Aspects d’une géographie sociale de la fête

Il faut revenir sur le choix du lieu de cette manifestation, à savoir la Place Avram Iancu. Les paroles d’un des organisateurs (membre dans le Conseil Local) nous rappellent que le passé est de là encore un élément central. Il est une question encore sensible qui guide des actions dans le présent :

‘« Il y a évidemment une signification dans ce choix de la place. Si vous connaissez l’histoire de la ville, vous savez qu’après le départ des Romains de Dacie 235 [in 247 ap. J.C.] toute l’évolution et tout le développement de la ville sont marqués par la présence des Hongrois sur ce territoire. La partie centrale de la ville avec la Place Centrale, où se situe la Cathédrale catholique St. Michel, sont imprégnées par leur culture. Plus tard, surtout après 1918, on a donné une impulsion roumaine au développement de la ville. Cette place, la Place Avram Iancu, est créée à cette époque. Sur cette place, il y avait auparavant la foire à bestiaux et c’était un endroit boueux… ». ’

Les références à cette foire renvoient aux paysans roumains, qui vivaient en dehors de la ville fortifiée où habitaient principalement Hongrois et Saxons. Même si les paysans roumains ne sont pas les seuls à habiter en dehors de la ville (des paysans hongrois, saxons, etc. vivaient aussi dans les campagnes), la réalité est construite dans les termes de la polarité roumano-hongroise, ville-village. Nous comprenons que la Place Avram Iancu, située elle aussi dans le passé au-delà des murs de la ville, apparaît aujourd’hui comme un lieu de mémoire qui célèbre dans un espace investi de centralité le paysan roumain, autrefois vivant à la périphérie de la ville.

Cette place est d’ailleurs saturée des symboles de la roumanité : la cathédrale orthodoxe, la statue du héros national Avram Iancu et les drapeaux et les bancs peints aux couleurs nationales. La cathédrale est l’élément le plus important dans cette série et s’avère une des raisons principales du choix de ce lieu pour le festival :

‘« Depuis le début j’ai pensé que le festival devait avoir lieu ici. C’est un espace culturel par la présence du théâtre et un espace religieux par la cathédrale orthodoxe. La culture populaire repose sur le religieux et nous nous définissons comme peuple par cette culture populaire et par la croyance religieuse. Avec cela nous avons survécu et nous nous sommes différenciés ici dans le Bassin Carpatique. » ’

Le consensus est total, de la part des organisateurs et des artisans236, quant à l’importance de la cathédrale au cœur même de la fête. D’ailleurs, la messe de dimanche est un événement important non seulement parce qu’elle apporte un public très nombreux au festival, mais aussi à cause du message adressé à cette manifestation par la figure la plus importante de l’église orthodoxe en Transylvanie, l’archevêque de Cluj, de Vad et de Feleac.

Si la cathédrale fait l’unanimité générale quant à son importance sur le lieu de la fête, les avis sont partagés pour la statue Avram Iancu. Une artisanne du bois affirme :

‘« Nous sommes mieux ici que sur l’autre place [Unirii], il y a plus d’espace et puis la statue est importante. Sur le costume d’Avram Iancu on peut voir le ruban tricolore de la tradition. Donc l’histoire nous offre la tradition que nous nous devons de garder. » ’

Pourtant, la plupart des organisateurs et d’autres artisans contestent la qualité artistique de la statue et le fait qu’elle a été trop politisée.

En dépit de ce désaccord, une idée fait consensus :

« Ici, nous sommes dans l’âme des Roumains », déclare une paysanne de Cojocna (Cluj) qui vend des costumes populaires. Dans l’entretien que j’ai mené avec cette personne, elle évoque la souffrance des Roumains pendant une certaine époque de l’Empire austro-hongrois. Mais ses paroles n'excluent pas une atmosphère pacifique et de partage dans la cohabitation au sein du village, qu’elle laisse entendre :

‘« Je parle le hongrois, comme d’autres roumains de mon village. Mais les  tsiganes sont encore meilleurs que nous car ils savent parler le tsigane, le roumain et le hongrois ». ’

Sans mettre en cause leurs relations généralement bonnes avec les autres communautés de leur village, les artisans comprennent avant tout ce festival comme une fête des Roumains. D’ailleurs, ils ne font qu'adhérer aux explications fournies par l’initiateur de cette manifestation, représentant de la Fondation Culturelle EtnoStar :

‘« La Place Unirii est elle aussi une place publique, avec une cathédrale, mais cette cathédrale n’est pas spécifique aux Roumains mais aux Hongrois. Elle est catholique. Et les Hongrois ne sont pas une partie prépondérante dans ce festival, ils représentent une partie, mais pas la partie principale. »’

Les paroles de cette personne nous laissent entendre qu’il y a tout premièrement des composantes « principales » du territoire de la Transylvanie, célébrées à travers cette fête, et ensuite des composantes « secondaires », qui seraient donc moins importantes. Nous revenons ici à une conception des communautés non-roumaines de la Transylvanie déjà rencontrée dans les musées. Même si des groupes folkloriques hongrois, arméniens, allemands, tsiganes237 et des artisans hongrois et tsiganes sont invités au festival, ils sont plutôt une partie du décor transylvain et non pas un élément principal, parmi d’autres, de la scène. Cette conception des minorités nationales comme une dimension à part, et non comme une partie intégrante de la Transylvanie, est visible dès le début du festival mais aussi dans son évolution :

