Regard sur le monde associatif hongrois de Cluj

Cette partie consacrée à l’analyse des associations hongroises de Cluj a comme point de départ des observations et des entretiens menés au sein des organismes suivants : EME (Erdélyi Múzeum Egyesület) - Association du Musée Transylvain – en quelque sorte une Académie de Sciences des Hongrois de Transylvanie ; EMKE (Erdélyi Magyar Kulturális Egyesület) - La Société Hongroise de Culture de Transylvanie ; EKE (Erdélyi Kárpát Egyesület) - l’Union Carpatique Transylvaine - organisme de tourisme ; Association Kelemen Layos - Association pour la protection des monuments historiques ; Association des Etudiants Hongrois de Cluj (Magyar Diákszövetség). J’ai mené des entretiens également au sein de l’UDMR (le segment politique, le Présidium Executif), au quotidien Kronika (journal en langue hongroise qui paraît uniquement en Transylvanie) et à la revue de culture et de sciences sociales Korunk.

Pour rendre compte de la dimension du réseau des associations culturelles hongroises, elles sont environ une soixantaine à Cluj (enregistrées par EMKE), avec des filiales dans d’autres villes ou villages de Transylvanie. Ce réseau est donc exclusivement transylvain et compte une seule exception, l’Association culturelle Petöfi de Bucarest. Ces organisations bénéficient principalement des supports financiers de l’Etat hongrois par l’intermédiaire, comme nous l’avons vu, de certaines fondations créées par le gouvernement hongrois. Dans un second temps, un soutien financier vient aussi de la part de l’Etat roumain, plus précisément du Service des Minorités Nationales, par l’intermédiaire de la Fondation hongroise Comunitas qui redistribue cet argent. Il convient de préciser également que les actions de ces associations hongroises fonctionnent grâce au bénévolat et qu’elles se financent aussi par la vente de leurs publications.

La majorité des associations hongroises (re)créées après 1989, qui forment ce que Kántor Z. appelait la « société ethno-civile » hongroise, se revendiquent aujourd’hui comme les héritières des associations créées à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Fonctionnant pendant l’entre-deux-guerres, ces associations ont été interdites pendant l’époque communiste. Certaines associations comme par exemple (EME, EKE et EMKE) détenait un patrimoine (archives de famille, objets de musées) qui était jusqu’en 1918 sous la protection de l’université hongroise Ferenc Jozsef de Cluj. Cette université pouvait utiliser ces collections en contrepartie du versement d’une certaine somme aux associations. Durant l’entre-deux-guerres, ces biens demeurent encore la propriété de ces associations, mais suite à la politique de confiscation, conduite par le régime communiste, ces patrimoines deviennent « bien public ». Jusqu’à ce jour, nous les retrouvons au sein d’institutions comme la Bibliothèque Universitaire, les Archives de l’Etat ou dans différents musées.

Cette situation est en grande partie responsable des relations plus ou moins tendues entre certaines de ces associations et les institutions publiques, les associations demandant à l’Etat qu’on les reconnaisse comme propriétaires de ces collections. Elles ne formulent pas de revendications de restitution proprement dite de ces biens, excepté pour des bâtiments où le processus de restitution est plus simple et moins controversé. Cependant, les associations qui prétendent avoir détenu ces collections souhaitent que l’Etat roumain conserve ces biens afin de leur donner une large visibilité et qu’en échange il finance leurs activités. Comme ce souhait n’est pas satisfait, les relations entre institutions publiques et associations sont conflictuelles, ces dernières accusant l’Etat d’un manque de reconnaissance à leurs égards.

Nous allons voir que la situation de ces collections n’est pas une des seules raisons qui conduisent à une crispation des relations entre les institutions publiques et les associations hongroises.

Une analyse de la revue Korunk de 1994 montrait que les 400 organisations hongroises existantes à l’époque en Roumanie avaient pour objectifs le développement et la mise en valeur des aspects identitaires276. Le programme de ces organismes laisse entrevoir un manque d’intérêt pour le développement d’un espace civique de communication roumano-hongroise.

Nous avons vu que ces associations créées à la fin du XIXe siècle dans l’esprit du national building, continuent de fonctionner sur les mêmes principes après 1918, mais dans un cadre nouveau : celui de l’Etat roumain. Filiales pour la plupart avant 1918 des associations de Budapest portant le même nom, elles gardent leur objectif de développement de la science et de la culture hongroise après le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie mais recentrent davantage leur objet d’intérêt justement sur la Transylvanie. Pour donner un exemple, l’association EKE conserve après 1918 le même objectif de « connaissance du patrimoine de la patrie » à travers les actions touristiques. Cependant, si la « patrie » était comprise à l’origine comme le territoire de la Grande Hongrie historique, aujourd’hui la « patrie » fait référence à la Transylvanie.

La confrontation avec cette nouvelle situation d’après 1918 a constitué un choc pour les deux peuples. Les Hongrois, pour la première fois, ne se voyaient plus comme les « maîtres » et la nation favorisée en Transylvanie, mais comme des minoritaires. Les Roumains aussi, surtout ceux immigrés du Royaume roumain, sont confrontés à une situation et à un espace interethnique totalement nouveau. Le réseau des organisations hongroises apparaît donc comme une forme majeure de résistance du groupe face à ce nouveau cadre perçu comme étranger : « Comme ça, avec nos associations, nous sommes restés entre nous », me déclare un membre d’EKE. Ce réseau d’institutions fut en même temps une forme de survivance culturelle du groupe face à l’idéologie nationale roumaine et surtout face à un Etat qui mettait en place des politiques d’homogénéisation et de roumanisation de la Transylvanie.

