Régional et/ou National ?

Un élément constant que j’ai saisi pendant toute la durée du festival est un glissement d’un discours portant sur région de la Transylvanie vers un discours national.

Si le nom et le but déclaré du festival s’inscrivent dans un contexte local ou régional, en réalité, le discours et la pratique de la fête sont imprégnés par une forte dimension nationale. En se référant aux deux autres institutions organisatrices, un représentant du musée m’explique :

‘« Notre institution est préoccupée par la valorisation et la sauvegarde des traditions culturelles et populaires de la Roumanie. La Fondation [EtnoStar] et le Centre [de Création et de Valorisation…] font la même chose. Alors, nous avons dit que toutes ces choses vont ensemble ». ’

Si le nom et le but déclaré du musée le rapprochent d’un musée régional, en réalité, comme nous l’avons vu aussi dans le chapitre antérieur, le musée dépasse ses objectifs en se chargeant d’un discours national.

Une autre illustration du passage d’un discours régional à un discours national se retrouve dans les paroles de l’initiateur du festival :

‘« Qu’est-ce qui nous lie à la Transylvanie239 ??? Le fait que nous sommes d’ici. Nous devons connaître son passé, son histoire et les mettre en valeur avec fierté, même à l’étranger. Il faut savoir parler de Michel le Brave, d’Etienne le Grand (…) Si ce festival existe cela veut dire que nous n’avons pas perdu les choses essentielles qui nous caractérisent en tant que peuple roumain »’

Nous pouvons remarquer que cet attachement à la Transylvanie est associé à des personnages qui n’ont rien ou qui ont moins à voir avec l’histoire de cette région (mais plutôt avec les provinces historique de la Moldavie et de la Valachie). Ces figures historiques sont toutefois les figures centrales de l’imaginaire national roumain. Des objectifs initiaux du festival, censés s’adresser aux Transylvains et valoriser la Transylvanie, le discours glisse vers le « peuple roumain ».

Si les organisateurs tiennent ce discours, les artisans invités à la foire parlent eux-mêmes dans les mêmes termes du « peuple roumain » et du « neam 240 roumain ». Un seul invité, qui d’ailleurs ne se déclare pas « créateur populaire » mais simplement « artiste » car sa poterie « sort du cadre de la poterie populaire », comme il l’affirme lui même, est dans une certaine mesure en désaccord avec les autres :

‘« La Transylvanie n’est que le fruit d’un mélange de plusieurs nations [ethnoculturelles]. Si vous êtes d’ici vous ne pouvez jamais jurer que vous êtes purement roumaine, car vous êtes forcément touchée par ce creuset des mélanges. Moi, je m’appelle Leş, je suis polonais par le nom. Mais je suis né ici. Et dans ma famille il y a des Hongrois, des Slovaques et d’autres… ».’

Ces paroles sont finalement assez marginales dans le décor national de la fête. J’aperçois un peu partout dans le festival les couleurs du drapeau national. Une grande partie des artisans sont habillés en costumes populaires et ont des rubans tricolores autour de la taille ; de même pour les danseurs pendant le spectacle de danse, mis à part les groupes hongrois, allemands ou des autres communautés ethniques. Les couleurs nationales sont vendues symboliquement aux stands des artisans car souvent les costumes qui y sont exposés ont des rubans autour de la taille ou dans le tissu.

En dépit des influences diverses entre les populations, suggérées par les paroles évoquées plus haut, le directeur du Centre de Création et de la Valorisation de la Tradition Populaire affirme avec fermeté que si des influences ont existé, ce sont avant tout les Hongrois qui ont emprunté des éléments chez les autres, premièrement chez les Roumains, mais aussi chez les Saxons.

« Tout ce qui est roumain est beau » rajoute aussi un éducateur spécialisé qui est présent avec un stand d’icônes, réalisées par ses élèves. Cette personne m’explique que, même si ses élèves ont eu la curiosité de peindre des icônes sur verre dans le style catholique, « ils se sont eux-mêmes rendus compte qu’il fallait travailler autrement, qu’il fallait garder la tradition de l’icône roumaine [orthodoxe] sur verre ». Cette ouverture vers l’autre, cette curiosité des enfants ne sont pas saisies pour être valorisées, mais toute de suite réorientées vers le canon bien connu. Comme si les savoir-faire rattachés à ces deux traditions, orthodoxe et catholique (des savoir-faire qui ont d’ailleurs subis eux-mêmes des influences réciproques), ne pouvaient pas inspirer tous les deux les dessins des enfants.

