Le paysan roumain et la mise en exposition « proportionnelle » de la diversité ethnique

Après les premières visites au Musée d’Ethnographie de la Transylvanie, une impression générale se dégage assez rapidement : au centre de la construction muséographique se trouve le paysan roumain transylvain, voire même, le paysan roumain tout court.

Une plaque commémorative, sur le mur du bâtiment à l’entrée du musée, et ensuite dans le musée, nous rappelle que nous sommes dans un haut lieu de mémoire roumain. La plaque retrace le moment du procès du Mémorandum de 1892213, sans rappeler l’importance de ce lieu pour la communauté hongroise. Si dans la mémoire roumaine, ce lieu est associé aux protestes des intellectuels roumains contre la politique du gouvernement magyar, pour les Hongrois le bâtiment évoque le siège de la Diète Transylvaine où fut signé le rattachement de la Transylvanie à la tutelle hongroise (1865).

Sur une autre plaque commémorative, qui se trouve à l’intérieur, sont inscrits les mots de l’un des Roumains participants au procès du Mémorandum : « L’existence d’un peuple ne se discute pas, elle s’affirme… ». Ces mots, restés célèbres, se retrouvent d’ailleurs sur le Monument du Mémorandum (Monumentul memorandistilor), bâti à l’époque du maire Funar dans le centre-ville, à côté de la Place de l’Union.

Après avoir été introduit par ces deux plaques commémoratives de l’histoire roumaine locale, nous comprenons assez vite que le territoire dont il est question dans le musée est le territoire élargi de la Transylvanie d’après 1918, comme si l’histoire qui avait précédé cette année n’existait pas et comme si le paysan de la Transylvanie était depuis toujours le paysan roumain.

Concernant cette construction muséographique, centrée sur le paysan roumain, je rappelle que dès la première moitié du XIXe siècle, dans cette partie de l’Europe Centrale et Orientale, l’ethnographie et le folklorisme se développent en lien étroit avec la construction d’une culture nationale sur laquelle devait reposer la constitution de la nation politique. Mais le rôle idéologique de ces disciplines est aussi à chercher plus tard, durant l’époque du communisme.

Dans ce contexte des années 20, au moment de la création du musée, Romulus Vuia - son initiateur et lui-même ethnographe - voyait cette discipline comme une science indépendante, ayant des droits égaux aux « trois autres sciences nationales : l’histoire, la géographie, et la langue et la littérature du peuple roumain ». Selon lui, l’ethnographie compléterait ces dernières avec « l’étude de l’être ethnique du peuple roumain »214. Ces convictions et le rôle de l’ethnographie dans la construction de la jeune nation roumaine apparaissent nettement dans les lettres envoyées à cette époque par Vuia à la Fondation Royale Prince Carol. Il écrivait : « Suite à des actions de collecte dans toute la Transylvanie, nous avons recueilli du matériel pour la publication des études suivantes : La maison du paysan roumain, Le costume populaire roumain, La poterie roumaine du Basin de Beius, L’art populaire roumain : des icônes en verre. Nous avons réuni également le matériel nécessaire pour écrire un livre : La vie et la civilisation du peuple roumain »215. Menées dans des villages particuliers et des régions différentes de la Transylvanie, ces monographies construisent un discours uniformisant sur le « paysan roumain », comme la majorité des monographies de cette époque.

Par conséquent, quand l’ethnographie appuyait le processus de construction de la nation, le musée exaltait le paysan roumain devenu emblème de la nation roumaine. Cet objectif transparaît dès le début de la politique d’exposition du musée de Cluj, mais il sera généralement présent au fil des années et jusqu’à nos jours. Dans un premier temps, je me propose de prêter attention à la structure de l’organisation de l’exposition, et à ses modifications dans le temps, car elle éclaire parfaitement la mise en exposition du paysan roumain dans ses nuances idéologiques différentes d’une époque à une autre faisant ainsi appel à des stratégies muséographiques variées.