Le contexte dans lequel ces associations réapparaissent au début des années 90 est marqué aussi par un climat tendu dans les relations interethniques (le conflit de Targu Mures, la force des discours des partis et associations ultra-nationnalistes roumaines). Dans ce contexte, ces organisations deviennent à nouveau un signe visible de résistance de la communauté hongroise.

Dans la politique de ces associations il est possible de lire, même de nos jours, l’expérience parfois douloureuse que celles-ci ont subi au cours de l’histoire (dans les années trente, dans la deuxième partie du régime Ceausescu et dans l’époque du maire ultranationaliste Funar). Ces expériences ont altéré la confiance quant à la collaboration avec des organismes locaux autres que hongrois et ont constitué une des raisons pour laquelle ces structures se sont organisées en réseau, refusant l’autre. Cet aspect contribue, en partie, à une reproduction des catégories et des clivages ethniques « Roumains/Hongrois ». Les histoires d’assimilation des institutions hongroises, surtout pendant la période communiste, sont une constante dans le discours des personnes rencontrées. Si, à une époque, les villes ou les villages de Transylvanie avaient souvent des institutions séparées, roumaines et hongroises, après la deuxième guerre mondiale, le système des institutions mixtes est à la mode. Pour prendre l’exemple des écoles, des institutions initialement séparées, elles deviennent des écoles mixtes roumano-hongroises après la deuxième guerre mondiale. Au début, la direction des écoles était roumaine avec deux sous-directions hongroise et roumaine. Au fur et à mesure, les Hongrois sont démis des postes de direction et l’étape finale est la dissolution de la section hongroise de l’école.

Mais au-delà de ces expériences douloureuses, un sentiment de méfiance et de refus du « Roumain » ainsi que la production d’un espace communautaire qui célèbre l’entre-soi sont souvent entretenus. Le caractère de société fermée de certaines associations va parfois jusqu’à rendre difficile l’accès à ces organismes si l’on n’est pas recommandé par un des « leurs ». Je retrouve quelques notes de mon cahier de terrain :

« En bas du bâtiment qui abrite l’association… je remarque son nom écrit en trois langues (roumain, hongrois, allemand). Arrivée à l’étage de l’association, je me retrouve dans la difficulté de choisir à quelle porte frapper car toutes les portes portent des inscriptions en hongrois que je ne comprends malheureusement pas. Je frappe à une porte, de manière aléatoire, et en entrant je donne le « Bonjour ! » en roumain. Dans la seconde suivante, je rêvais déjà d’être sortie. J’ai eu l’impression que les personnes qui se trouvaient dans la pièce me regardaient étonnamment, comme une curiosité, comme quelque chose d’exotique, une sorte d’OVNI atterri par hasard dans un autre monde. Bref, c’est comme s’ils ne comprenaient pas ce que je faisais là. Après un accueil méfiant et presque impoli, j’ai finalement réussi à rencontrer les personnes que je souhaitais. Malgré un accueil plutôt chaleureux de la part des deux interlocuteurs avec lesquels j’ai eu ce premier entretien, celui-là n’est pas vraiment sortie d’une rhétorique des bonnes relations entre les Roumains et les Hongrois de Cluj et de la grande et merveilleuse collaboration entre leur association et les autres institutions publiques de la ville. »La méfiance a disparu lors des entretiens ultérieurs, mais cela fut probablement le fait du changement d’interlocuteur.

Pour revenir à la question de l’absence du personnel dans les institutions hongroises, je voudrais noter que, si les Hongrois étaient parfois démis des postes de direction pendant les deux dernières décennies du communisme, la diminution du personnel hongrois dans les institutions publiques constituait un phénomène général qui s’est poursuivi après 1989 : je l’ai observé dans les musées, mais il est présent dans d’autres institutions de Cluj : Bibliothèque Municipale, Archives Nationales, Institut de l’Histoire de l’Académie roumaine ou autres. Un historien, actuellement chef d’EME et ancien spécialiste de l’Institut de l’Histoire de l’Académie, se rappelle des bonnes relations d’autrefois entre Roumains et Hongrois, quand ces derniers étaient eux aussi présents dans cette institution. Il a essayé plusieurs fois de suggérer à la direction actuelle de cette institution, qui ne compte plus aucun Hongrois parmi ses employés, d’en recruter au moins un, afin de prendre en charge l’acquisition des publications hongroises. Cette absence de personnel hongrois dans les institutions publiques a un impact direct sur leurs actions et sur leur politique : elle oriente les axes du travail et de la recherche de ces institutions, la politique des acquisitions et, implicitement, elle oriente la documentation (l’information) fournie au public ce qui a aussi un impact décisif sur la construction ou l’attirance d’un certain type de public. Cette absence des employés hongrois peut alors jouer sur la (re)production des clivages ethniques au sein du public. Cet aspect est très visible au sein de certaines institutions publiques de Cluj, comme par exemple les musées, dans lesquels les Hongrois refusent d’entrer :

‘« Les Hongrois n’ont pas des raisons d’aller dans ces musées. De toutes façon, ils considèrent que l’histoire roumaine est un mensonge. Les Hongrois ne sont pas intéressés par les preuves de la continuité, qu’il y en ait ou pas. Et quand ils voient la mise en scène des luttes entre Roumains et Hongrois où ces derniers sont présentés de manière négative, alors ils ont encore moins envie de rentrer dans ces musées » explique un représentant de l’Associations des Etudiants Hongrois de Cluj.’

