 195  ! Evidemment il vient de mosi, cependant il fait référence à la terre. Il tient ces éléments dans un seul mot. Pour que l’homme n’oublie pas que ses ‘’mosi’’ viennent tous de cette terre et qu’il n’oublie pas que cette terre est humanisée par le travail et la mort successive de tant de générations d’ancêtres. Dans ce mot même, se trouve l’affirmation du droit de celui qui est en effet maître ici depuis la nuit des temps »196. En effet, ce territoire national ne serait même pas un fait de droit politique, mais un fait de droit naturel, car il serait prédestiné par Dieu. Cette idée accompagne généralement tous les discours sur l’autochtonie.

Dans ce contexte d’idées, le paysan, et en particulier le paysan roumain, apparaît comme l’expression la plus forte et la plus authentique du lien intime d’une nation à sa terre, car il est le plus près de cette terre. L’âme de cette terre s’exprime directement chez le paysan et dans son univers villageois.

Dans ce processus de construction de la nation, « l’enjeu n’est plus seulement une inscription légitime dans l’histoire, mais aussi la démarcation territoriale »197. Dans le contexte roumain et plus généralement dans l’espace d’Europe centrale et orientale, cette quête d’inscription légitime de l’histoire est concomitante à une recherche de légitimé quant à la délimitation territoriale, car ces jeunes nations ne possédaient pas un Etat propre antérieur à la construction des nations. Anne-Marie Thiesse reprend une observation de Marcel Mauss qui fait référence au rôle de l’ethnographie et du folklore dans la légitimation des délimitations territoriales opérées durant les conférences de paix d’après la première guerre mondiale : « Il est presque comique de voir des faits de folklore mal connus, mal étudiés, invoqués devant la Conférence de paix comme preuve que telle ou telle nation doit s’étendre ici ou là parce qu’on y retrouve encore telle ou telle forme de maison ou tel bizarre usage bizarre. […] Les musées d’ethnographie, les retours aux arts nationaux, les modes successives qui se sont emparés d’eux, tout cela c’est le même fait. Alors que c’est la nation qui fait la tradition, on cherche à reconstituer celle-ci autour de la tradition ».198

Il s’ensuit que le discours sur l’autochtonie et le rôle du paysan dans ces discours se manifestent fortement en référence à la Transylvanie, jeune territoire de la Roumanie et, de plus, disputé sur la question de l’antériorité de la présence sur ce territoire, avec les Hongrois.

Si l’ethnographie devait apporter les preuves de la continuité et de l’autochtonie, elle devait également répondre à un autre défi : celui de justifier une « unité nationale » dans un contexte contraire, de diversité culturelle.

Les problèmes engendrés par la diversité culturelle des territoires roumains ne provenaient pas uniquement des pratiques et des traditions très diverses issues d’un héritage impérial différent. Ils provenaient aussi du fait que ces territoires étaient intérieurement très homogènes, avec une diversité des peuples parlant des langues diverses et ayant des coutumes différentes. La Transylvanie en était la parfaite illustration. Comment inscrire dans un projet national unitaire, basé sur le principe de l’homogénéité culturelle et politique, une région qui en 1930 comptait mis à part les 57% de Roumains (sur le total de la population de la région), 25.5% de Hongrois, 3.5% de Juifs et 3.1 % d’autres nationalités ? Si, avant la guerre, la Roumanie comptait une majorité ethnique roumaine à hauteur de 90% de la population, la confrontation avec la diversité ethno-culturelle de la Transylvanie a provoqué presque un choc et cette région fut un réel défi dans le processus de construction nationale. Il est significatif de constater alors que la majorité des monographies ethnographiques de l’entre-deux-guerres, même si elles portaient sur des pratiques restreintes à un village ou à une région particulière, s’intitulaient par exemple « La noce chez les roumains », « L’enterrement dans le village roumain », etc. L’uniformisation des pratiques culturelles, visible dans les titres de ces monographies, est mise au service de la production d’une image unitaire du paysan roumain, élément central dans la construction nationale.