‘« A la première édition étaient présents les groupes folkloriques de notre judet et principalement de la ville de Cluj. A la deuxième édition nous avons invité les groupes de Cluj et des groupes villageois. Ensuite, la troisième édition a accueilli ces deux derniers et, en plus, des ensembles des minorités. Cette année ça a été pareil. »’

La foire des créateurs populaires organisée par le musée d’ethnographie accorde elle aussi une place assez restreinte aux autres communautés non-roumaines de la Transylvanie. Nous pouvons observer dans le recrutement des créateurs populaires un phénomène similaire au recrutement du personnel, rencontré dans le musée d’histoire. Dans ce dernier, les Roumains devenaient plus nombreux à chaque recrutement par rapport aux Hongrois. De la même manière, le musée d’ethnographie augmente le nombre des invités d’une année sur l’autre, mais nous pouvons observer que les invitations en direction des paysans hongrois sont moins nombreuses. Un artisan hongrois qui fabrique la poterie à Corund, me déclare :

‘« L’année passé nous étions sept ou huit artisans invités. Cette année ils ont envoyé des invitations uniquement à quatre familles. Nous sommes trois cents ou quatre cents familles qui faisons de la poterie dans notre village ».’

Mais ce phénomène n’est pas isolé. Nous pouvons observer que la région Calata /Kalotaszeg (située dans les environs de Cluj), considérée comme une des sources principales de la création populaire hongroise, notamment pour ces broderies et ses sculptures en bois, est très faiblement représentée (uniquement un seul artisan). Les organisateurs238 argumentent que les artisans des régions de Calata/Kalotaszeg et de Corund/Korond subissent un phénomène de modernisation, dans le sens où les raisons commerciales l’emportent sur leur savoir-faire au point de les altérer. Il peut sembler étonnant que seules ces deux régions (majoritairement magyarophones) soient montrées du doigt quand, en réalité, la majorité des régions du pays, surtout très touristiques, connaissent le même phénomène.

Les responsables de cette foire ajoutent à cela une autre raison : ils déclarent ne pas connaître d’adresses d’artisans de la zone de Calata (Kalotaszeg). Comme les mêmes adresses sont utilisées chaque année pour l’organisation de cet événement, il serait possible en effet que cette région n’ait jamais été vraiment présente parmi les stands de la foire, c’est-à-dire depuis les années 1980. J’ai également remarqué que lorsque de nouveaux artisans hongrois apparaissent à la foire, ce n’est pas parce qu’ils ont été invités par le musée, mais parce qu’ils sont venus par eux-mêmes proposer leurs objets. Cette ignorance du musée par rapport à certaines zones ethnographiques peut aussi être mis en lien avec le manque de personnel hongrois dans cette institution. Quand ce dernier est présent, il se préoccupe alors de régions habituellement ignorées par les muséographes roumains. Nous l’avons vu avec l’exemple du musée d’histoire.

Si certaines régions transylvaines sont ignorées, cela vient en contradiction avec un autre but déclaré des organisateurs. Selon les paroles d’un représentant du musée, les invités de la foire proviennent à 40 % de Transylvanie et à 60% du reste du pays. L’argument évoqué est qu’en Transylvanie les traditions se perdent avec plus de rapidité que dans d’autres régions, car cette région s’est urbanisée plus vite. Dans ces conditions, inviter des artisans extérieurs à la Transylvanie serait, selon les responsables de la foire, une stratégie pour stimuler et relancer la création populaire dans cette région. Cependant, cet argument de l’urbanisation et de la modernité de la Transylvanie doit être relativisé en fonction de la période en question et des sous-régions de la Transylvanie (par exemple, justement le Pays Sicule, d’où proviennent les artisans magyars de la foire, est considéré une région encore très rurale).

Pour revenir au lieu de la fête, il est important de souligner que la Place Avram Iancu est un lieu généralement rejeté par la communauté hongroise de la ville de Cluj, principalement à cause de la statue Avram Iancu. Cette dernière est associée à la politique nationaliste du maire Funar. Les artisans hongrois sont d’ailleurs les seuls à avoir mentionné que la Place Unirii était un lieu plus adéquat pour la foire. Cette idée est aussi sujet de controverse au sein même des artisans, car certains reconnaissent avoir vendu mieux sur la Place Avram Iancu. La dimension commerciale prend souvent le pas sur la dimension ethnique du lieu.

Notes
235.

La Dacie est l’ancien territoire de la Roumanie actuelle, avant l’arrivée des tribus hongroises. Elle est considérée comme le territoire des ancêtres roumains.

236.

Sauf les artisans hongrois qui ne se prononcent pas sur ce sujet. Je reviendrai plus loin sur leur position.

237.

En 2002, neuf groupes sur vingt-sept appartenaient aux communautés non-roumaines (trois groupes hongrois, un groupe sicule, deux roms, un arménien, un juif et un groupe allemand). En 2003, les groupes arménien et allemand ne sont plus présents. Quant aux artisans hongrois invités, ils étaient, comme nous le verrons, moins nombreux en 2002 par rapport aux années antérieures.

238.

Si la section de danses et chants folkloriques du festival est gérée surtout par la Fondation EthnoStar, c’est le musée d’ethnographie qui est responsable de l’organisation de la foire d’artisans.