Une autre personne âgée d’une quarantaine d’année, guide touristique et accompagnateur des touristes venus de Hongrie, affirme :

‘« Je ne peux pas emmener les Hongrois dans le parc Hoia du Musée Ethnographique, car là-bas la culture magyare est représentée par une petite et pauvre maison de Sicules. Il y a aussi une maison saxonne, c’est tout. Je ne dis pas qu’elles ne sont pas authentiques, mais c’est une image fausse. Si je dis aux touristes : ‘’le musée que vous voyez est un échantillon de culture rurale représentatif de la Transylvanie’’, ils vont toute suite me dire: ‘’Monsieur, vous nous racontez n’importe quoi. C’est ça qui est représentatif des maisons sicules et saxonnes de Transylvanie ??? » ’

Les expositions dans les musées correspondent au tableau de la région présenté plus généralement dès les premiers manuels scolaires et jusqu’à des manifestations de la scène publique, comme certaines fêtes de la ville. Les Hongrois ne se sentent pas appartenir à une réalité définie en ces termes et ils ne veulent pas accepter cette image de « minorité », de quantité négligeable qui doit se mêler dans le tout, qui leur est renvoyée. Ils ne se sentent pas « dedans », comme m’explique un interlocuteur, et de là découle leur besoin de construire un système institutionnel parallèle :

‘« Je ne sais pas si vous vous rendez compte ce que veut dire pour un enfant qui grandit dans une famille hongroise et qui se réveille un jour en se rendant compte que tout ce qu’il a appris en famille n’existe pas…la langue, tout l’univers et les références avec lesquelles il a grandi. C’est un sentiment très fort de confusion et de mal être. Alors, soit il souhaite rester différent et donc il voudra rester de côté, soit il voudra être dedans ». (Universitaire de Babes-Bolyai, 36 ans)’

En conséquence, les expériences négatives subies durant l’entre-deux-guerres, mais notamment pendant le communisme et les mandats du maire Funar277, les politiques actuelles des institutions publiques, leurs façons d’intégrer dans un tableau unitaire et ethno-culturel le passé et le présent de la communauté hongroise, tous ces facteurs accentuent le désir de l’intelligentsia hongroise de constituer un réseau institutionnel propre, avec leurs écoles, leur musées, leurs bibliothèques, etc.

L’université d’Etat en langue hongroise a une place importante dans ce réseau institutionnel parallèle. Le souhait de bénéficier d’un enseignement supérieur en langue magyare à Cluj au lieu de fonctionner avec des sections hongroises dans le cadre de l’université publique « multiculturelle » Babes-Bolyai, tient principalement à une raison symbolique. Pour l’intelligentsia hongroise, une université en langue magyare sera la garantie d’une reconnaissance de la population hongroise en tant que communauté culturelle et politique disposant de ses propres mécanismes de décision et qui ne soit plus considérée comme une « minorité » (dont l’existence se perd et fait allégeance à l’entité majoritaire).

D’un autre côté, l’université Babes-Bolyai (avec ses trois lignes d’enseignement roumaine, hongroise et allemande) représente la seule exception parmi toutes les institutions où les Hongrois n’ont pas « perdu la bataille », comme l’expriment certains, et où ils ont pu s’affirmer en développant un fort noyau d’enseignement en langue hongroise. Cette réussite a finalement divisé l’élite universitaire hongroise en deux camps : ceux qui se sont prononcés pour la création d’une université séparée en langue hongroise, financée par l’Etat, et ceux qui ont souhaité poursuivre dans la même formule mixte connue jusqu’à présent278. Cependant, comme le remarque aussi Kántor Z.279, cette division ne doit pas laisser penser que les controverses se sont seulement portées sur l’utilité d’une telle université séparée. En effet, le choix a été fait entre deux modes de reproduction des élites hongroises. D’une part, ceux qui se sont prononcés pour la continuité de fonctionnement actuel (avec quelques améliorations) ont argumenté que la situation présente ne permettait pas d’assurer un enseignement très performant dans une université séparée. D’autre part, certains ont considéré que la création d’une université séparée, malgré les difficultés initiales et malgré les sacrifices à court terme, auraient des effets beaucoup plus satisfaisants à long terme. Il est intéressant de noter que ceux qui se sont prononcés pour un fonctionnement mixte ont été parfois accusés de vouloir entretenir des formes et pratiques universitaires « communistes », issues des années 50, quand les deux universités (Babes et Bolyai) ont fusionné sous la forme de l’université « Babes-Bolyai » encore actuelle. Cet événement qui a eu lieu en 1959 est, comme je l’ai déjà mentionné, vécu comme un deuil par les universitaires hongrois qui avaient vu dans cette initiative une stratégie d’assimilation culturelle de la part du régime communiste. En conséquence, le refus d’un fonctionnement institutionnel avec les Roumains est souvent jugé par certains membres de la communauté hongroise comme une forme d’existence communautaire pervertie, qui ne serait qu’une construction artificielle et dont le régime communiste a montré le piège de l’assimilation. Au-delà de touts ces débats entre universitaires hongrois, la question de création d’une université séparée dépasse dans une certaine mesure la sphère de leur compétence ; elle est devenue une affaire de toute la communauté hongroise.

La résistance de la communauté hongroise face à une assimilation culturelle roumaine passe principalement par le facteur linguistique, raison pour laquelle les Hongrois accordent une grande importance à la constitution d’un réseau institutionnel fondé sur le critère linguistique. La langue est pour les Magyars de Transylvanie le plus important élément de différenciation identitaire par rapport aux Roumains. Comme le montre, Horváth István280, la langue et les autres éléments d’identification culturelle sont pour cette population les facteurs principaux de la construction identitaire et cela ne tiendrait pas au modèle général d’identification à la nation hongroise, mais au fait que les Hongrois de Roumanie se trouvent en situation de minorité. L’auteur souligne qu’en Hongrie les critères selon lesquels est jugée l’appartenance à la nation hongroise incluent aussi bien des éléments culturels que politiques. Cela serait aussi le modèle d’identification national remarqué dans le cas des Roumains, ce qui les distinguerait des Hongrois de Transylvanie. Je vais reprendre brièvement quelques données analysées par l’auteur dans ces travaux de recherche sociologique281. A la question : « Quels sont, selon vous, les trois éléments les plus importants pour qu’une personne soit considérée commeroumaine/hongroise ? », les résultants obtenus sont suivants :