L’exposition initiale était structurée selon les sections suivantes :

Si les acquisitions étaient faites en tenant compte de ces sections, l’exposition a cependant adopté une structure thématique. L’introduction du principe d’organisation thématique permettait de classifier le matériel ethnographique afin de mettre en évidence davantage son caractère culturel homogène et unitaire, en dépit de sa diversité régionale et ethnique. Cette stratégie de mise en avant d’une image unitaire du paysan roumain doit être analysée en lien avec le fait que la Transylvanie était un territoire jeune dans le cadre de la Roumanie, un territoire controversé entre deux Etats, et de plus, très hétérogène du point de vue ethnique.

Pour rester dans le cadre chronologique des changements au sein de l’organisation de l’exposition, il convient de noter qu’après la deuxième guerre, avec l’arrivé des thèses sur la « fraternité entre le peuple roumain et les minorités nationales », la nouvelle politique muséale s’oriente plus vers la recherche de dimensions communes entre les communautés. A cette époque, la représentation des différentes communautés de la région, et avant tout hongroise, est un souci principal dans le musée. Dans cet esprit, dans les années 50, une nouvelle organisation de l’exposition, par zones ou régions ethnographiques, sera mise en place. Ce nouveau principe de mise en exposition marque une légère ouverture vers la reconnaissance de l’importance ethnographique des autres communautés de la région, mais il est question avant tout des communautés hongroise, saxonne et souabe. Dans ces années, le musée fait des acquisitions en provenance de la Transylvanie du sud (reconnue pour la présence en nombre important des Saxons) et de la Région Autonome Hongroise (peuplée majoritairement par des Hongrois). Cependant, peu d’objets parlent des Ruthènes, des Slovaques, des Bulgares ou des Tsiganes.

Il convient aussi de noter qu’un autre changement majeur au niveau de l’organisation de l’exposition permanente s’opère dans le musée dans les années 50. Ces transformations sont en lien avec la nouvelle subordination du musée à la Section Culturelle Régionale du Conseil Populaire de Cluj (Sectia Culturala Regionala a Sfatului Popular Cluj). Ce changement s’exprime même dans un nouveau nom attribué au musée, celui de Musée historique-ethnographique de la région de Cluj et ensuite en 1953 en Musée historique-ethnographique de Transylvanie. Le passage à un profil local du musée avait provoqué le mécontentement de la direction du musée qui souhaitait un retour à un musée représentatif pour la Transylvanie. Il est intéressant de constater que cette tentative du pouvoir d’annuler le caractère régional du musée ne réussit pas à s’imposer.

Dans ce nouveau contexte des années 50, l’exposition devait suivre les principes du matérialisme historique, mettant en avant «  la vie des individus et l’évolution de la société à partir de la formation de l’homme et jusqu’à nos jours ». Les idées de Friedrich Engels (concernant le schéma évolutif des différents modes de production : primitif, antique, féodal, capitaliste et communiste) vont influencer fortement le discours politique des années 50 et touchera également les musées. Les indications données par le Comité des Asezaminte Culturale (Etablissements de culture) 216 de la République Populaire Roumaine, prévoyaient un plan d’exposition du musée d’ethnographie de Cluj sur plusieurs parties : « 1. la commune primitive (comuna primitiva) qui doit mettre en lumière : le travail en commun, la société sans classe, la propriété commune, les relations d’entraide pour vaincre les forces de la nature ; 2. le régime esclavagiste (oranduirea sclavagista) avec la division des classes entre les maîtres et les esclaves ; 3. le régime féodal avec la mise en avant de la division de la société entre les féodaux et les pauvres. Ces trois états constitueront une partie introductive afin de comprendre les principes qui sont à la base du type suivant de société : le régime des propriétaires terriens-bourgeois (oranduirea burghezo-moşiereasca) (…) Les objets du musée devraient éclairer la question de la structure des classes de cette société et de la lutte de classe. Dans ce but, la présentation de cette société commencera par la reconstitution de quelques intérieurs de maison : celle d’un propriétaire terrien (moşier), d’un paysan riche (chiabur 217 ), d’un paysan pauvre et d’un ouvrier. Toutes les minorités devront être représentées. (…) L’accent sera mis sur la vie du paysan pauvre et opprimé, à travers les siècles, en opposition à la vie du paysan cossu et du Boyer. L’exposition finira avec la présentation des perspectives de la société socialiste »218. Nous pouvons observer que si les ennemis du régime de cette époque étaient ces chiaburi et moşieri, ils pouvaient être aussi bien Hongrois que Roumains.