Les propos de ces deux personnes (un membre de l’organisation du festival et l’éducateur tenant un stand à la foire), rendent compte de l’actualité d’une conception ancienne relative à la pureté originaire des objets ethnographiques, conception introduite avec le processus de construction nationale. La création populaire des autres est pensée soit comme irrémédiablement différente de la nôtre, soit, dans le cas où elle lui rassemble, comme volée à « notre » héritage culturel.

Cette fête « régionale » mise en scène dans un décor national roumain, suggère finalement l’idée que les éléments régionaux ne sont qu’une expression particulière ou une déclinaison de l’unité nationale. La richesse régionale n’est alors qu’une célébration de la diversité qui compose cette unité nationale241. Sans être évoquées pour appuyer des identités régionales, les différences régionales deviennent support d’une identité nationale construite en opposition avec un autre, une sorte d’ennemi voisin qui « vole nos valeurs et les expose comme étant les siennes ». La Transylvanie est la meilleure illustration pour soutenir une telle position et réaffirmer l’unité nationale.

Nous sommes alors ici dans un phénomène plus général de l’entreprise nationale folklorique. La mise en avant des particularismes locaux et régionaux est finalement un moyen pour établir les marques de l’Etat national jusqu’aux confins de chacune des régions constitutives de l’Etat-Nation242. Évoquer le régional n’est qu’un moyen de le tenir sous contrôle et même, paradoxalement, de l’enterrer. Dans l’exemple des « Fêtes Transylvaines », on célèbre une Transylvanie afin de la figer dans le cadre national, pour qu’elle ne puisse pas s’affirmer en tant qu'espace de la différence et de la résistance, qui mettrait en crise l’ensemble national. D’ailleurs, l’archevêque de Cluj, qui exalte l’importance d’un festival comme les « Fêtes Transylvaines »,sera le premier à condamner des actions de la sphère civile militant pour la reconnaissance d’une singularité transylvaine au sein de l’Etat national.

Cette célébration du national dans les « Fêtes Transylvaines »  est très bien résumée par les paroles du Préfet, invité à la remise des prix du festival :

‘« Je suis pleinement satisfait car cette jolie place accueille une manifestation dans laquelle les actes d’identité du peuple roumain s’expriment dans une forme singulière. Je remercie les organisateurs qui ont rendu possible et visible l’art populaire traditionnel roumain. J’espère que nous allons nous rencontrer l’année prochaine à une nouvelle édition du festival, afin de conserver et de transmettre la beauté de l’art populaire roumain ».’

La fête se termine dans un cadre saturé par les symboles nationaux roumains dans lequel les références régionales disparaissent complètement. Les prix accordés aux participants sont des objets de poterie, peints sur un fond blanc et avec les couleurs nationales. Les objets tricolores deviennent obsessionnels, car les artistes lauréats portent eux aussi de tels rubans à la taille ou sur leur chapeaux, ainsi que de petits insignes avec Avram Iancu, que l’on retrouve également dans le public. Le public est très nombreux chaque jour au festival, et surtout lors de la journée de remise des prix. J’ai très rarement entendu des personnes parlant le hongrois dans le public, même lors de la présentation des groupes de danse traditionnelle hongrois. Le public hongrois, très restreint, composé surtout des proches des danseurs, était disposé en groupe compact, éloigné du reste du public. Quand les danseurs hongrois ont terminé leur programme, ce public a quitté la fête avec eux. Concernant le public présent à la foire d’objets artisanaux, j’ai pu entendre la langue hongroise chez les visiteurs des stands de poterie venant du Pays Sicule. Si le public roumain y était également présent, un phénomène de segmentation ethnique est généralement visible tout au long du festival.