  Les Roumains 282 concernant les Roumains 283 Les Hongrois concernant les Hongrois
1. Etre né en Roumanie (Hongrie) 56,3 3.04
2. Avoir la citoyenneté 284 roumaine (hongroise) 37.1 8.2
3. Avoir comme langue maternelle le roumain (le hongrois) 41.9 82.5
4. Etre baptisé dans une église roumaine (hongroise) 30.1 23.5
5. Vivre en Roumanie (Hongrie) 18.2 2.4
6. Respecter le drapeau roumain (hongrois) 14.9 17.3
7. Se considérer comme appartenant à la culture roumaine (hongroise) 23.1 44.7
8. Se considérer Roumain (Hongrois) 40.2 63.8
9. Respecter les traditions roumaines (hongroises) 22.5 23.9
10. Parler le roumain (le hongrois) en famille 14.7 25.5

Nous observons dans ce tableau que le modèle d’identification nationale des Hongrois de Roumanie est focalisé sur des éléments culturels comme la langue et sur le fait d’assumer de manière directe une identité ethnique et l’appartenance à une culture. Quant au modèle roumain d’identification nationale, il est diffus et nous ne pouvons pas trouver des critères qui dominent si fortement, comme la langue dans le cas des Hongrois. Pour les Roumains, à part les éléments culturels, le lieu de naissance comme l’appartenance à un territoire étatique et le lien symbolique et juridique avec l’Etat roumain (la citoyenneté) présentent également de l’importance.

Après ce cadre sociologique général concernant les critères d’identification nationale des habitants de la Transylvanie, revenons maintenant aux associations hongroises de Cluj afin de voir quelle place possède la langue dans leurs pratiques. Lors de mes recherches, j’ai pu observer que la langue est le premier élément du dispositif de protection identitaire face aux tentatives d’assimilation culturelle de la part de l’Etat à partir de la période de l’entre-deux-guerres. Elle reste même aujourd’hui le mécanisme de défense identitaire prédominant :

‘«  Les institutions hongroises font bien attention de préciser dans leurs statuts que la langue des réunions est le hongrois. Car il peut arriver que 500 ou 5000 Roumains débarquent dans l’association et qu’ensuite ils la reprennent. EME a connu une tentative de ce genre pendant l’entre-deux-guerres. Depuis, on fait attention que cela ne se répète pas. Il suffirait seulement qu’une nouvelle direction affirme par exemple qu’il faut céder tous nos biens à je ne sais pas qui. » (membre de l’Association EME, âgé d’une soixantaine d’années)’

Dans tous les exemples de mon terrain, ils ressort que pour mes interlocuteurs : « est hongrois celui qui parle le hongrois ». Dans les différentes situations de terrain, lorsque je prononçais certains noms hongrois avec l’accent hongrois, plusieurs fois j’ai entendu dire des remarques du genre : « Vous voyez, vous commencez à devenir un peu hongroise ».

Si la langue hongroise est la langue officielle des associations, le contenu de leurs actions porte lui aussi presque exclusivement sur ce qui est considéré comme spécifique à cette communauté. Un représentant de l’Association Kelemen Lajos, laquelle se propose de militer pour la protection du patrimoine, déclare avoir voulu empêcher que l’association ne se concentre pas exclusivement sur le patrimoine « hongrois ». La raison invoquée fut que le patrimoine produit avant le XIXe siècle n’était pas un patrimoine « ethnique ». Cette personne conduit des recherches de terrain avec des étudiants en histoire de l’art et des recherches focalisées sur des régions à forte population hongroise (les judete Covasna, Harghita, situés dans le Pays Sicule). Cette équipe d’étudiants était au début mixte, roumano-hongroise, mais les sources historiques étant en langue hongroise, cela a empêché finalement la collaboration avec les étudiants roumains méconnaissant de cette langue. Par ailleurs, le choix des universitaires hongrois de faire des recherches dans les régions majoritairement hongroises ne tient pas seulement à un intérêt pour l’étude d’une histoire centrée surtout sur leur communauté, mais aussi à des financements venant de Hongrie. Comme l’argent est rare, les financements existants orientent de fait le champ des travaux. Ainsi, cet aspect entretient une polarisation sur un critère ethnique à la fois des intérêts de la recherche et des équipes.

La langue peut être un support sur lequel se construit le lien identitaire et la séparation ethnique. La tension entre ces deux dimensions s’exprime dans des émotions qui relèvent de cette dualité. Une personne, âgée d’environ quarante ans, membre de l’association EKE, organisme qui se charge de l’organisation des promenades à la montagne et d’autres activités de tourisme, déclare :

‘« Si nous invitons aussi des Roumains à nos activités, la langue parlée sera le roumain. Et nous craignons alors que notre EKE ne soit plus le même. Et vous savez, quand tu parles le roumain c’est comme quand tu marches dans une chaussure un peu étroite. Ça te gêne un peu. C’est sûr que tu peux marcher comme ça, mais ça devient trop fatiguant de faire de la randonnée dans une chaussure qui te gène et au bout du compte tu perds aussi l’envie (…). Je me sens frustré. En tant que président de l’association, je me sens isolé. Je vois qu’il y a d’autres associations roumaines à Cluj, avec lesquelles je n’ai aucun lien. Nous avons les mêmes objectifs, sauf que je marche sur mes chemins dans ma langue…Et, pour être un peu ironique, j’en vivrai et j’en mourrai. Nous nous isolons, mais au moins nous restons entre nous ». ’

Le malaise et le sentiment de disparition du groupe sont présents dans les deux cas suivants : d’une part, dans cet enfermement de l’entre-soi, qui finalement n’est synonyme que de la mort du groupe ; d’autre part, dans la perte de la communauté d’appartenance par une perte de l’usage de la langue et par une disparition ou assimilation au sein de la nation culturelle roumaine. Ces deux cas sont les deux faces d’un même phénomène de conversion fusionnelle de la communauté. Cette dimension de la communauté évoque le repli sur soi, car par l’adhésion de tous les individus à une « figure de l’Un » et « condensant l’ensemble social en son principe unifiant »285, elle tend à effacer les possibilités de communication avec l’extérieur. Je reviendrai dans la troisième partie de mon travail sur cette notion de communauté.