Dans ce cadre général, un musée d’ethnographie de Transylvanie à Cluj, dans la capitale historique même de la région, devient un acteur investi d’une mission importante, visant à célébrer cette unité nationale roumaine dans le lieu même où cette dernière posait le plus de problèmes.

Si l’apparition du musée doit être considérée à la fois dans le contexte général européen et dans ce cadre spécifique de constitution de l’Etat-nation roumain, elle doit également tenir compte du cas particulier de la ville de Cluj.

Après 1867 et jusqu’à la première guerre mondiale, une forte politique culturelle de magyarisation était mise en place un peu partout en Transylvanie. La ville de Cluj comptait à cette époque quatre musées mis au service du réveil d’une conscience nationale hongroise : le Musée d’Arts et Métiers, le Musée de l’Union Carpatique Transylvaine, le Musée National de Reliques de la Révolution de 1848 et le Musée Transylvain. Je vais m’arrêter brièvement sur le deuxième, car il conservait des collections ethnographiques.

Affilié à l’Union Carpatique Transylvaine créée à la fin du XIXe siècle, ce musée abritait des collections d’histoire, de balnéologie et d’ethnographie. Ces collections privées furent rassemblées en fonction des objectifs principaux de l’association, à savoir le tourisme et la « connaissance de la patrie », dans la variété de son patrimoine naturel et culturel199.

A l’entrée du musée200 était exposée une très grande carte ethnographique de la Hongrie de l’époque, la Transylvanie en faisant partie. Si nous étions dans un musée transylvain, la présence de la carte de la Hongrie à l’entrée du musée était représentative pour une époque d’affirmation de l’unité nationale hongroise dans tout le Royaume.

L’idéologie nationale de l’époque s’est exprimée sans faute dans les collections du musée, et en particulier dans les collections ethnographiques. L’exposition était organisée selon une structure thématique, comprenant des salles aménagées dans l’ordre suivant : les textiles ; les ustensiles utilisés dans la fabrication de ces derniers ; la céramique paysanne ; les occupations principales : pêche, chasse, activités pastorales, agriculture et élevage des bétails ; deux salles de reconstitution d’un intérieur de maison de la région de Kalotaszeg (Calata, en roumain). Il faut rajouter à ceux-ci quelques vitrines avec des icônes religieuses.

Sur l’ensemble des collections, on rencontre très peu d’objets représentatifs de la communauté saxonne et encore moins de la communauté roumaine. Bien que les « Roumains » soient majoritaires au sein de la paysannerie transylvaine, ils sont très faiblement représentés dans ce musée ethnographique. Ces paysans roumains sont associés dans l’imaginaire hongrois transylvain à des « paysans », des plus arriérés et rustiques 201.

Dans la salle des « Textiles », il existe quelques pièces « saxonnes » et « roumaines » parmi la multitude des objets « sicules » ou « hongrois » du reste de la Transylvanie. Pour la céramique paysanne, parmi les huit vitrines, il en existe un qui expose la poterie « saxonne ». Quand aux objets « roumains », mis à part les textiles, sont présents un moulin « roumain », ainsi qu’une vitrine avec des icônes sur bois ou sur verre, orthodoxes et gréco-catholiques.

La collection représentative des autres communautés, outre la communauté hongroise, est par conséquent, très réduite, ces pièces figurant à titre d’exception dans une collection qui célèbre le paysan hongrois transylvain. D’ailleurs, représenter fidèlement les différentes (autres) communautés transylvaines ne figurait pas parmi les objectifs des associations et des musées à l’époque de l’éveil national hongrois. La remarque est valable pour tous les mouvements nationaux de l’époque et pour tous les musées appartenant à d’autres associations (roumaines, saxonnes) de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Le musée ethnographique « roumain » sera d’ailleurs une réplique du musée d’EKE.