En décembre 1953, le personnel du musée a déposé une plainte contre l’action de « dégradation et désorganisation du musée par la Section Culturelle Régionale de Cluj »219 et ainsi contre l’implication du politique dans l’activité scientifique du musée. Suite à ce proteste, le musée revient à l’intitulé de Musée d’Ethnographie de Transylvanie et une nouvelle organisation thématique de l’exposition fut mise en place. Cependant, le principe d’exposition selon une logique de l’évolution du simple au complexe, « des temps les plus anciens jusqu’à nos jours » (din cele mai vechi timpuri pana in zilele noastre) fut gardé jusqu’à aujourd’hui. Ces aspects sont généralement présents dans les musées d’ethnographie et d’histoire de Roumanie. Par exemple, dans l’exposition permanente du musée d’histoire de Cluj, se trouvaient encore en 2002, quand je suis arrivée au musée, des restes de citations suggérant « le travail dur des paysans » et la domination des « chiaburi » et des « moşieri » hongrois. Ces interprétations sont des formes hybrides qui combinent des éléments idéologiques des années 50 et des années ultérieures du nationalisme communiste, associant l’image des moşieri (initialement neutre aux connotations ethniques) aux ennemis internes de la nation, les Hongrois et les Juifs. Aujourd’hui, même si ces citations ont disparu, ce type de discours persiste à certains endroits quant à la représentation de la vie des paysans. Dans le musée d’histoire également, une salle entière intitulée « l’Agriculture et l’exploitation féodale » fut remplacée seulement à trois ans après la chute du communisme, en 1992, par une salle de mobilier de l’aristocratie transylvaine, où sont exposés principalement des objets d’aristocrates hongrois. Les étiquettes ne spécifient néanmoins pas cet aspect.

Avec l’aménagement du musée, en 1959, dans le lieu où il se situe encore aujourd’hui, de nouveaux changements sont mis en place. Tout d’abord, les inscriptions bilingues roumano-hongroises (présentes entre 1953 et 1959) disparaissent220. La nouvelle organisation thématique de l’exposition est reprise dans les grandes lignes de celle de 1953, et elle maintenue jusqu’à aujourd’hui : « la chasse, la pêche, les activités pastorales, l’élevage des animaux, l’agriculture, la fabrication des textiles, de la poterie, l’extraction et le travail des métaux, les costumes populaires, les tapis et les coutumes traditionnels ».

Il est intéressant de constater que, par rapport au Musée d’Art Traditionnel de Bucarest qui, dans les années communistes, a été obligé de fusionner avec le Musée du Village, se transformant ultérieurement en Musée du parti communiste roumain, le Musée d’Ethnographie de Transylvanie reste en place et garde à travers toutes ces années son activité et, en partie, son nom. L’empreinte de la nouvelle idéologie du parti était très fortement ressentie surtout dans les expositions temporaires, avec la mise en avant de la dureté du travail des paysans, dans les années 50 et 60 et, plus tard, dans les années 80, avec l’organisation des expositions sur les « réalisations du judet de Cluj ».221 Malgré cela, un muséographe apprécie que la thématique de l’exposition permanente reste « ethnographique », comme aussi la thématique de la majorité des expositions temporaires.

Si, à Cluj, le musée d’ethnographie continue à fonctionner pendant les années communistes, il convient d’analyser ce fait en tenant aussi compte du contexte particulier, multiethnique et multiconfessionnel, de la région de Transylvanie et de la ville. Les musées sont ici, comme on l’a vu pour le musée d’histoire, des lieux qui instrumentalisent les minorités pour mieux asseoir le pouvoir politique. Comme observait un autre muséographe :

‘« Pendant le communisme il y avait même une obligation de représenter les minorités nationales. Ce n’est pas comme on le croit aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas représentées. Les minorités devaient être présentes même dans les commissions du parti qui visitaient notre musée et aux réunions du parti». (ancien directeur du musée) ’

