La question transylvaine en Hongrie : cadre historique et politique

L’importance de la Transylvanie dans l’imaginaire des élites hongroises est liée à plusieurs moments marquants de l’histoire de la Hongrie ou du Royaume hongrois d’autrefois.

Comme je l’ai déjà mentionné, une première période qui confère à la Transylvanie une place dans l’imaginaire national hongrois est la Principauté médiévale. La Transylvanie évoquait alors le lieu ayant permis la continuité du peuple hongrois et de la culture hongroise, le seul lieu de résistance hongroise alors que le Royaume Hongrois était sous occupation turque et habsbourgeoise (XVIe et XVIIe siècles).

Pendant le XIXe siècle et au début du XXe, mais surtout durant la période de l’entre-deux-guerres, la littérature hongroise idéalisait le paysan, et en premier lieu le paysan transylvain. L’idée que le paysan est le vrai porteur de la langue et de la tradition des ancêtres est présente durant l’entre-deux-guerres essentiellement dans la prose littéraire transylvaine. Le paysan hongrois de Transylvanie (et notamment du Pays Sicule) était alors considéré comme le plus « pur » et le plus « authentique » des paysans hongrois.

Mais d’où provenait cette idéalisation du paysan de Transylvanie ? Pourquoi évoquait-il plus d’authenticité par rapport aux paysans issus d’autres régions du Royaume ? En premier lieu, il faut noter que, à la fin du XIXe siècle, la Transylvanie était plus rurale que les autres régions du Royaume Hongrois, même si elle connaît à cette époque un réel développement économique et industriel263. László Kürti trouve aussi un autre argument : « Par sa position lointaine du centre, cette zone culturelle a été vue comme un terrain ancestral qui encercle l’espace historique de la nation »264. L’auteur affirme que le fait de situer le lieu de naissance d’une nation dans une aire périphérique est un des mythes de la construction nationale en Europe centrale et orientale. J’ajouterai à cela le fait que la Transylvanie était perçue à une époque comme le dernier bastion du Christianisme et comme la frontière qui séparait l’Ouest de l’Est – d’où, encore une fois, sa qualité de région périphérique.265

Comme je l’ai également souligné dans le chapitre concernant l’histoire de cette région, le Traité de Trianon constitue un autre moment crucial dans la construction de la Transylvanie dans l’imaginaire national hongrois. Le deuil national s’est traduit dans une véritable culture du Trianon, créée pendant l’entre-deux-guerres autour de cet événement. Elle est visible par exemple dans le Musée National de Hongrie qui recueille de nombreux objets évoquant cette époque. Des pages de journaux, des affiches et des drapeaux jusqu’aux objets de la vie quotidienne : boîtes d’allumettes, horloges, caisses pour les papiers, pour les bijoux, ou d’autres objets, souvent accompagnés par une des formules « Nem, nem soha ! » (Non, non, jamais…nous n’obéirons aux décisions de Trianon) ou « Emlékezzetek és Emlékeztessetek ! (Souviens-toi et tu verras, que personne n’oublie le Trianon). Les objets contenaient parfois des dessins représentant la Hongrie partagée en morceaux, « blessée », « saignant », « en deuil » ou couverte de roses rouges pour rappeler le deuil (cf. photo ci-jointe).

Affiche de l'époque (Musée National de Hongrie)
Affiche de l'époque (Musée National de Hongrie) « Trianon ! Vous l’avez oublié ? Le 4 juin ça fera déjà un an. Rappelez-vous et rappelez aux autres ce qui est arrivé ce jour. Et porter cet insigne comme une protestation vive »

Ce souvenir du Trianon et du deuil de la Grande Hongrie qui perd deux tiers de ces territoires et un tiers de sa population, est encore très présent dans l’imaginaire hongrois. Pour illustrer cela, je trouve exemplaire une pièce de théâtre jouée en mars 2003 à Vileurbanne par une troupe hongroise de Budapest, spectacle s’intitulant Hazám, Hazám (Patrie, ma chère patrie).266 Alors que la pièce de théâtre se voulait être une histoire de la Hongrie d’après 1989, son prologue débute au moment du Traité de Trianon. Cet événement est mis en scène de manière très dramatique par un jeu allégorique dans lequel un beau cheval symbolisant la Grande Hongrie est mutilé par les représentants des grandes puissances internationales de l’époque.267 Après ce prologue, la pièce continue avec la présentation de la période communiste et celle d’après 1989. Il est intéressant de noter qu’à différents moments pendant le spectacle, le crâne de l’ancien cheval, symbolisant la couronne du Royaume historique hongrois, revient sur scène, portée par différents hommes politiques du pays. Ces scènes sont une excellente illustration de l’instrumentalisation par le politique du discours de la Grande Hongrie, en lien avec la question actuelle des Hongrois vivant au-delà des frontières étatiques.