Dans ce contexte, après la guerre, avec le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie, la création d’un nouveau musée, « roumain », est vue comme une réparation nécessaire longuement attendue. Romulus Vuia, l’initiateur de cette entreprise, affirmait en 1922 : « Nous sommes à la recherche d’un local, afin de créer dans la capitale de la Transylvanie un grand musée d’ethnographie qui soit une vraie icône de la vie de toutes les populations qui vivent en Transylvanie et surtout pour le doter d’un riche matériel roumain »202.

Ce nouveau musée devait remplir plusieurs fonctions, exprimées de manière plus ou moins directe par George Vâlsan, personnalité importante dans la création de cette institution. Dans un premier temps, le musée se veut une preuve visible apportée en faveur de l’argument ethnique (les Roumains seraient majoritaires en Transylvanie), lequel constituait le noyau de la thèse roumaine pour l’union de cette région avec le reste du pays. Dans un deuxième temps, si les Roumains occupaient plutôt les régions rurales, ils étaient très minoritaires dans les villes. Le musée d’ethnographie doit alors s’affirmer comme symbole de la « roumanité » en plein cœur de la ville de Cluj, majoritairement hongroise. Comme le notait l’historien Irina Livezeanu203, les villes de Transylvanie posaient le plus important et le plus urgent problème dans la question de l’intégration de cette région à la Roumanie. Dans un troisième temps, la création du musée est perçue comme un premier pas vers un processus de restitution d’un patrimoine considéré de manière exclusive comme propre et jusqu’alors volé. Comme je l’ai mentionné à une autre occasion, cette perception de l’autre en tant que « voleur » est un élément qui accompagne la construction de soi dans l’identité nationale roumaine. Le « Roumain » est l’autochtone, il est celui qui est resté sur cette terre depuis toujours, tandis que l’autre (en particulier le Hongrois) est un étranger, il vient d’ailleurs et, de plus, pour voler. Ces perceptions de soi et de l’autre sont des productions d’un contexte particulier roumain de construction d’un Etat-Nation et de revendications de la Transylvanie par les Hongrois.

Les financements insuffisants du musée mettent en danger l’existence de cette institution dès sa création, au secours de laquelle Vâlsan appelle à réagir. La fermeture du musée, souligne-t-il, « signifierait de laisser aux Hongrois et aux Saxons tous les emprunts ethniques qu’ils ont fait durant des siècles à notre peuple et dont ils sont fiers comme d’un bien national propre, qu’ils savent d’ailleurs bien garder dans leurs musées, dans leur pays ou même au milieu de notre pays »204. Dans cette quête de légitimité pour affirmer de manière exclusive des droits sur le territoire et dans un contexte où les thèses irrédentistes hongroises gagnent du terrain, la culture matérielle devient pour ces élites roumaines une preuve importante qui ne peut pas être partagée. Une autre dimension importante du musée est mise en valeur ici. Perdre cette institution supposerait selon G. Vâlsan « qu’au moment de la célébration des dix ans de la Grande Union, nous nous associerions avec tous nos ennemis qui nous contestent l’ancienneté et la valeur nationale (…) Des objets modestes, laids d’un point de vue artistique (…) peuvent être d’une ancienneté remarquable (…) et ils montrent notre ancienneté nationale, le lien intime avec cette terre et avec la civilisation préhistorique qui l’habite »205.Le musée se veut alors la preuve incontestable de la continuité du peuple roumain sur ce territoire.

Cet argument national évoqué souvent par les différents initiateurs du musée est instrumentalisé au maximum dans les diverses lettres envoyées par ceux-ci à Bucarest, afin de toucher la corde sensible des possibles financeurs (la Fondation Royale Prince Carol, le Ministère des Cultes et de la Culture Nationale).

Cette prétendue revanche identitaire présente dans le discours des premiers dirigeants du musée, est visible à travers un projet plus général de création d’un haut lieu de mémoire roumain. Les initiateurs du musée souhaitent lui trouver une place sur une colline de Cluj (Cetatuia Clujului) qui devrait être transformée en une sorte d’« Acropole de la ville » par la construction, en plus du musée, de la Cathédrale orthodoxe et d’une résidence princière.