Dans les années 70-80 du régime Ceausescu, quand le nationalisme roumain atteint des sommets, les deux chefs, hongrois et saxon, des deux départements du musée quittent leur poste. Les mesures excessives prises au niveau général du pays et qui touchent fortement les différentes communautés, doivent être cachées par une apparente « démocratisation » de la société roumaine. Dans les musées, ce phénomène se traduit par une recherche obsessionnelle de la représentation proportionnelle des populations. Désormais, le musée d’ethnographie devait exposer environ 93% d’objets « roumains » et 7% d’objets « hongrois », chiffres faisant référence, de manière approximative, au pourcentage de la population hongroise sur la population totale du pays222. Il est intéressant de constater que les Saxons, les Tsiganes, ou les autres nationalités ne sont pas concernés par ces pourcentages ou, du moins, par cette rhétorique des proportions, même si en réalité des objets représentatifs pour la communauté saxonne sont présents dans l’exposition du musée. Une explication peut être le fait que ces communautés étaient moins nombreuses et par conséquent elles ne constituaient pas une force importante qui pouvait mettre en danger l’autorité et l’idéologie du Parti. Dans un deuxième temps, il faut signaler que le régime a également mis en place des politiques différentes pour chaque communauté. Si les Tsiganes doivent subir une assimilation forcée, la communauté saxonne diminue fortement par une migration entretenue même par le pouvoir. Nous devons ajouter un autre élément ici : par la prise en compte des Hongrois dans cette pratique de représentation « proportionnelle », les musées vont tenter de répondre, en partie, aux accusations relatives au traitement des minorités nationales que la Hongrie adresse à la Roumanie dans les années 80, des reproches qui ont un très grand écho sur la scène publique internationale.

Il convient de remarquer que cette nouvelle directive du parti concernant la représentation proportionnelle dans les musées, fait partie d’un ensemble de stratégies similaires mises en place pendant ces années et qui étaient censées illustrer de façon « matérielle », donc indiscutable, la démocratie. C’est à cette époque qu’apparaissent toute sorte de congrès et de conseils : le « Congrès des paysans », le « Congrès de la culture », le « Conseil des ouvriers », le « Conseil des minorités », etc. L’obsession pour les pourcentages concerne toute la société : femmes, jeunes, paysans, intellectuels, minoritaires, citadins, villageois…tous devaient être représentés proportionnellement dans les organismes du parti et de l’Etat. La remise des prix du grand festival folklorique « Le Chant la Roumanie », qui devait lui aussi obéir à cette furie des pourcentages, est une illustration parfaite de ce phénomène.

En effet, cette représentation proportionnelle ne prend pas du tout en compte les spécificités internes de la Transylvanie, où même aujourd’hui encore certaines zones sont majoritairement hongroises. Ce type de représentation ne respecte pas non plus la dynamique des phénomènes démographiques dans le temps. C’est comme si partout en Transylvanie, et depuis toujours, les Roumains  représentaient 93% de la population et les Hongrois 7%. De fait, nous sommes dans la même construction territoriale de la Transylvanie présente au musée d’histoire : cette région est un territoire roumain qui admet l’autre uniquement comme « minoritaire » et uniquement dans sa dimension proportionnelle, et non pas comme une partie intégrante du tout.

Malgré le fait qu’en réalité cette mise en exposition « proportionnelle » peut être difficilement opérationnelle dans un musée, ce type de discours est encore actuel dans cette institution et il apparaît comme un des principes énoncés dès que la question des minorités nationales est évoquée. Dans les années du communisme déjà, le directeur du musée mettait en avant avec fierté, auprès des touristes étrangers, le fait que dans son institution le pourcentage de 7% d’objets « hongrois » était même dépassé, et donc que cette institution était un miroir « plus que fidèle » de la réalité de la Transylvanie.

Si cette rhétorique des pourcentages est omniprésente, dans la pratique, la situation apparaît autrement. Dans un premier temps, la représentation proportionnelle n’est pas du tout visible dans la structure du personnel du musée. En juillet 2003, l’institution comptait 56 employés et tous les muséographes étaient roumains. On m’a informé que deux employés (ouvriers) étaient hongrois. Cette structure du personnel me semble un indice très important pour l’orientation de la politique du musée. Dans un deuxième temps, la présence proportionnelle de la culture matérielle des autres communautés est finalement réduite à la mise en exposition d’un seul objet représentatif pour une ou plusieurs classes d’objet. Les exemples sont ici multiples. Le parc ethnographique (de Hoia) compte parmi toutes ses habitations une seule maison saxonne et une seule maison hongroise (sicule). Nous observons donc que la variété des habitations des populations hongroises et saxonnes de Transylvanie est réduite à un seul objet, comme si la culture hongroise ou saxonne étaient elles aussi des blocs compactes, homogènes.

