La particularité de l’UDMR : parti politique et association civique

L’acteur principal de ce processus d’institutionnalisation, selon des bases ethnoculturelles, de la minorité nationale hongroise est l’Union Démocrate des Magyars de Roumanie (UDMR en roumain et RMDSZ en hongrois254) créée en décembre 1989. Cet organisme apparaît sur la scène politique roumaine comme un parti ethnique, dont le but est avant tout de défendre les droits individuels et collectifs de la minorité hongroise, même si le programme du parti s’étend sur des questions plus générales comme la décentralisation du pays, le principe de la subsidiarité, le pluralisme politique, etc. L’UDMR cherche à préserver la culture de la communauté hongroise, à promouvoir les intérêts de ses membres et lutte pour la reconnaissance de la communauté hongroise en tant qu’acteur collectif : un acteur qui ne serait pas seulement une « minorité », mais une « nation », voire une « co-nation », c’est-à-dire une partie constituante, avec la nation roumaine (et par conséquent égale en droit) de l’Etat roumain.255 J’ai pu d’ailleurs observer que la majorité des personnes hongroises oeuvrant dans cette sphère politique ou associative réfutaient ce terme de « minorité », préférant celui de « nation ».

Pour répondre à ces objectifs, le parti a choisi deux champs d’action : d’un côté, il milite pour un cadre législatif et politique de l’Etat qui puisse assurer les droits demandés, d’un autre côté, il suscite la mise en place d’un réseau interne d’institutions culturelles qui fasse produire et perdurer une culture hongroise en Transylvanie. Ces deux objectifs sont en lien avec les deux dimensions de cet organisme (l’UDMR). Il est à la fois un parti ethno-politique actif sur la scène politique roumaine et un organisme civil destiné à créer une « société ethno-civile » (Kántor Z. 256).

Cette micro-structure institutionnelle hongroise est très souvent comparée, par certaines élites hongroises et par certains analystes, à un gouvernement avec ses ministères. « Le chef de notre parti politique, Markó Béla, est comme le chef de l’Etat », déclare un de mes interlocuteurs. Le sociologue Kántor Z. observait quesi l’exécutif de l’UDMR fonctionnait comme un gouvernement, de la même manière, les institutions et les organisations appartenant à la sphère civile pouvaient être assimilées à des ministères de ce gouvernement. Ainsi, par exemple, Bolyai Társaság (la Société Bolyai) correspondrait au Ministère de l’Education, Erdélyi Múzeum Egyesület (l’Association du Musée Transylvain) au Ministère de la Culture, etc. Cependant, cette comparaison doit être relativisée car nous observons qu’en réalité la Société Bolyai n’a qu’un seul employé, responsable du déroulement d’un certain nombre de bourses (pas très important d’ailleurs) et de programmes d’échanges interuniversitaires. Quant à EME, elle prétend jouer le rôle d’Académie hongroise, d’organisation de la vie scientifique, mais son importance quant à cette mission ne fait pas l’unanimité parmi les scientifiques hongrois.

Les personnes impliquées dans ce réseau institutionnel font normalement partie de la sphère civile. Cependant quand les questions culturelles et éducationnelles sont politisées, ces acteurs, ayant un pied dans la sphère politique, peuvent agir en tant que groupes d’intérêt ou de pression. Surtout lors de moments de crise, les membres de ces organisations « civiles » peuvent devenir d’importants acteurs politiques. Pour les Hongrois de Transylvanie, la culture et l’éducation sont un terrain de lutte politique car défendre la culture hongroise signifie pour eux défendre la langue hongroise dans le système d’enseignement ou dans l’administration territoriale.

Regardons plus en détail quels étaient les objectifs et les revendications du programme de l’UDMR à ses débuts. Ces objectifs sont restés en grande partie identiques jusqu’à aujourd’hui.

La Déclaration de Bucarest en décembre 1989, l’acte fondateur de l’UDMR, formule ses objectifs. Tout premièrement, il est question d’une protection par la Constitution des droits collectifs de la minorité hongroise. Ces droits collectifs supposent l’établissement d’organismes publics, la préservation de l’identité hongroise, la défense de l’espace résidentiel, la création des partis politiques, l’éducation en langue maternelle, l’usage de celle-ci dans la vie publique et le maintien du contact avec la mère-patrie257. D’autres aspects sont présents dès les premiers documents de l’organisation : la représentation de la minorité hongroise au sein de l’appareil politique, dans l’administration publique et dans la justice ; l’usage de la langue hongroise dans la justice et dans l’administration258 ; la création d’institutions culturelles et scientifiques hongroises, de stations de radio et de services de télévision hongrois. 