Comme je l’ai évoqué précédemment, aux tentatives d’assimilation culturelle de la part de l’Etat roumain, les Hongrois ont répondu par la constitution d’un réseau social parallèle. Les communautés ethniques se créent souvent des organismes permettant sa reproduction culturelle et la survivance face à une culture dominante. Mais un problème apparaît lorsque ces groupes ne veulent pas laisser de place à une ouverture vers l’extérieur, au partage avec d’autres communautés. La tradition des institutions culturelles séparées appartenant aux communautés ethniques existait déjà dans l’Empire austro-hongrois, mais celle-ci n’empêchait pas des collaborations entre ces organismes. Ce dialogue a commencé à être difficile lorsque l’idéologie nationale d’inspiration herderienne a été mise au service de la constitution d’un Etat-Nation et qu’elle est devenue une politique d’Etat.

La question de la langue est donc au cœur de cette tension entre l’enfermement et l’ouverture vers l’autre. Après 1989, le fait d’obtenir des droits collectifs importants et de ressources de fonctionnement communautaire, conduit la communauté magyare à une situation particulière : les Hongrois n’ont plus forcément besoin de la filière des institutions de l’Etat ou des réseaux de sociabilité roumanophone, pour se développer en tant qu’individus sociaux. A cela s’ajoute un autre élément. Si pendant le communisme la pression du régime pour imposer la langue roumaine dans toutes les sphères de la vie publique a été ressentie par les Hongrois comme un poids fort, après 1989 ces derniers se sentent libérés de cette obligation. Ces deux éléments font qu’ils se retrouvent de plus en plus dans des situations communautaires et de moins en moins dans la situation de parler la langue roumaine. Il arrive parfois des situations extrêmes comme celle qui m’est racontée par un ami enseignant à l’université : arrivé dans une salle de cours où les étudiants de la section hongroise de sociologie venaient de finir leur heures, mon ami (roumain) est sollicité par l’enseignant (hongrois) pour conseiller une étudiante sur quelques questions précises. Mais l’étudiante ne semble pas parler le roumain. Mon ami fait appel alors à l’autre enseignant pour traduire ses propos. Ce dernier me raconta ensuite que l’étudiante disait avoir eu honte de parler en roumain qu’elle estimait très mal maîtrisé. Ce type de situation où les personnes magyarophones n’osent pas parler le roumain n’est pas singulier et je l’ai déjà rencontré dans plusieurs situations de terrain. Lors d’un de mes déplacements dans un village du Pays Sicule, je me suis égarée. J’ai demandé à plusieurs reprises mon chemin à des habitants du village et nous nous sommes finalement entendus par des signes. J’ai rencontré cette difficulté à parler le roumain également lors des ateliers organisés par l’association La Ligue ProEuropa,dans le cadre de programmes créés afin de familiariser les étudiants venant des différentes régions du pays avec la spécificité multiethnique de la Transylvanie.

Dans mes recherches sur les institutions et les associations, j’ai pu identifier un autre type de situation où les crispations identitaires apparaissent en lien avec la question de la langue. Des tensions surviennent parfois lorsque des Hongrois qui se replient de plus en plus sur leur réseau communautaire et parlant leur langue, cohabitent à côté des Roumains qui, eux, parlent de moins en moins le hongrois (les générations de roumains bilingues sont actuellement en train de disparaître). Un professeur roumain de l’université de Cluj m’a expliqué la frustration ressentie par les professeurs roumains lorsqu’ils se retrouvent dans un bureau avec des professeurs hongrois qui parlent leur langue « entre eux ». Cette impossibilité de comprendre l’autre et de participer aux échanges est mal vécue par les Roumains. Ces tensions sont générales, dépassant l’exemple particulier de l’université. Je l’ai ressenti aussi dans le musée d’histoire, mais elle est présente généralement dans la majorité des institutions mixtes et parfois dans la pratique quotidienne des individus ordinaires. Certains professeurs roumains de Babes-Bolyai (des cas très isolés) se prononcent pour l’introduction de l’étude du hongrois dans l’enseignement, ce qui résoudrait selon eux une partie des problèmes. En outre, selon eux, apprendre la langue hongroise serait un outil indispensable dans l’étude de disciplines comme l’histoire, l’archéologie, l’histoire de l’art, ou d’autres disciplines. Cependant, certains Roumaine ne sont pas toujours enchantés par l’idée d’apprendre le hongrois. Un ami roumain me déclare très intrigué : « Que je sois obligé d’apprendre le hongrois dans mon pays …Ça va pas ?! Ce n’est pas possible une chose pareille !!! »

Ces situations marquées par la tension interethnique rendent compte d’un contexte dans lequel la langue (aussi bien roumaine que hongroise) reste un symbole et un outil d’affirmation des groupes. Son usage relève de la compétition entre ces derniers, ayant du mal à dépasser ce registre et à devenir (aussi) une forme de langage au sein d’un espace de la communication, pensé au-delà des différenciations ethniques. Je reviendrai sur cette question.

