L’institutionnalisation d’une minorité nationale

Pour comprendre le fonctionnement de la communauté hongroise de Transylvanie, il faut d’abord s’arrêter sur une des particularités des minorités ethniques dans les pays d’Europe centrale et orientale. Par ce qu’elles sont installées sur ces territoires depuis des siècles, ces populations se différencient des minorités d’émigrants d’Europe occidentale arrivées depuis peu de temps et souhaitant une intégration, voire même une assimilation dans la vie nationale. Ces dernières sont des populations installées sur leur territoire depuis des siècles et elles se différencient ainsi des minorités d’émigrants d’Europe occidentale arrivés depuis peu de temps ici et souhaitant une intégration, voire même une assimilation dans la vie nationale. Au contraire, les minorités d’Europe centrale et orientale veulent garder leur personnalité linguistique et culturelle et souhaitent souvent l’exercer dans la sphère publique. Elles ne sont pas seulement des minorités ethniques, mais des minorités nationales, distinction établie par la littérature scientifique. Comme R. Brubaker248 observait, trois éléments pourraient caractériser ces minorités nationales : une revendication publique de son appartenance à une nation culturelle différente de la nation numériquement et politiquement  dominante ; une demande de reconnaissance de la part de l’Etat de cette spécificité nationale ethnoculturelle ; la revendication de certains droits collectifs et politiques ayant comme argument cette singularité culturelle nationale. Brubaker attire l’attention pour ne pas que l’on considère ces trois éléments de manière statique et isolée, mais plutôt qu’on approche ces groupes en tenant compte de la dynamique de ces trois éléments et qu’on comprenne le processus par lequel l’on devient une minorité nationale.

La communauté hongroise de Roumanie présente toutes les caractéristiques d’une telle minorité nationale. Engagée initialement dans le processus de construction de la nation hongroise avant 1918, la population hongroise de Transylvanie se voit ensuite incorporée dans un autre Etat et dans le cadre de la construction d’une autre nation. En outre, d’une nation qui se considérait comme le maître légitime en Transylvanie, la population hongroise transylvaine se voit traitée comme une minorité. Dans ce contexte, s’appuyant parfois sur une idéologie révisionniste de l’Etat hongrois de l’entre-deux-guerres, la minorité hongroise de Transylvanie crée (ou maintient) son propre réseau d’organisations culturelles et politiques et organise ainsi sa propre résistance face au dispositif institutionnel et nationaliste de l’Etat roumain. Comme le notait aussi Kántor Zoltán249, le processus d’organisation de la société selon des bases ethnoculturelles, qui a caractérisé toute la politique magyare de construction nationale à partir de 1867, reste dominant même après qu’une partie de la nation hongroise devienne une minorité dans un autre Etat. Ainsi, alors même que le cadre a totalement changé, les politiques fondées sur une conception ethnoculturelle de la communauté hongroise de Transylvanie restent dominantes. Nous verrons que, dans l’après 1918, les Hongrois s’affirmeront non seulement comme une nation culturelle à part, en opposition à une nation culturelle roumaine, mais ils mettront aussi en avant une singularité « transylvaine » par rapport à la mère-patrie, comme ils l’ont fait durant les périodes précédentes de l’histoire.

Par conséquent, au lieu d’un affaiblissement des liens intracommunautaires, au sein de la population hongroise de Transylvanie naît après 1918, au contraire, un renforcement de ces liens via la mise en place d’un système social et politique parallèle. Une analyse de ce dernier permet de comprendre l’institutionnalisation, sur des bases ethnoculturelles, de la minorité nationale hongroise, que Zoltán Kántor250 appelle le procès de nationalizing minority ou le nationalisme251 de la minorité nationale. Selon cet auteur, ce processus caractérise la vie sociale et politique des Hongrois de Roumanie depuis 1918 jusqu’à nos jours. Cette approche en termes d’institutionnalisation de la minorité nationale, me semble très utile pour comprendre, en partie252, le fonctionnement de la communauté hongroise de Transylvanie et ses rapports aux institutions publiques et, plus largement, à la vie publique roumaine plus largement. L’analyse des organisations politiques et culturelles de la communauté hongroise pourrait effectivement expliquer en grande partie la création et la reproduction des cadres de l’idéologie nationale et d’une certaine conception du territoire. Comme disait un sociologue de Budapest avec lequel j’ai discuté : « 90% de la population de la Roumanie, qu’elle soit hongroise ou roumaine, ne connait pas grand chose de son histoire, hongroise ou roumaine. Par contre, 99% des Hongrois te diront que la thèse de la continuité daco-romaine n’est pas valide, tandis que 99% des Roumains seront convaincus que la théorie de la continuité est valide ».