Cette présence vive du Traité de Trianon dans l’imaginaire hongrois, et surtout son utilisation dans le discours électoral, fut visible lors de l’organisation, en Hongrie, d’un référendum (le 5 décembre 2004), qui appelait les citoyens à se prononcer sur la possibilité ou non d’accorder la citoyenneté hongroise aux Hongrois vivant à l’étranger.268 L’initiative de ce projet appartient à l’Union Mondiale des Hongrois connue pour ses idées radicales irrédentistes, mais le projet est ensuite repris et porté sur la scène politique par le parti FIDESZ. Cette action politique vise dans une certaine mesure à réhabiliter l’histoire et à mettre fin aux conséquences du Traité de Trianon. Cette rhétorique faisant appel aux « frères Hongrois » restés en dehors des frontières étatiques, dans les territoires perdus, est aussi un important enjeu électoral. Accorder la citoyenneté hongroise à ces populations, deux ans avant les prochaines élections, rapporterait un important électorat au FIDESZ.

Très présent en Hongrie durant l’entre-deux-guerres, le discours sur la Transylvanie s’affirmera après la deuxième guerre mondiale plus ou moins fortement selon les différentes périodes du communisme. Jusqu’à la fin des années 70, les déclarations politiques mettaient en avant le rôle des minorités comme « passerelles » (punti de legatura) entre les deux pays. Certains liens et programmes de collaboration se développaient dans tous les domaines, y compris la culture. Il existait des programmes communs d’édition, d’importation et d’exportation de livres, des échanges théâtraux, musicaux, ou concernant diverses expositions. Ces relations de collaboration se sont détériorées vers la fin des années 70, dans un contexte plus général de refroidissement des relations entre les deux Etats. Un facteur important dans ce changement fut le durcissement de la politique de discrimination des minorités. Dans le cas particulier de la minorité hongroise, le système d’enseignement en langue hongroise fut restreint, les institutions culturelles fortement contrôlées, et le droit de détenir un passeport et de voyager en Hongrie limité. En même temps, le discours officiel roumain prônait la disparition des problèmes et des tensions nationales avec le développement du socialisme. En outre, la question des minorités nationales était considérée comme une « affaire interne » aux pays, chaque pays étant censé résoudre les problèmes des minorités à l’intérieur de ses frontières.269

Plusieurs événements survenus dans les années 80 furent l’occasion de rompre avec ce silence. En premier lieu, la parution, en trois volumes, de l’Histoire de la Transylvanie éditée par l’Académie des Sciences de Hongrie, a provoqué des débats et des articles des deux côtés de la frontière. L’apparition de cette publication était déjà le résultat d’un état de tension dû en partie à des liens rompus et à un dysfonctionnement des commissions mixtes d’historiens au sein desquelles certains thèmes étaient auparavant débattus afin de parvenir à un consensus. La fin des années 80 a également vu la parution, en Hongrie, d’articles de journaux critiquant la politique nationale de Ceausescu à l’égard des minorités et surtout vis-à-vis de la minorité hongroise. L’idée que tous les Magyars formaient une nation, indépendamment de leur lieu de vie commençait à se faire entendre dans le débat public. Un article publié dans le journal Magyar Nemzet en hiver 1979 par Illyés Gyula marquera le tournant de ce discours. L’auteur énonçait le devoir des Magyars de Hongrie à s’intéresser aux sorts de leurs confrères situés au-delà des frontières de l’Etat. L’idée sera même reprise dans des textes officiels du parti politique hongrois de l’époque.