Je voudrais évoquer maintenant une situation de terrain où je fus moi-même, roumaine, confrontée à cette difficulté du partage dans un milieu hongrois. Cela eut lieu au cours de l’Université d’été de Tusnad/Tusványos en juillet 2003 et 2004. Cette manifestation fut initialement créée pour donner l’occasion aux jeunes roumains et hongrois de Roumanie de rencontrer des jeunes de Hongrie et de favoriser, plus largement, le dialogue roumano-hongrois par la participation de différents acteurs politiques et de la sphère civile des deux pays. Entre 1991 et 1997, l’événement fut organisé suite à une collaboration entre une fondation de Roumanie (La Ligue ProEuropa) et un mouvement politique devenu ultérieurement parti (FIDESZ). En 1998, le partenaire roumain se retira de l’organisation de cette manifestation. Un des responsables de la partie roumaine m’a expliqué cette rupture : « Au fur à mesure, le FIDESZ s’est éloigné de ses principes démocratiques et libéraux initiaux, pour devenir peu à peu un parti national conservateur, ce qu’il est devenu aujourd’hui »286.

Depuis 1998, même si des groupes de musique de Roumanie et de Hongrie, des films et de pièces des théâtre s’ajoutent chaque année aux débats organisés autour de thèmes politiques, le but initial s’est perdu : ce festival attire encore des jeunes, mais seulement des jeunes hongrois. Lors de cette dernière édition seule une vingtaine de jeunes roumains étaient présents par rapport aux 1500 participants hongrois. Une partie des étudiants hongrois sont finalement mécontents de cette situation et reprochent aux organisateurs la transformation de cette manifestation en moyen de propagande politique287.

Lors de ce festival, j’ai réalisé que c’était la première fois que je me sentais réellement en situation minoritaire. J’entendais uniquement le hongrois sur place et il m’était impossible de communiquer avec les autres. Je n’osais pas parler le roumain car j’avais l’impression qu’il n’y avait pas de place pour cette langue en ce lieu. Toutes les affiches et les inscriptions du festival, étaient en langue hongroise (même les indications des toilettes publiques) et il était difficile pour un Roumain de s’orienter dans cet endroit. Ce sentiment d’être un étranger dans ce monde à cause, croyais-je, de la langue était de plus en plus fort. En réalité, grâce à mes travaux de terrain, j’avais une relativement bonne connaissance de ce milieu ; je me disais donc que je ne devais pas avoir ce sentiment. J’ai réussi à communiquer en roumain à l’accueil, où j’ai trouvé aussi un programme du festival en roumain. Mais à qui étaient destinés ces programmes en langue roumaine ? Peut-être à quelques roumains « perdus » comme moi là-bas. Une connaissance roumaine, se trouvant sur place comme moi dans un but de recherche, me racontait elle aussi l’étonnement des étudiants hongrois face à un Roumain présent dans ce lieu, déjà habitués à une participation presque exclusivement hongroise. Comme nous n’étions pas sur place à la même période, nous avons ultérieurement échangé des idées sur notre expérience et partagé les mêmes sentiments « minoritaires » ressentis à « Tusványos ».

« Tusványos » s’apparentait parfois à un lieu d’expression d’une lecture exclusive de la Transylvanie. On pouvait y rencontrer par exemple certains jeunes portant des T-Shirts arborant l’inscription en anglais « Freedom for Erdély ! » et des drapeaux nationaux hongrois accrochés aux tentes des participants. Certains hongrois de Transylvanie ont à ce titre manifesté leur mécontentement vis-à-vis des messages qui sont véhiculés lors de cet événement, mais ils n’étaient pas majoritaires. Je me rappelle à ce propos la remarque d’un ami hongrois de Cluj rencontré sur place qui m’avouait alors : « Je commence de plus en plus à avoir honte quand je viens ici. »

Pour dépasser mon malaise et ma solitude sur place (pendant des heures je n’ai fait que des observations, faute de pouvoir parler aux autres), j’attendais impatiemment de rencontrer des personnes que je connaissais. J’ai éprouvé un profond sentiment de soulagement quand j’ai retrouvé mes connaissances, roumaines et hongroises, des interlocuteurs du groupe Provincia que j’étais venue rencontrer à cette manifestation. J’ai parlé avec eux en roumain, sans avoir le sentiment que le roumain n’était pas à sa place ici. Cela m’a fait comprendre ultérieurement qu’en réalité le problème ne résidait pas dans le fait de parler le roumain ou le hongrois, mais plutôt dans la situation de se penser en manque de reconnaissance de la part de l’autre, Hongrois ou Roumain, et alors de se taire. Par la manière de penser ce festival (inscriptions unilingues, discours politique parfois radical et exclusif), nous comprenons que la présence des Roumains n’est pas forcément attendue dans ce lieu et que ces derniers ne sont pas appelés à être des partenaires de dialogue et de cohabitation. Le festival reste une célébration de l’entre-soi.

A travers ces situations de terrain, j’ai pu donc observer que ce n’est pas le fait de parler le hongrois (ou le roumain) qui produit des crispations identitaires ou qui renforcent les séparations ethniques. Celles-ci doivent être regardées dans un contexte plus général dans lequel se développe la dynamique même des rapports entre ces deux langues. Ce contexte tient, entre autres, à une continuité dans la tradition déjà de plus d’un siècle de fonctionnement des réseaux culturels séparés mais qui se manifeste aujourd’hui dans un contexte nouveau : celui de la disparition, à part quelques cas isolés, du bilinguisme chez les Roumains, dimension à laquelle se rajoute un système institutionnel hongrois autosuffisant qui contribue à diminuer les situations d’interactions interethniques.