Le terme de nationalizing minority s’inspire de la conception de Rogers Brubaker sur le nationalizing state, qui est une transformation conceptuelle du terme de nation-state (Etat-nation) : «  Au lieu de se centrer sur les nations comme des groupes réels, nous devons (…) considérer la nation comme une catégorie pratique, comme une forme institutionnalisée, comme un événement contingent. La ‘’nation’’ est une catégorie de la pratique et non (dans un premier temps) une catégorie de l’analyse. Pour comprendre le nationalisme, nous devons comprendre les usages pratiques de la catégorie ‘’nation’’, les façons par lesquelles elle arrive à structurer la perception (…), à organiser le discours et l’action politique »253

De la même manière que Brubaker, Kántor Z.propose une approche dynamique en termes de nationalizing minority plutôt qu’en termes de minorité nationale. Il définit alors la première par trois caractéristiques : 1) elle est suffisamment nombreuse pour avoir des chances réelles afin d’atteindre certains buts ; 2) elle exprime des buts politiques et pas seulement culturels. Son objectif n’est pas seulement la préservation de l’identité nationale/culturelle, mais aussi la promotion et l’institutionnalisation de celle-ci ; 3) elle propose souvent la transformation de la structure politique de l’Etat et elle lutte pour une représentation politique au niveau de l’Etat.

Ces revendications portées au nom d’une nation sont donc définies dans les termes de la communauté de culture et non de citoyenneté. La différence avec un nationalisme ethnoculturel d’Etat consiste, dans un premier temps, dans le fait que dans le cas des minorités nationales le cœur de la nation se trouve dans une mère-patrie externe. Dans un second temps, l’institutionnalisation est différente car elle se fait en absence d’Etat. Dans ce contexte, la minorité nationale va créer pour son propre compte une structure parallèle à l’Etat, un système propre de représentation politique et culturel.

Je tenterer de montrer comment se construit cette société parallèle hongroise en Transylvanie et qui en sont les principaux acteurs.

Il est important d’ajouter que le processus de construction institutionnelle de la minorité nationale hongroise de Roumanie est influencé d’une part par le nationalisme roumain, d’autre part, par politiques de l’Etat hongrois. Si, dans les chapitres précédents j’ai déjà évoqué de nombreux aspects du nationalisme roumain, dans cette partie nous verrons les réactions qui ont émérgées du côté hongrois. Nous comprendrons également comment l’Etat hongrois influence, lui aussi, le sort de la minorité hongroise de Transylvanie. Il faut ajouter que la dynamique et les redéfinitions du projet de la communauté hongroise sont aussi en lien étroit avec l’émergence des nouveaux acteurs internes (politiques ou civiques) qui portent un discours régional sur la Transylvanie. Enfin, ces redéfinitions sont également influencées par un autre facteur : l’Europe. Sur ces deux dernières catégories d’acteurs je reviendrai dans la troisième partie.

Notes
248.

Brubaker R., Nationalism Reframed : Nationhood and the National Question in the New Europe, Cambridge : Cambridge University Press, 1996, p. 60.

249.

Kantor Z., « Nationalizing Minorities and Homeland Politics : The Case of the Hungarians in Romania », in Trencsényi B., Petrescu D., Petrescu C., Iordachi C., Kantor Z. (éd.), Nationalism-Building and Contested Identities, Budapest, Regio Books, Iasi, Editura Polirom, 2001, p. 249-273.

250.

Ibid.

251.

L’auteur considère le “nationalisme” comme un concept neutre et descriptif, faisant référence aux politiques basées sur le principe de la nationalité. Je reprends la même acception.

252.

L’approche en termes de « nationalisme » n’est cependant pas suffisante pour expliquer les dynamiques identitaires au sein de la population hongroise de Transylvanie.Une analyse, sur laquelle je reviendrai plus tard, qui éclaire le rapport de ces populations à la Transylvanie me semble également importante.

253.

Brubaker R., op. cit., p. 7.