Cette présence d’un objet unique pour représenter les autres communautés est visible également dans la présentation des objets domestiques, des outils de tissage, de chasse, etc. En tous cas, les guides-muséographes ne semblent pas avoir l’habitude de donner des informations concernant la culture matérielle des autres communautés. A mes questions, adressées pendant une visite guidée, un muséographe nouvellement embauché répond :

‘« Ici ce sont les fourches à filer. Parmi elles, il y en a une de spécificité magyare. Il devrait y avoir également une autre saxonne, mais je ne sais pas bien laquelle… ». (K. M., 29 ans)’

A mes questions concernant les objets exposés et les savoir-faire des autres communautés de Transylvanie (les Roumains mis à part), le muséographe semble sur un terrain incertain et il m’avoue que pour répondre à mes questions il faudrait qu’il consulte ses documents. Ayant eu ultérieurement accès au cahier de cette personne contenant le descriptif de l’exposition223, j’ai pu constater qu’il présentait de manière comparative, là où c’était le cas, les différences entre les objets spécifiques aux savoir-faire roumains et aux autres communautés. J’ai pu observer que cette présentation prenait toujours comme point de référence l’objet « roumain ». Les comparaisons servaient à trouver ce qui était spécifiquement « roumain » dans tous ces objets et pratiques. Le même principe est visible aussi dans la mise en exposition des broderies paysannes, réparties dans deux vitrines séparées : une première vitrine présentant le style de broderie roumain et une deuxième avec des broderies saxonnes et hongroises. Nous pouvons remarquer qu’à part les Roumains, les Magyars et les Saxons, les autres communautés sont complètement absentes de l’exposition. C’est le cas des Tsiganes, des Juifs, des Arméniens…La justification de cette absence est de manière systématique la suivante : « Ces objets se trouvent dans les réserves du musée ! ». Une muséographe m’informe :

‘« Nous avons de très jolis poteaux funéraires…Ils viennent d’Alba et de Sebes…Les poteaux hongrois ne sont pas exposés ici, mais nous en avons dans les réserves. Nous avons également des poteaux juifs, dans les réserves aussi. » (D. S., 39 ans)’

Alba et Sebes sont des judete transylvains très homogènes du point de vue ethnique (majoritairement roumains). Une remarque dans la même direction peut être faite par rapport aux objets de la section en plein air du musée. Ainsi, les régions pour lesquelles le matériel ethnographique du parc du musée est absent ou faiblement représenté sont en principe les anciennes régions saxonnes, les zones qui comptent d’importantes communautés hongroises ou saxonnes : la Transylvanie du Sud, de l’Est, la région de Bihor. Le Banat, région pluriethnique est elle aussi faiblement présente. Concernant ce parc ethnographique, un autre muséographe remarque :

‘« Ce problème de représentation de toutes les zones de Transylvanie n’a pas été résolu. Il faudrait compléter les collections. On a des objets qui viennent de Bistriţa, d’Alba... Il y en a assez de ça. Mais par exemple, on n’a rien de Sibiu et c’est une zone très importante pour la Transylvanie. On n’a rien de Făgăras, de Tara Bârsei ... C’est pareil pour la région des Târnave. On n’a pas non plus des maisons pour Călata. Tout cela devrait y être. » (C. M., 35 ans).’