Ce projet s’impose dans une atmosphère plus générale de « roumanisation » de la ville, comme nous pourrions la caractériser avec le regard d’aujourd’hui. La création de l’université « roumaine » fut dans ce contexte un premier élément de conquête symbolique de la ville par les Roumains. En novembre 1919, à sa création, l’université s’appelait de manière significative « Universitatea ‘Dacia Superioara’ » (l’Université ‘Dacie Supérieure’), faisant toujours référence aux ancêtres des Roumains et à un territoire habité par eux avant l’arrivée des tribus magyares en Transylvanie. La création de cette institution fut considérée à l’époque comme une des plus grandes réalisations de la Grande Roumanie. Nicolae Draganu, recteur et maire de la ville de Cluj durant l’entre-deux-guerres, soulignait que « l’université roumaine de Cluj devait devenir le vecteur principal d’une véritable ‘renaissance nationale’ et la ville qui l’abritait le plus important centre culturel roumain de Transylvanie »206.

Mis à part l’université, de nombreuses autres réalisations témoignaient d’une volonté d’affirmation de la « roumanité » à Cluj. Au sein de l’université furent créés plusieurs instituts et centres de recherches, entre autres l’Institut d’Histoire Nationale. En 1926 fut même constitué un Département d’Ethnologie et du Folklore dans le cadre de l’université, le premier de ce genre dans le pays. La langue roumaine, élément central d’identification nationale surtout dans ce contexte multiethnique de la ville, devait elle aussi s’affirmer et les entreprises en ce sens furent multiples. Tout d’abord, en 1919 fut créé à Cluj, à l’initiative de Sextil Puscariu présent également dans la commission de constitution du musée d’ethnographie, le Musée de la langue roumaine. Ce musée édita le Dictionnaire de la langue roumaine, l’Atlas linguistique roumain et publia une revue intitulée de manière suggestive « Dacoromania ». Les instituts et les centres de recherches nouvellement créés au sein de l’université étaient eux aussi une source importante de productions et de publications en langue roumaine. Un moment extrêmement important dans cette entreprise généralisée de valorisation de la langue roumaine fut la constitution en 1930 des Archives de folklore, pensées au départ comme un département du Musée de la langue roumaine, mais devenues ultérieurement une institution autonome. Ioan Muşlea, le premier directeur de cette institution, formula un principe qui guida la politique de l’Archive du folklore, repris en mai 2005 pour les soixante-quinze ans de la création de cette institution : « les frontières des zones de recherches n’étaient pas territoriales, mais elles étaient les frontières de la langue roumaine. »

Le musée d’ethnographie n’était alors qu’un élément d’un dispositif institutionnel complexe qui témoignait de cette emprise « roumaine » de la ville, de cette « installation du Cluj roumain dans le Koloszvár hongrois », selon les paroles d’un écrivain et journaliste207 de l’époque.

En 1928, afin de célébrer les dix ans de l’union de la Transylvanie à la Roumanie, un nouveau projet est lancé par Romulus Vuia. Voyageant beaucoup dans les pays scandinaves, il veut importer à Cluj le modèle du Skansen, le musée en plein air à la mode dans cette partie du nord de l’Europe. Les enjeux de ce nouveau « parc national » dépassaient évidemment le simple contexte (occidental) d’une ethnographie de sauvetage face à l’industrialisation des techniques et des modes de vie : « Ce parc, par son caractère spécifiquement roumain, donnera à la ville de Cluj une touche roumaine en opposant208 à la population étrangère de la ville, la vigueur et la beauté de notre population rurale. (…) En même temps, le Parc National sera toujours un fort instrument de propagande nationale »209. Si nous nous situions sur les positions d’une critique actuelle du nationalisme, autrement dit si nous le regardions avec les yeux de notre époque, nous pourrions critiquer cette façon de percevoir systématiquement la cohabitation pluriethnique dans les termes de l’opposition et non de la complémentarité et des interférences culturelles. Cependant, si les oppositions entre les deux communautés se manifestent plus fortement que leurs liens, cela s’explique en grande partie par la particularité du contexte historique, social et politique. S’affirmer face aux Hongrois était pour les Roumains une manière de légitimer leurs droits dans la ville, dans laquelle jusqu’alors ils n’avaient pas de place. Quant aux Hongrois, l’enfermement au sein de leur communauté peut-être considéré comme une réaction de défense face à un nouveau régime qui mettait en danger leur reconnaissance sociale et leur légitimité politique en Transylvanie.