Une attention particulière a été accordée à la question de l’utilisation de la langue maternelle dans le système d’éducation de l’école maternelle à l’université. La demande de la communauté hongroise de création à Cluj-Napoca d’une université en langue hongroise financée par l’Etat n’a cependant pas été résolue jusqu’à aujourd’hui. Le scandale provoqué sur la scène publique par cette demande a atteint des sommets en 1998. Cette question se trouve à nouveau parmi les revendications principales de l’agenda politique de l’UDMR, après les dernières élections législatives de novembre 2004.

L’histoire de cette question de l’université en langue hongroise traduit, à une micro-échelle, l’histoire sinueuse des relations entre les élites roumaines et hongroises de Transylvanie. Les débats sur l’université de Cluj ont constitué à travers toute l’histoire de la ville un baromètre fidèle des rapports de force entre les deux parties, dans lesquels la culture a joué un rôle central. Créée en 1873 en tant qu’Université Franz Jozef, cette institution est devenue université roumaine d’Etat en 1920. Lors du rattachement de la Transylvanie du nord à la Hongrie, entre 1940 et 1944, l’université en langue roumaine se réfugie à Sibiu, tandis qu’à Cluj est recréée l’université hongroise d’Etat. Après la deuxième guerre mondiale quand la Transylvanie redevient roumaine, l’université en langue roumaine revient de Sibiu et un décret royal institue aussi en 1946 l’ouverture à Cluj de l’Université Bolyai, en langue hongroise. Les deux institutions ont fonctionné en parallèle jusqu’en 1959, année où le régime communiste a imposé leur unification. Cela fut vécu douloureusement par les universitaires hongrois. Je reviendrai à plusieurs occasions sur le sujet de l’université en langue hongroise.

Toutes ces revendications renvoient à quelques concepts clés de la politique hongroise : l’auto-définition et l’autodétermination des Hongrois de Roumanie (qui se considèrent comme une « entité constituante de l’Etat ») et l’autonomie, concept très disputé aussi bien sur la scène publique du pays qu’au sein de la communauté hongroise.

En effet, le consensus au sein de l’élite politique hongroise n’est pas une chose évidente. Des divisions internes se sont manifestées depuis toujours autour du concept d’autonomie et des initiatives politiques qui découlent de cette question. Depuis le deuxième congrès du parti, en mai 1991, s’affirment des positions différentes quant aux manières de mener la politique minoritaire. Ces positions se sont cristallisées avec le temps et divisent l’UDMR en deux camps : « les radicaux » et les « modérés ».

La question de l’ « autonomie communautaire » hongroise, formulée comme telle dans une Déclaration publiée par l’UDMR en octobre 1992, est basée sur belső önrendelkezés (autodétérmination interne). Cette « autonomie communautaire » peut en effet être traduite aussi bien par une « autonomie administrative » que par un « gouvernement autonome ». Si le groupe « modéré » met plutôt l’accent sur ce premier sens, en orientant ses revendications vers une décentralisation du pays, le groupe « radical » s’attache au deuxième sens et centre ses propos sur une entité politique séparée. Si les « radicaux » accusent les « modérés » de n’avoir milité que pour les droits linguistiques en oubliant la question de l’autonomie, les « modérés », majoritaires au sein de l’élite politique hongroise, préfèrent la politique « des petits pas » et la négociation avec les partis roumains, au sein même du système politique étatique. En effet, depuis 1989, cette question de l’autonomie s’est exprimée au sein de l’élite politique hongroise dans de nombreux projets, sous différentes formes et à différents niveaux259. Elle a connu des reformulations permanentes liées à l’accueil de ces idées par l’opinion publique roumaine du pays. Pendant quelques années le groupe « modéré » a évité plus ou moins l’utilisation de ce mot à cause de la sensibilité de cette question dans l’opinion publique roumaine (l’ « autonomie » est généralement comprise comme « séparation » voire « sécession »). Mais ce concept est revenu en force avec les contestations du groupe « radical »260 et leur désir de former un groupe politique à part, centré sur la question de l’autonomie. Le groupe « modéré », craignant de perdre des électeurs puis la sécession de la communauté hongroise, en a fait un des thèmes-pivots de la campagne électorale de l’UDMR aux élections législatives et présidentielles de novembre 2004. Si le mot « autonomie » fut fortement mis en avant dans cette campagne aussi bien par les « modérés » que par les « radicaux », les premiers se sont prononcés pour une « autonomie culturelle », tandis que les seconds ont soutenu l’idée d’une « autonomie territoriale ». Il est intéressant de constater que cette dernière idée a fonctionné et fonctionne encore comme une expression-phare à laquelle réagissent presque viscéralement l’opinion publique roumaine et les hommes politiques ; du côté des « radicaux » hongrois, l’expression a un fort caractère performatif. Cette expression relève donc d’une surcharge symbolique, même si en réalité on évoque l’ « autonomie territoriale » sans savoir de quel territoire il est question. Pour la population hongroise, le mot semble encore plus confus, mais elle peut être sensibilisée facilement par rapport à cette question.