Nous reconnaissons ici une pratique rencontrée lors de l’analyse du musée d’histoire : par des procédés de sélection (ou d’oubli) des objets muséaux, on construit un type particulier de territoire. En effet, depuis des dizaines d’années, le musée et surtout le parc ethnographique n’ont pas fait d’acquisitions. La raison invoquée repose chaque fois sur les difficultés financières. En réalité, nous pouvons remarquer que le problème ne se situe pas forcément à ce niveau. Ce propos peut être illustré par le fait que la richesse des réserves du musée n’est mise en valeur ni dans les réorganisations de l’exposition permanente, ni dans la présentation d’un message différent. Dans un autre temps, il faut introduire un autre aspect quand nous interprétons cette absence des objets représentatifs de certaines régions. Comme le déclare un ancien muséographe de cette institution, « contrairement aux Hongrois, aucun n’a eu quoi que ce soit contre les Saxons » (T. S. 36 ans). Si les régions qui regroupent une nombreuse communauté saxonne sont moins représentées dans le musée, cela s’explique aussi par le fait que le musée d’ethnographie de Sibiu (situé précisément dans une région qui a connu et connaît encore une population saxonne importante), était un réel concurrent du musée de Cluj. Ce dernier s’est alors davantage axé sur une politique d’acquisition d’objets entreprise dans des régions environnantes.

Au niveau du discours, les muséographes évoquent les influences réciproques des populations cohabitant en Transylvanie, en même temps qu’ils soulignent la présence des spécificités ethniques surtout dans les pratiques de tissage, dans les habits et surtout dans les pratiques religieuses. Cependant, rien de tout cela ne transparaît dans la mise en exposition, surtout pour un public non-averti. La présentation des coutumes laïques ou religieuses ne nous informent guère sur la diversité confessionnelle ou ethnique de la Transylvanie. Nous n’avons pas non plus d’informations sur les usagers des objets (à part leur classe d’âge que nous pouvons déduire). Seule une personne avisée peut se rendre compte que les objets et les rituels présentés tiennent en grande majorité à la pratique orthodoxe, gréco-catholique ou catholique.

A travers des expositions temporaires224 et à travers le discours introductif de présentation de la revue du musée par son ancien directeur225, nous pouvons saisir une religiosité fortement affirmée dans le discours muséal. La mise à distance du discours religieux n’est pas visible facilement et on confond parfois le croyant avec le muséographe. Une présence dans certaines expositions des citations de la Bible laisse entrevoir une ambigüité entre la mise en scène de l’univers religieux du paysan et une construction muséographique qui diffuse par elle-même un discours religieux. Cette équivalence entre les termes « monde paysan », « orthodoxie » et « roumanisme », était déjà une idée récurrente dans des courants philosophiques roumains qui ont influencé depuis l’entre-deux-guerres et à une vaste échelle la culture roumaine. Le retour en force de la dimension religieuse dans l’espace public d’après 1989, se manifeste également dans les expositions des musées ethnographiques.

La présentation des objets par le moyen des étiquettes et par les panneaux explicatifs mérite une attention particulière. Nous pouvons observer que, comme dans le musée d’histoire, ces étiquettes ne mettent en évidence ni la diversité culturelle de la région, ni les influences que se transmettent ces populations à travers leurs pratiques et leurs productions culturelles. Dans les visites guidées, les références aux différentes communautés de la région sont absentes, en faveur d’un ton neutre évoquant le « paysan » et sous-entendant le « paysan roumain » ou éventuellement « les Roumains de Transylvanie ». Favoriser cette connaissance interculturelle est loin d’être un objectif du musée.

L’absence de la période d’utilisation de l’objet ou de l’époque de son acquisition est un autre aspect constant dans le musée. Cette atemporalité des objets est accompagnée par une décontextualisation spatiale de ceux-ci. Concernant ces deux phénomènes, nous pouvons remarquer qu’une première décontextualisation spatiale et temporelle des objets a commencé au XIXe siècle par une muséification et une théâtralisation de la culture populaire opérées par le mouvement folkloriste, afin de célébrer le culte laïque de l’Etat-Nation fondé sur une communauté de culture. Loin de marquer une continuité avec un univers villageois et avec la « tradition », la mise en exposition du monde paysan dans les musées et sur les scènes de la ville à partir du XIXe siècle, n’a fait qu’« inaugurer un procès, à la fois culturel et politique (bien avant d’être économique), de rupture définitive d’avec cette même tradition en enseignant l’unification des signes-référents de la culture nationale de masse »226.