Il reste à signaler encore un élément important du cadre général dans lequel se développent les relations entre les élites culturelles roumaines et hongroises. Le manque de collaboration s’analyse aussi dans le contexte d’un désintérêt pour la culture de l’autre. Il est connu que toutes les cultures européennes sont considérées, à partir de l’émergence des nations, comme des cultures bien distinctes les unes des autres, égales entre elles par leurs valeurs intrinsèques et leur potentialité. Cependant, elles différent parfois par le rayonnement qu’elles exercent grâce à leur tradition et à leur dimension. Considérées dans cette perspective, les cultures roumaine et hongroise apparaissent plutôt des cultures « mineures », qui s’étaient attachées au cours des siècles à se rapprocher des cultures « majeures », comme les cultures française ou allemande. Aujourd’hui, cet aspect joue encore un rôle très important dans les relations entre les élites culturelles et scientifiques roumaines et hongroises. En tant que cultures« mineures », les cultures roumaine et hongroise sont plus intéressées à développer des relations avec les cultures « majeures » qu’à développer des relations entre elles. Vendre un livre roumain en Hongrie n’est pas une bonne affaire, si cette action n’est pas soutenue par des financements publiques. Il faut tenir compte aussi du fait que la culture hongroise de Transylvanie est tournée vers les productions culturelles de Budapest. La reconnaissance d’un écrivain hongrois de Transylvanie est validée à Budapest et dans la grande majorité des cas il restera totalement méconnu dans le milieu culturel roumain de Transylvanie. Dans le domaine des arts plastiques et de la musique, j’ai pu remarquer une meilleure coopération entre les artistes, mais observons que dans ce domaine, le langage principal autour duquel se porte l’échange n’est pas forcément la langue, mais une autre forme d’expression. Les théâtres sont aussi une bonne exception, illustrant cette fois des collaborations au-delà des frontières linguistiques.

A travers mon expérience à Cluj-Napoca, j’ai pu saisir de manière intéressante ce manque de communication entre les élites roumaines et hongroises et leur penchant pour les idées et les productions culturels ou scientifiques occidentales. Plusieurs fois dans mes conversations avec des amis hongrois (respectivement un sociologue et un professeur de littérature comparée), je constatais, qu’à défaut d’un mot roumain, ils faisaient appel systématiquement à un mot anglais ou français, qu’ils trouvaient plus facilement. Je peux remarquer que ce type de réaction est indépendant de l’âge des personnes, car il est rencontré aussi bien chez les plus jeunes que chez les plus âgés.

En outre, il me semble très important de noter que les traducteurs du hongrois en roumain et inversement sont très peu nombreux en Transylvanie et cela même par rapport à la demande actuelle (qui n’est déjà pas, comme je le mentionnais, très élevée). Cet aspect est un indicateur fort de la connaissance interculturelle et de la collaboration entre les élites du domaine culturel. Comme me l’explique un interlocuteur roumain, âgée de trente six ans: « Il n’y a pas de traducteurs, donc il n’y a pas de dialogue entre les écrivains ». Il est donc question d’un espace vide d’interconnaissance entre les deux groupes, en ce qui concerne les productions de la culture savante. Comme mon travail est centré sur les acteurs qui construisent un discours sur la Transylvanie (principalement des élites politiques, culturelles, scientifiques, etc.), mes observations n’ont pas porté sur les pratiques des individus ordinaires et donc sur les possibles échanges au niveau de leurs productions. Néanmoins, je peux noter grâce à des observations ponctuelles qu’une interconnaissance et un partage interculturel plus importants sont visibles à travers des savoir-faire artisanaux, des recettes gastronomiques, des chansons et des danses populaires, et cela principalement dans le monde rural où les influences réciproques se rencontrent davantage. Mais ici aussi, le tableau n’est pas homogène, mais variable d’un type de village à l’autre, de sa composition ethnique, de son histoire, etc.

Il faut aussi préciser que le manque d’intérêt et notamment de connaissances est généralement plus important au sein de la population roumaine envers la culture hongroise. Les Roumains transylvains ont eu beaucoup moins de contacts avec la culture magyare dans le système éducatif après 1918, tandis que les Hongrois étaient plus ou moins obligés d’apprendre la langue roumaine, d’étudier les grands écrivains roumains, ainsi que les aspects de la culture et de l’histoire roumaine. Dans ce contexte, les Hongrois protestent contre une totale méconnaissance de leur culture qui se traduirait par un manque d’équité dans les rapports entre les deux communautés.

Nous reconnaissons dans ces demandes de traitement égal de la communauté hongroise, les revendications des adeptes de la « politique de la différence ». Charles Taylor distinguait ce type de stratégie politique qui milite pour une reconnaissance et même pour un traitement favorisé des particularités culturelles, de la « politique de la dignité universelle ». Pour cette dernière, « le principe de respect égal implique que nous traitions tout le monde en étant aveugles aux différences » 288. Dans cette optique, les différences culturelles (ethniques, religieuses, de sexe…) ne devraient pas intervenir dans le champ de droit public des citoyens.289 Les adeptes de la « politique de la différence », critiquent les principes de cette deuxième position car elle « nie toute identité en imposant aux gens un moule homogène qui ne leur est pas adapté. » Mais les critiques ne s’arrêtent pas là. Cette « politique de la dignité universelle » qui veut nier les différences, ne serait finalement que le reflet d’une culture hégémonique. Car « seules les minorités ou les cultures supprimées sont contraintes de prendre une forme étrangère ».

Dépasser cette méconnaissance de la culture magyare est vu par l’intelligentsia hongroise comme un moyen susceptible de renforcer le dialogue entre les deux groupes :

‘« Si vous savez que Bartók Béla est hongrois, vous commencez à me regardez autrement », affirme un de mes interlocuteurs.’