Le terrain de l’ethnographie sera un terrain marqué par la recherche et la fabrication d’espaces culturels purs et originaires de la nation, malgré un terrain ethnographique par excellence riche en interférences culturelles. L’ethnographie avait ainsi la mission de trouver dans les productions ethnographiques ce qui était « propre » au paysan « roumain ». A l’époque, les ethnographes étaient à la recherche de l’origine de ces œuvres culturelles tout en essayant de séparer les « caractéristiques ethnographiques spécifiques » à chaque peuple. L’exemple célèbre reste la grande controverse ethnographique de la fin du XIXe siècle entre folkloristes roumains et hongrois autour du cas de la « Rose sauvage »210. Dans ce scandale, le folkloriste hongrois Krisa J. fut accusé par ses collègues roumains d’avoir plagié, en hongrois, les versions originales de quelques balades populaires roumaines. Ce cas ne fut que le début d’une période de manifestations de ce type de controverses dans laquelle chaque partie estime avoir le monopole sur l’origine d’un certain savoir-faire ou d’une certaine pratique culturelle. Cet exemple est devenu en même temps l’illustration d’un débat où le contenu ethnographique passe au second plan devant la dimension politique au cœur de la polémique.

En 1922, dans ce contexte socio-politique mouvementé de la ville, la Commission de la Fondation Royale « Prince Carol » décide la création d’un musée d’ethnographie, appelé « Muzeul etnografic al Ardealului » (le Musée d’Ethnographie d’Ardeal). A défaut d’un espace d’exposition et d’une réserve pour les objets, les collections de ce nouveau musée seront placées au siège d’un musée hongrois de l’époque, le Musée d’Arts et Métiers (située dans la rue Baritiu d’aujourd’hui).

L’exposition ne sera ouverte au public qu’en décembre 1928. Pendant toutes ces années, un travail de collecte d’objets est mené dans de nombreuses régions de la Transylvanie. En 1929 s’ouvre aussi la section en plein air du musée, le Parc National. Il sera situé près de la forêt Hoia, sur un ancien terrain appartenant à l’église romano-catholique acquis par l’Etat roumain suite à une réforme agraire. Cette réforme provoqua d’ailleurs de nombreux mécontentements du côté des Hongrois, les premiers défavorisés par celle-ci. Après la construction du nouveau parc, l’intitulé du musée sera le Musée d’Ethnographie et le Parc National.

L’institution sera subordonnée entre 1922 et 1928 à la Fondation Royale « Prince Carol ». Ensuite, comme cette fondation ne pouvait pas soutenir financièrement une telle entreprise, il sera placé pendant le reste de l’entre-deux-guerres sous la subordination du Ministère de la Culture et des Arts.

En 1933, le musée signe un contrat avec la mairie, par lequel il s’engage à céder le bâtiment de la rue Baritiu afin de recevoir un autre bâtiment et un terrain situés dans le Parc de la ville (le bâtiment du Chios). La nouvelle exposition permanente sera inaugurée en juin 1937, en présence du roi de la Roumanie, le prince Carol II.

Entre 1940 et 1945, le musée se réfugie à Sibiu, avec l’université. L’exposition n’a pu avoir lieu ici faute d’obtenir un espace adéquat.