Préparée par toutes ces actions, la situation change de manière encore plus radicale avec la chute du communisme. L’intérêt pour les Hongrois vivant dans les pays voisins se matérialise alors dans les politiques gouvernementales et se lit dans les premières mesures législatives. Ainsi, dans la nouvelle Constitution, un paragraphe sera introduit stipulant la responsabilité de l’Etat hongrois vis-à-vis des Hongrois vivant en dehors de ses frontières270. La Hongrie considère donc comme un devoir moral et politique d’aider les Hongrois de l’étranger et plus particulièrement ceux vivant dans les pays frontaliers. Par conséquent, par l’intermédiaire de quelques institutions et fondations gouvernementales271, le pays mettra en place un système d’aide des organisations représentant ces populations. Une partie de ces financements a été destinée à la spécialisation en Hongrie des étudiants, des enseignants, des artistes, ou autres, afin de soutenir l’émergence d’une nouvelle intelligentsia, tout en insistant sur le retour de ces personnes dans leur lieu d’origine. D’autres financements étaient destinés aux institutions et aux associations culturelles, politiques, scientifiques, des communautés hongroises vivant dans des pays voisins. Un certain intérêt a été porté aussi au patrimoine, surtout bâti, restauré en partie avec des financements de l’Etat hongrois.

A partir de la deuxième partie des années 90, les aides de la Hongrie en Transylvanie furent encore plus importantes et les attentes de la communauté hongroise de cette région ont elles aussi augmenté. De plus, la consommation médiatique s’est dirigée elle aussi, au fur et à mesure, vers la Hongrie. L’Internet et les chaînes de télévision (avant tout Duna TV) ont joué un rôle important ici.

Il est important de signaler toutefois que les différents gouvernements qui se sont succédés au pouvoir ont eu des attitudes relativement différentes à l’égard du soutien des Hongrois des pays voisins. Sans entrer dans les détails, je rapelle seulement que le premier et le troisième272 gouvernements (de droite) ont davantage orienté leur politique vers les Hongrois de l’étranger que le deuxième273 et l’actuel gouvernement (de gauche). Comme l’observait Kántor Zoltán 274, « si les gouvernements (et les partis) de droite ont posé la question dans les termes de l’unité ethnoculturelle de tous les Hongrois, le parti de gauche a mené son discours politique dans le sens d’une communauté des ‘’citoyens Hongrois’’». Ces différences entre les deux stratégies sont très visibles dans les positions de chacun des partis concernant le referendum de décembre sur la double nationalité des Hongrois de l’étranger. Si le FIDESZ a soutenu vivement le projet, les socialistes se sont prononcés contre.

Les actions du FIDESZ en faveur des Hongrois vivant dans les pays voisins, ont apporté à ce parti un fort soutien en Transylvanie. En effet, la division de l’électorat de Hongrie entre, d’un côté, les supporteurs du FIDESZ et de l’autre côté ceux du parti socialiste, se reproduit fortement en Transylvanie. Si les églises traditionnelles et le groupe « radical » cultivent des liens importants avec le FIDESZ, le groupe « modéré » (dirigé par Markó Belá) est plutôt soutenu par les socialistes. Toutes les actions politiques concernant les Hongrois de Transylvanie se produisent dans cette configuration dynamique des relations. Ainsi, certaines actions du FIDESZ sont parfois soutenues par les « modérés », comme c’est l’exemple du référendum sur la double citoyenneté. Quant aux socialistes de Hongrie, eux aussi se voient parfois obligés de continuer des actions commencées par le FIDESZ lorsqu’il était au gouvernement, comme par exemple l’université privée en langue hongroise Sapientia (créée dans plusieurs villes de Transylvanie avec les financements du gouvernement hongrois).

Parmi les principales initiatives du FIDESZ pour soutenir les Hongrois de Transylvanie, et qui ont provoqué des débats publics en Roumanie, nous pouvons signaler : la Loi du Statut 275 , le projet de financer une université privée en langue hongroise en Transylvanie (réponse au refus de l’Etat roumain de créer une université publique en langue hongroise), le référendum sur la double nationalité.

Toutes ces actions entreprises par les différents acteurs politiques de Hongrie à l’égard des Hongrois transylvains, entraînant des prises de position de l’Etat roumain, ont renforcé les débats autour de cette minorité, faisant d’elle une question « sensible». En effet, tous les débats sur la question de la minorité hongroise ont vu surgir, à un moment ou à un autre, les mêmes thèmes obsessionnels : « l’autonomie », la « sécession », « le Hongrois - l’ennemi de la nation », la « trahison », avec un accent mis sur un terme ou un autre en fonction de l’époque. Et, au bout du compte, ces discussions sont ramenées à un autre sujet sensible, plus ou moins formulé : la Transylvanie (Ardealul).