La division de l’élite politique hongroise peut avoir des conséquences directes dans la représentation politique de cette population, dans l’hypothèse où deux formations politiques différentes se créent. Cette unité de l’UDMR – qui se revendique depuis sa création comme le seul organisme de représentation des Hongrois de Roumanie - semble assez importante car le système électoral roumain prévoit la possibilité de représentation parlementaire à partir de 5% des votes des électeurs. L’existence d’un seul parti hongrois a permis que, depuis les élections de 1992, les représentants de la communauté hongroise soient présents à la Chambre des Députés et au Sénat (aux élections de 2004, l’UDMR a obtenu 6.7 % votes à la Chambre de Députés et 7,2 % au Sénat). Depuis 1996, le parti hongrois fait partie du gouvernement, en s’alliant avec les différents partis qui ont été au pouvoir : la Convention Démocrate, une alliance de partis de droite et de centre-droite (1996-2000), le Parti Social-Démocrate de centre-gauche (2000-2004) et l’Alliance D.A. de droite et de centre-droite (depuis 2004).

En effet, en octobre 1991, à l’époque où l’UDMR est dans l’opposition, elle devient membre de la Convention Démocrate, une organisation en cours de constitution scellée par l’alliance des différentes organisations civiques et politiques. La définition de la politique de défense de la minorité hongroise à l’intérieur de la Convention Démocrate, c’est-à-dire en lien direct avec des organismes roumains, a été considérée par certains auteurs comme un grand mérite de l’UDMR. Selon Gabriel Andreescu261, par ce choix la Convention Démocrate fut un abri pour l’UDMR contre les attaques nationalistes de l’époque. Dans un second temps, ce fonctionnement au sein de cet organisme a permis d’éviter la division de l’espace politique roumain selon un principe ethnique, ce qui aurait pu constituer un risque important dans une période sensible. L’auteur affirme que cette stratégie adoptée par l’UDMR a limité le risque d’accroissement d’un conflit interethnique vers une logique similaire à celle de l’Ex-Yougoslavie.

Cette politique d’alliance avec les partis roumains est considérée comme trop modérée par le groupe « radical » de l’UDMR. Considérée comme un compromis néfaste, cette alliance ferait oublier les buts initiaux de défense de la minorité magyare et marquerait l’entrée des politiciens hongrois dans les jeux de la corruption. Pour les « modérés », la participation au gouvernement et l’occupation de positions politiques et administratives est la seule solution pour obtenir des droits pour la communauté hongroise. Pour les « radicaux » le renforcement de la communauté hongroise de Roumanie peut se réaliser en restant en opposition, sans compromis avec les partis roumains. Malgré ces positions, aux dernières élections législatives (novembre 2004), certains « radicaux » se sont inscrits sur les listes de candidature des autres partis roumains préférant se démarquer de l’UDMR. En fin de compte, ces dernières élections ont confirmé la victoire des « modérés » au sein du parti, l’unité politique de cette formation et une continuité dans sa participation au gouvernement.

Il faut rappeler ici encore un élément important de l’histoire de l’UDMR. Au moment de sa constitution, l’organisation s’est divisée à propos du lieu où serait établi son siège : à Bucarest ou à Cluj-Napoca. Après le premier congrès de l’UDMR d’ Oradea/Nagyvarad (avril 1990), deux quartiers généraux de l’organisation ont été établis dans ces deux villes. Le Préside Exécutif est installé ultérieurement à Cluj-Napoca. Un cercle d’intellectuels hongrois s’était réuni à Bucarest autour de Géza Domokos, afin d’élaborer la Déclaration de Bucarest de décembre 1989. Ces intellectuels sont arrivés à Bucarest dans un environnement culturel centralisé et contrôlé par le régime communiste ; la vie culturelle magyare à Bucarest a été générée par les politiques d’institutionnalisation socialistes de la culture hongroise. Cette politique de l’Etat roumain vis-à-vis de la communauté hongroise, mise en place dès les années 50 (avec l’apparition entre autres d’un quotidien, d’une section en langue hongroise d’une station de radio de Bucarest, etc.) s’est poursuivie au cours de la période 1968-1971 par d’autres actions telles la maison d’édition pour les langues des minorités nationales, Kriterion, l’hebdomadaire culturel et social A Hét, etc. Ces mesures, issues du régime communiste, ont fait aussi de Bucarest un lieu culturel pour les Hongrois ce qui, finalement, eut aussi des répercussions politiques. L’acte fondateur de l’UDMR est issu de ce cercle d’intellectuels.