En 1945, après le retour à Cluj, le Parc (resté sur place) est sérieusement abîmé. Le musée passe sous la tutelle de l’université, en lien avec le Département d’ethnographie et de folklore, et change de nom. Il s’appellera désormais Muzeul Etnografic al Transilvaniei (le Musée d’Ethnographie de Transylvanie).211

Les années 50 marquent l’avènement d’une nouvelle période communiste et d’une nouvelle idéologie : l’internationalisme socialiste placé sous le signe de l’amitié avec le Grand Frère de Moscou. Dans ces conditions, en 1951, le Département d’ethnographie et de folklore disparaît et le musée est transféré sous la tutelle de la Section Culturelle Régionale du Conseil Populaire de Cluj (département de culture de l’organe local du pouvoir). Avec ce transfert, un nouveau nom sera attribué au musée : Muzeul istorico-etnografic al regiunii Cluj (le Musée historico- ethnographique de la région de Cluj). A partir de 1953, le musée change à nouveau de nom et il sera appelé le Musée historico-ethnographique de Transylvanie. Je reviendrai plus tard sur la politique imposée au musée à cette époque, en lien aussi avec ces changements de nom.

L’intervention du facteur politique dans l’organisation thématique de l’exposition a attiré le mécontentement du personnel du musée qui a déposé une plainte au ministère. Comme résultat, le musée peut reprendre son nom de Musée d’Ethnographie de Transylvanie.

Les problèmes d’entretien de l’ancien espace dans le Parc de la ville imposaient un changement de location. En 1956, l’institution muséale obtiendra provisoirement quelques espaces dans le Palais Banffy et en 1957 il sera transféré dans le bâtiment dans lequel il se trouve encore de nos jours (la rue Memorandumului).

A partir de 1996, le musée passe sous la tutelle du Conseil Départemental (Consiliul Judetean), donc il n’est plus directement subordonné au Ministère de la Culture.

Mis à part les acquisitions d’objets qui ont débuté dès 1922, ce musée réunira des collections des anciens musées hongrois, collections récupérées durant l’entre-deux-guerres, et ensuite par les confiscations des années communistes.

La politique du musée respecte les principes d’une muséographie classique, ayant pour but la collecte d’objets du passé afin de les étudier, les conserver et les présenter aux publics. Nous ne rencontrons pas ici l’esprit de la « nouvelle »muséologie, illustrée par exemple en France par le principe des écomusées et par l’idée de participation de la population d’un territoire particulier à ces travaux de sauvegarde et de mise en valeur in situ. La réalisation du parc ethnographique, selon le modèle du Skansen, s’inscrit toutefois dans un objectif de collecte d’objets d’architecture rurale, afin qu’ils soient présentés au public. Dans les années 30, Romulus Vuia avait même envisagé la reconstitution, dans ce parc, d’une mesnie où les membres d’une même famille, habillés en costumes traditionnels devaient dorénavant vivre, afin de mettre en valeur et de présenter aux visiteurs leurs pratiques et savoir-faire. Cette idée a fonctionné durant deux décennies (1946-1966).

Cette histoire mouvementée du musée et ses changements de localisation reflètent les difficultés, d’abord physiques, rencontrées dans les années 20 pour instituer un musée « roumain » à Cluj. Nous pouvons remarquer que tous les bâtiments successifs du musée sont des anciennes propriétés de l’Etat hongrois ou des propriétés des associations ou des églises hongroises. Même dans le cas où ces propriétés appartenant auparavant à l’Etat hongrois ont été transférées dans le patrimoine de l’Etat roumain, la situation de certains bâtiments n’était pas encore très claire. Certains bâtiments abritaient parfois dans le même espace des structures hongroises plus anciennes, mécontentes de l’emprise de la ville par l’administration roumaine, et de nouvelles structures roumaines qui essayaient de s’affirmer. Cette cohabitation était marquée dans ces années-là par la compétition et souvent aussi par l’hostilité.

Notes
190.