Cette atemporalité des objets peut renvoyer également à l’image d’un espace rural idéalisé, illo tempore, tel que le folklore roumain le conçoit à partir des théories beaucoup plus complexes des importants philosophes roumains. Le poète-philosophe transylvain Lucian Blaga développait une vision cosmocentrique et atemporelle du village, en écrivait que : « Sous la couverture perméable de notre culture folklorique, qui a permis au cours du temps d’indéniables processus d’osmose, on trouve un noyau irradiant et consistant. C’est la ‘’matrice stylistique’’, inaliénable, de notre esprit ethnique. (…) Cette matrice représente l’identité en soi du « roumanisme » au cours des siècles ».227 Cette matrice stylistique perdure « malgré toutes les inductions spirituelles d’ailleurs ».

L’idée de perpétuité d’un noyau constant de la culture populaire sur lequel se fonderait le « roumanisme » sera utilisée dans des nouvelles interprétations dogmatiques du folklore roumain, y compris en lien avec l’idée de continuité. Le musée de Cluj est lui aussi une illustration du fait que l’ethnographie devient un support idéologique pour cette idée.

Lors de la visite de l’exposition par un groupe d’élèves, le muséographe met en évidence les « preuves » de la continuité en montrant et en insistant sur le « costume ancien des Daces, nos ancêtres, avec la chemise longue, les itari 228 et la touloupe »229. Le muséographe s’attache ensuite aux éléments de poterie qui mettraient eux aussi en lumière la présence continue des Roumains dans cet espace.

L’organisation selon un principe chronologique des expositions temporaires s’inscrit dans la même direction. L’exposition « Du grain de blé au pain » réalisée en collaboration avec le musée d’histoire, retrace les étapes de la fabrication du pain en partant de la préhistoire jusqu’à nos jours. Nous sommes informés par un panneau que « Les étapes de fabrication du pain, en commençant par les travaux agricoles et en finissant par la cuisson du pain, sont chargés de nombreuses significations dans le milieu rural traditionnel roumain et ils trouvent leur origine dans l’antiquité, laquelle nous a légué un riche héritage d’artefacts ».

Ce monde paysan immobilisé et anhistorique, évoqué aussi bien par les étiquettes et les panneaux explicatifs des objets que dans les entretiens avec les muséographes, fut également un élément central de la muséographie des différentes époques du régime Ceausescu. Si les idéologues du XIXe siècle et les élites roumaines de l’entre-deux-guerres se sont servies de l’idée de l’authenticité du paysan et du monde villageois pour appuyer et légitimer la construction d’un Etat-Nation, durant les années communistes (et surtout des années 70-80), le paysan roumain est de nouveau une figure centrale dans une idéologie qui servait tout premièrement à légitimer et réaffirmer une autorité de l’Etat. Des systèmes de références simples et efficaces étaient mis en place à travers cette théâtralisation du folklore à laquelle tous (ouvriers, étudiants, intellectuels…) devaient participer. La décontextualisation des objets muséaux doit être vue, comme l’observait K. Verdery230, en lien étroit avec cette construction et imposition d’un nouveau système de références - de l’Homme Nouveau, de l’ère nouvelle. Ainsi, les objets de musées étaient censés représenter non pas des paysans d’une région ou d’une autre, des paysans de maintenant ou d’autrefois, mais le paysan roumain tout court.

Rajoutons à ceci que l’exposition permanente du musée (et de la section en plein air) n’a pas changé depuis le début des années 70 et conserve le même principe d’organisation. Ce discours générique sur le paysan roumain est encore très présent dans le discours des muséographes. A l’occasion d’une exposition temporaire du musée intitulait « Les Saintes Pâques dans le milieu villageois du XIXe siècle », le principal muséographe chargé de cette exposition l’a présenté systématiquement dans les termes « Les Pâques chez les Roumains ». Si l’intitulé des expositions et parfois des monographies a connu quelques changements, leurs principes d’organisation suivent la même logique.

Malgré ce discours unitaire du paysan roumain, des objets provenant des autres régions de la Roumanie (Gorj, Muscel, Dobrogea…) sont présents dans le musée. Cependant, ceux-ci ne servent qu’à une mise en comparaison des spécificités des différentes zones ethnographiques afin de souligner ce qui est finalement commun au paysan roumain de tous les coins du pays. Comparé au paysan d’autres régions de la Roumanie, le paysan de Transylvanie n’est qu’un type particulier de paysan roumain. Nous rencontrons ici la même idée observée au musée d’histoire de Cluj, lequel présentait la Transylvanie comme une province depuis toujours roumaine. La spécificité de cette région se fond finalement dans un tout homogène. Par ailleurs, nous pouvons remarquer que le musée ne revendique pas un discours qui s’adresse d’abord à une collectivité locale, et cela malgré son nom. Selon un muséographe, « la collectivité qui peut se reconnaître dans notre musée est la population de la Roumanie » (T. I., 58 ans).