Mais à la constitution de cet organisme, une autre idée est apparue, formulée cette fois à Cluj. Elle proposait « une sorte de revanche, c’est-à-dire de revenir à la souche naturelle et aux lieux originaires de la culture magyare, c’est-à-dire de revenir en Transylvanie »262. L’idée était donc d’établir le siège de l’UDMR à Cluj et de faire de cette ville le centre culturel et politique des Hongrois de Roumanie. Le fait de choisir entre les deux villes, Bucarest et Cluj-Napoca apportait dans les débats la question de la valeur symbolique de la Transylvanie et de sa capitale historique Cluj-Napoca. Cependant, il était clair pour tout le monde que la politique allait se faire à Bucarest où se trouvait le Parlement.

En effet, depuis sa constitution, l’UDMR se trouve dans la situation suivante : même si le nom de cet organisme fait référence à la communauté des Hongrois de Roumanie et même si la politique qui concerne cette dernière se fait à Bucarest, elle porte sur la Transylvanie. De manière similaire tout le réseau des institutions civiles de l’UDMR se situe dans cette région. Une lecture plus détaillée de l’activité du réseau d’institutions et d’associations hongroises de Cluj-Napoca me permettra d’interroger la construction de cette catégorie fortement symbolique dans l’imaginaire hongrois (aussi bien des élites que des individus ordinaires) qui est la Transylvanie.

Mais, tout d’abord, j’analyserai le rôle des acteurs politiques de Hongrie dans le soutien des Magyars de Transylvanie. Comme je l’ai déjà souligné, toutes les stratégies de l’élite hongroise (politique, culturelle, scientifique ou autre) de cette région se construisent en lien étroit avec la mère-patrie.

Notes
254.

Le nom en langue hongroise du parti politique est Romániai Magyar Demokrata Szövetség. Le nom roumain est Uniunea Democrata a Maghiarilor din Romania.

255.

En juin 2005, le Parlement roumain a commencé à débattre « La loi des Minorités ». La commission de spécialité du Sénat a rejeté l’idée selon laquelle la minorité hongroise serait reconnue comme partie constituante de l’Etat roumain.

256.

Kántor Z., Op. cit., p. 258.

257.

Ces revendications concernant les droits collectifs sont formulés dans les premiers documents du parti (Congrès de Targu-Mures/ Marosvásárhely, 2000). Voir aussi pour cela Bakk M., « Az RMDZ mint a romániai magyarsag önmeghatározási kisérlete 1989 után », in Pro Minoritate, Automne 1996, p. 11-30, ou la version anglaise apparue sous le titre The Democratic Alliance of Hungarians in Romania (février 1998, Fondation Teleki László, Budapest).

258.

Une partie de ses revendications ont été résolues par la Loi 215/2001 (art. 17) de l’Administration publique locale, qui stipule que les territoires administratifs où les minorités dépassent 20% du total de la population peuvent disposer d’un système administratif en langue maternelle.

259.

On a parlé d’une « communauté autonome » comme étant une « minorité nationale qui exerce ses droits selon son propre accord, selon le principe de l’auto-detérmination interne » cité in Bakk M., op. cit., p. 14. « Les personnes appartenant à des minorités nationales, se définissant comme des communautés autonomes, jouissent d’une autonomie personnelle basée sur des droits minoritaires individuels ». Le même document de l’UDMR définit aussi une « autonomie d’autogouvernement local » : « La communauté jouit des droits d’auto-administration et d’exécution dans les domaines de l’éducation, de la culture, des télécommunications et des activités sociales dans le cadre de l’autonomie personnelle. » Enfin, il existe une proposition d’ « autonomie régionale, réalisée par l’association de plusieurs gouvernements locaux avec des intérêts communs ».

260.

En 2003, plusieurs organismes représentant le groupe « radical » se sont créés : l’Union Civique des Hongrois (juillet 2003), le Conseil National des Sicules (octobre 2003) et le Conseil National des Hongrois de Transylvanie (décembre 2003). Sans vraiment renoncer au statut de membre de l’UDMR, les membres de ces nouveaux organismes militent séparément pour l’autonomie du Pays Sicule et l’autonomie desHongrois de Transylvanie.

261.

Andreescu G., Ruleta. Romani si maghiari, 1990-2000, Iasi, Polirom, 2001, p. 95.

262.

Entretien avec B.M., politologue, membre très actif de la communauté hongroise.