Les objets en couleurs nationales sont fournis eux aussi sur place. A la foire des créateurs populaires il existe un stand où sont vendus uniquement des objets tricolores : des rubans, des fanions mais aussi des insignes avec la Roumanie ou avec la figure d’Avram Iancu. D’ailleurs, le stand ne justifie pas bien sa présence parmi tous ces objets censés être issus de la tradition populaire. Ce stand, tenu par un « bon roumain » avec son attaché-case, est situé à côté de celui des organisateurs. Le responsable du musée à la fête semble intrigué par la présence de cette personne à la foire :

‘« Il a été envoyé par le Conseil Judetean [Départemental]. Nous nous sommes disputés avec lui, mais il est venu avec une autorisation donnée par le Conseil Judetean pour vendre ces trucs, en disant qu’il s’agissait de quelque chose de traditionnel, de populaire et de patriotique. Il est peut-être entrepreneur, je n’en sais rien. Cette année il est venu de nouveau, mais je lui ai dit de sortir du périmètre dont j’étais responsable. Il s’est mis vers l’entrée de la Place du côté du Théâtre National ».’

Si le pouvoir participe à la diffusion de ce type de message, on doit voir ici une des raisons qui expliquent la continuité jusqu’à nos jours de ces spectacles folkloriques. En lien étroit avec le pouvoir, comme nous l’avons déjà remarqué dans le chapitre précédent, ces pratiques sont récupérées par les politiques culturelles d’après 1989. Par son soutien à ce type de spectacle folklorique, la politique officielle diffuse, d’une part, le message de la grandeur et de l’unité de la culture nationale et d’autre part, elle s’en sert pour légitimer son pouvoir.

Le folklore à Cluj est une manière d’exprimer une identité roumaine et les Fêtes Transylvaines sont une illustration de cette manifestation de la roumanité soutenue par des politiques publiques. Les acteurs et les responsables culturels considèrent la danse et la musique folklorique comme un patrimoine national. Héritage de la période communiste, ces spectacles folkloriques sont en effet épurgés des références louant le Parti et réaffirmés dans un contexte nouveau qui associe parfois à ce type d’événement le message et les pratiques religieuses.

Par conséquent, avec les « Fêtes Transylvaines », manifestation qui se veut un modèle pour d’autres villes de la région, nous participons à une fête des Roumains, qui célèbre la fusion de la Transylvanie dans un tout indivisible : l’Etat-Nation. Si la carte de la Roumanie est souvent couverte par les trois couleurs (rouge, jaune, bleu), on comprend bien que la Transylvanie représente une de ces couleurs, qui ne font sens que comprises ensemble. C’est le message que nous transmet ce festival.

Comme nous l’avons vu, la fête diffuse une image d’un territoire plutôt homogène de la Transylvanie, malgré sa diversité ethnique et confessionnelle. Cette dernière est présente presque de manière proportionnelle comme dans le musée d’ethnographie, et ne change finalement rien à cette image donnée, d’un ensemble unitaire. Et les projets d’avenir du festival vont dans la même direction :

‘« Pour les années à venir le festival sera organisé sur plusieurs sections : la section des enfants, des groupes villageois, la section des minorités, la sections des adultes (selon le lieu). De plus, nous voulons inviter les groupes des minorités roumaines des pays voisins : l’Ukraine, la Moldavie, la Hongrie, le Banat serbe…Le tout est de les attirer ici et de montrer ainsi la diversité de ce Bassin Carpatique. »’

Nous rencontrons ici la même construction du territoire qui est présente dans les pratiques muséales. Les autres communautés constituantes de l’histoire de la Transylvanie, ne sont qu’une dimension ou une « section » du festival, lequel se veut dans l’avenir une célébration de la diversité de la « roumanité » dans le Bassin Carpatique.

Notes
239.

Je souligne.

240.

En langue roumaine, le mot « neam » signifie : 1. peuple, nation ; 2. La totalité des personnes qui se trouvent en lien de parenté par sang ou par alliance ; (Syn.) parent. Le mot était aussi utilisé, comme régionalisme ou archaïsme, dans le sens de : « partie de terre (ţărână)qui revient pour les travaux agricoles,  à une famille » (cf. DEX 1998).

241.

Un procédé similaire d’exaltation des régions pour célébrer finalement un discours patriotique et unitaire de la nation a existé aussi en France, comme le montrent les travaux d’Anne-Marie Thiesse sur les manuels scolaires de géographie et d’histoire pendant de la Troisième République (cf. Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France : l'exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1997)

242.

Logeay F., op.cit., p. 112-229.