Notes
213.

Dans le projet actuel de restauration est aussi comprise l’idée de refaire la salle dans laquelle a eu lieu ce procès telle qu’elle était au moment de son déroulement. La restauration comporte donc un projet de valorisation de ce lieu de mémoire roumain.

214.

Vuia R., cité in Tosa I., Munteanu S., op. cit., p. 65

215.

Op. cit., p. 38.

216.

« Asezamintele culturale » (les Etablissements de culture) étaient les nouvelles institutions culturelles introduites par le régime, ayant un lien direct avec les activités et l’idéologie du parti communiste. Ces institutions étaient destinées à diffuser un message culturel de masse, message contrôlé par le parti. Parmi ce type d’institution on comptait : les Foyers culturels des villages, les Maisons de Culture pour les Etudiants, différents clubs pour les ouvriers. De ces « asezaminte culturale » faisaient partie aussi les institutions plus anciennes comme les musées, les théâtres, etc.

217.

Par rapport aux paysans « pauvres », les chiaburi, paysans cossus, était considérés par le régime communiste comme faisant partie de la « classe exploitante » avec les moşieri (propriétaires de terres).

218.

Tosa I., Munteanu S., op. cit., p. 186-188.

219.

Adresa nr. 373, 17décembre 1953, Les Archives du MET, cité dans un document interne du musée L’exposition permanente du Musée d’Ethnographie de Transylvanie, p. 5.

220.

Avant la fermeture pour la restauration, les inscriptions étaient en langue roumaine et anglaise (et parfois française)

221.

Ce syntagme concernant les « réalisations » de chaque ville était récurrent dans le discours du parti communiste de l’époque, suggérant la participation de tout le monde à la « construction du socialisme ».

222.

En 1977, les Magyars de Roumanie représenteraient 7,9% de la population du pays (cf. aux recensements de ces années).

223.

Ce cahier, ou plutôt les informations contenues ici, font l’objet d’une transmission d’une génération à l’autre au sein du musée. Ce cahier est un document de travail des muséographes et il n’est pas publié.

224.

Les expositions dont il est question ici sont : « Du grain de blé au pain » et « Les saintes Pâques dans le milieu villageois du XIXe siècle ».

225.

Voir ce discours dans l’Annuaire du Musée d’Ethnographie de Transylvanie, Ed. Mediamira, Cluj-Napoca, 1997.

226.

Karnoouh C., op. cit., p. 154.

227.

Blaga L., « L’espace mioritique », in Rusu V. (sous la dir. de), Eloge du village roumain, Aix-en-Provence, Ed. de l’Aube, 1990.

228.

Itarii sont un type particulier de pantalons portés encore aujourd’hui dans certaines zones du pays, par les paysans.

229.

Ces preuves de la continuité par la recherche des ressemblances entre les costumes des Daces ancêtres et les habits du « paysan roumain » sont souvent présentes même dans le discours des intellectuels roumains célèbres de l’entre-deux-guerres. Un peu plus tard, en 1943, Mircea Eliade fait un lien entre les habits des Daces et des paysans roumains de certaines régions de Transylvanie. Après avoir décrit le port des Daces, l’auteur conclut : « Ces mêmes caractéristiques peuvent être remarquées chez les paysans roumains d’aujourd’hui, particulièrement chez les habitants des régions carpatiques de Transylvanie. Pendant près de deux mille ans, les Daces ont eu des profondes racines dans le sol de la patrie sans jamais émigrer : on pourrait dire qu’ils sont le fruit de ce sol qui les nourrissait et que, pour sa défense, ils étaient tous prêts à sacrifier leur vie » in Eliade M., Les Roumains : précis historique, Editions Roza Vanturilor, 1992 (première édition Madrid Ed. Stylos, 1943), p. 6-7.

230.

Verdery K., op. cit., p. 241.