Pour résumer, nous avons donc pu remarquer que cette catégorie symbolique, la Transylvanie, associée à un territoire (et à une question) sensible, se produit continûment dans le jeu politique des initiatives concernant la minorité hongroise, arbitrées entre Budapest et Bucarest. Dans cette partie j’ai présenté quelques actions politiques entreprises du côté de la Hongrie. Il est maintenant temps de retourner le regard de l’autre côté de la frontière, sur le réseau institutionnel et associatif magyarophone de Transylvanie, directement visé par ces initiatives de Budapest.

Notes
263.

La population de Transylvanie (historique) passe de 149 471 habitants en 1850 à 324 955 en 1910. En 1912, la région compte vingt-sept villes. La population urbaine représente alors seulement 12,7 % de la population totale, avec des différences notables entre ses sous-régions : simplement 7,3 % dans le Pays Sicule, mais 22,1 % dans la région de Brasov. (cf. Köpeczi Béla (red.) Erdély rövid története, Akadémiai Kiadó, Budapest, 1989, p. 492.

264.

Kürti L., op. cit.

265.

Regardée d’un autre point de vue et dans un contexte plus actuel, cette région reste encore de nos jours une région frontalière: elle se trouve à la frontière avec les territoires de l’Union Européenne.

266.

La pièce de théâtre Hazám, hazám  a été présentée par la Compagnie Krétakör de Budapest, textes de István Tasnádi, Arpád Schilling, mise en scène Arpád Schilling, TNP, Villeurbanne, mars 2003.

267.

Celles-ci sont représentées par un coq, un lion et par Mickey Mouse auxquels se joint ensuite un ours qui viole le corps du cheval mutilé.

268.

Ce référendum a abouti à un rejet de la proposition d’élaboration en Hongrie d’une loi concernant la double citoyenneté.

269.

Je remercie Horváth Andor pour certaines clarifications qu’il m’a apportées sur la période du régime de Ceausescu.

270.

Constitution de la République de Hongrie, Article 6 (3) : « La République de Hongrie reconnaît sa responsabilité dans le destin des Hongrois vivant en dehors de ses frontières et s’engage à encourager leurs liens avec la Hongrie », in A Magyar Köztársaság Alkotmánya (La Constitution de la République de Hongrie), Budapest, Korona, 1998, p. 14.

271.

Il est question du Bureau Gouvernemental des Hongrois vivant à l’étranger (Határon Tuli Magyarok Hivatala). Les gouvernements ont également accordé des sommes importantes à des fondations qui par la suite redistribueront ces ressources : la Fondation Illyés, la Fondation Apáczai, la Fondation Segitő Jobb, la Fondation (Uj) Kézfogás, et autres.

272.

Le premier gouvernement d’après 1989 est formé en 1990 par une coalition dirigée par Le Forum Démocrate Hongrois (Magyar Demokrata Fórum) et le troisième, formé en 1998 par une coalition dirigée par L’Alliance de la Jeunesse Libérale (FIDESZ). Le premier ministre de ce troisième gouvernement, Viktor Orbán, est un personnage très connu pour son discours de soutien aux Hongrois de Transylvanie.

273.

Ce gouvernement a été constitué en 1994 par une coalition dirigée par Le Parti Socialiste Hongrois (Magyar Szocialista Párt), de nouveau au pouvoir depuis 2002.

274.

Kántor Z., op. cit.

275.

La Loi du Statut (2001) connue en roumain comme Legea Statutului (Státustörvény), est une initiative des conservateurs de Hongrie : Törvény a szomszédos országokban élö magyarokrol (Loi concernant les Hongrois vivant dans les pays voisins). Elle concerne un système d’aide sociale et économique pour les individus ayant le « statut » de Hongrois dans les pays voisins. Une bonne lecture de cette loi est faite par Kántor Z. (op. cit.). Un des buts de cette loi était d’aider les Hongrois, par des facilitées avant tout économiques, à rester dans le pays dans lequel ils vivent. Un des principaux reproches de la part du gouvernement roumain (et slovaque) concernait la discrimination mise en place par cette loi, selon des critères ethniques, et qui touchaient principalement les Roumains (et les Slovaques en Slovaquie).