Longuet I., « Le Musée du Paysan roumain. Présentation d’une culture ou proposition de société ? », in Terrain 21, 1993, p. 143 – 149.

191.

Mihailescu V., « Comment peut-on être paysan ? Identité et ethnologie en Roumanie », intervention au colloque Ethnologie de l’identité, Identité de l’ethnologie, Bucarest, 1991.

192.

Karnoouh C., L’invention du peuple. Chroniques de Roumanie, Arcantère, 1990, p. 149.

193.

Pour l’usage de l’idée d’autochtonie dans les différentes disciplines et plus largement dans la culture roumaine du début de XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres, voir Mihailescu V., Romanian Nation-Building. Prolegomena to a Critical Approach, Sofia Academic Nexus Project, 2003 ou « Omul locului. Ideologie autohtonista in cultura romana », in Groza O. (ed.), Teritorii (Scrieri, dez-scrieri), Bucuresti, Paideia, Colectia Spatii Imaginate, 2003.

194.

Mihailescu V., « Omul locului », p. 180.

195.

Le mot « mosie » est polysémique. Il apparaît ici dans le sens de « patrie » ou, mieux, de « terre héritée des ancêtres ». « Mosie » dérive du mot « mosi » qui signifie « ancêtres ».

196.

Valsan G., cité in Mihailescu V., op. cit., p. 180.

197.

Thiesse A. M., La création des identités nationales, Editions du Seuil, 1999, p. 159.

198.

Mauss M., Œuvres, Paris, Minuit, 1969, p. 601 cité in Thiesse A. M., op. cit., p. 159.

199.

Je reprends cette distinction telle qu’elle apparaît dans les objectifs de l’association, tout en étant consciente que le patrimoine « naturel » est aussi bien une production culturelle. Voir pour cela, Micourd A. (dir.), op. cit.

200.

Les données concernant la présentation du musée proviennent d’une publication de l’association. Je remercie Lukács József, président de cette association, pour m’avoir procurée certaines publications de cette époque, considérées selon lui comme des documents rares et patrimoniaux concernant les Magyars de Transylvanie. Je le remercie également pour les clarifications qu’il m’a apportées à ce sujet. Parmi ces publications, je mentionne : Erdély,Az Erdélyi Kárpát-Egyesület És Muzeumának Értesitője, Kiadja az Erdélyi Kárpát-Egyesület, Cluj-Kolozsvár, 1930, Julius-Október.

201.

Mitu S., Geneza identitatii ardelene la romanii ardeleni, Humanitas, 1997.

202.

Vuia R., cité en Tosa I. et Munteanu S., Le musée d’Ethnographie de Transylvanie. 1922-2002. Huit décennies d’activité au service de l’ethnographie roumaine, Cluj-Napoca, Editions Mediamira, 2002.

203.

Livezeanu I., op. cit., p. 157-224.

204.

Vâlsan G., cité in Salagean T., « George Vâlsan : Plaidoirie pour le Musée d’Ethnographie de Transylvanie (1929) », in Annuaire du Musée d’Ethnographie de Transylvanie, Editions Mediamira, 1999, p. 23-31.

205.

Ibid.

206.

Cluj-Napoca - Inima Transilvaniei, Editura Studia, Editat cu sprijinul Muncipalitatii Cluj-Napoca, 1997, p. 118.

207.

Buzea O., op. cit.

208.

Je souligne.

209.

Vuia R., cité in Tosa I., Munteanu S., op. cit., p. 85.

210.

Kürti L., op. cit., p. 208.

211.

Je n’ai pas réussi à obtenir des informations précises sur les raisons de ce changement d’appellation. Il est possible qu’il soit lié au retour de la Transylvanie du Nord à la Roumanie, après que ce territoire fût rattaché entre 1940 et 1945 à la Hongrie. Dans ce contexte, la « Transylvanie » (Transilvania) gagne davantage de signification qu’ « Ardealul », évoquant un retour de la « Transylvanie du nord » à la mère-patrie et ainsi une « Transylvanie » réunifiée.