Afin que ce manque d’intérêt soit «  rattrapé » et qu’une collaboration entre les élites culturelles soit plus visible, le soutien financier de ces actions de mise en commun est perçu par certains membres de l’intelligentsia comme une possible solution. Mais les financements publics de telles actions de collaboration sont en grande mesure absents. Ils sont généralement destinés soit à la mise en valeur de la « culture nationale» (comprise comme ethno-nationale), soit à la mise en valeur des « communautés minoritaires », tels que les financements du Service des Minorités.

Faute d’un soutien de la part de l’Etat et dans le contexte tendu des relations interethniques en Europe centrale et orientale, des fondations internationales importantes 290 ont orienté leurs ressources vers des programmes de collaboration entre les différentes communautés ethniques. Mais, s’il est vrai que de nombreuses initiatives à Cluj ont pu bénéficier de cet argent (pour des projets culturels, des publications, des ateliers de dialogue interculturel, la coopération scientifique…), une fois le réservoir fermé la logique de développement communautaire et ethno-national a repris le dessus. Les exemples sont multiples. Deux associations culturelles, Apostrof (qui publie une revue consacrée principalement à la littérature roumaine) et Korunk (association hongroise de culture et sciences sociales et à la fois revue) ont réussi à mettre en place un programme de collaboration : le « Programme des Interférences Culturelles Roumano-Hongroises ». A l’aide des financements de la Fondation Soros, du Ministère de la Culture de Hongrie et d’autres fondations de ce pays, ces deux associations ont réussi à rassembler des écrivains roumains et hongrois lors de conférences, publiées ultérieurement dans seize numéros des deux revues (pendant une durée d’un an et demi). A chaque conférence étaient invités un écrivain roumain et un écrivain hongrois. Pour assurer une suite à ce programme et pour lancer aussi un autre projet de traductions en roumain de la littérature hongroise de Roumanie, Apostrof a demandé des financements au ministère, plus précisément au Département des Relations Interethniques, organisme de l’administration publique centrale. Un des employés de l’association m’explique que les projets ont été refusés, la lettre reçue de cette institution invoquant la raison suivante : « Votre demande ne s’inscrit pas dans les objectifs du Département des Relation Interethniques ». La publication Internet de cette institution291 laisse entrevoir clairement que ses objectifs sont liés à la promotion « des droits des minorités nationales de Roumanie » par un soutien des organisations des minorités, mais pas de soutien et d’encouragement à la collaboration entre les différentes populations ou communautés. De manière similaire, le Ministère de la Culture de Hongrie et les fondations hongroises, ne financent pas non plus les actions de mise en commun interethniques, mais seulement les actions de mise en valeur de la communauté hongroise.

Un autre problème apparaît également dans ces programmes de collaboration. Même si de tels projet d’interconnaissance et de mise en commun entre les élites culturelles arrivent finalement à être mis en place par des financements ponctuels, le succès de ces actions auprès du public n’est pas assuré, car ce dernier ne semble pas demandeur d’un tel type de rencontre interculturelle :

‘« Nous publions aussi dans notre revue de très beaux textes de littérature magyare. Mais nous n’avons aucun retour de la part de nos lecteurs. Je crois que depuis deux ans que nous faisons ça, il a existé une seule chronique sur le fait que dans les pages de la revue Apostrof, nous pouvons trouver aussi de la littérature magyare. Mais c’est tout. Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Le fait que les gens lisent ? Qu’ils ne lisent pas ? Qu’ils sautent ces pages ? Qu’ils les lisent mais qu’ils ne veulent pas les commenter car s’ils le font ils se demandent s’ils ne vont pas être taxés des mauvais patriotes ?? » (membre du comité de rédaction, revue Apostrof)’

Il semble donc que le public n’est pas habitué et sensible à ce type d’ouverture à l’autre, ce qui est en grande partie une conséquence des politiques nationalistes d’Etat, commencées depuis plus d’un siècle et présentes encore de nos jours.

Notes
276.

L’information provient de Andreescu G., op. cit., p. 91.

277.

Les conflits entre le maire et les associations ont été nombreux pendant les douze années de son mandat. A différents moments, le nom de certaines associations hongroises ne pouvait pas figurer dans les Pages Jaunes ou dans d’autres publications de la ville, à cause des différentes stratégies mises en place par cet élu pour empêcher l’enregistrement de ces associations.

278.

En été 2004, les débats au sein de l’élite universitaire hongroise de Babes-Bolyai autour de cette question, ont penché en faveur de ceux qui avaient opté pour la continuité de fonctionnement selon la forme actuelle (ils ont été majoritaires par rapport à ceux qui souhaitaient une université séparée : cent soixante votes contre quatre-vingt-dix). Parmi les motivations du vote des opposants à l’idée de séparation je peux noter : le succès du fonctionnement de certaines équipes mixtes, le refuse du critère ethnoculturel comme fondement de cette institution séparée, des sentiments d’incertitude quant à la mise en place d’une nouvelle structure institutionnelle.

279.

Kantor Z., op. cit., p. 259.

280.

Horváth I., Limba, identitate si etnicitate, Thèse de doctorat en Philosophie de l’Histoire, Université Babes-Bolyai, Cluj-napoca, 2002, p. 26-29.

281.

Recherche effectuée par le Centre de Recherche des Relations Interethniques de Transylvanie (CCRIT) en juin 2000 et paru sous le titre d’ « Etnobarometru ».

282.

Les identifications ethniques utilisées dans cette recherche (et généralement par les enquêtes sociologie en Roumanie) sont celles données par les personnes enquêtées au recensement de 1992. Donc est « Roumain » celui qui s’est déclaré en tant que tel au recensement. Il faut rappeler un aspect important ici. Comme le montre Horváth I. dans son étude, les recensements partent de l’idée qu’entre les catégories ethniques existe une relation dichotomique, exclusive (le fait de se déclarer « Roumain » induit l’impossibilité de se déclarer « Hongrois »). En conséquence, sans remettre en question ces résultats, il faut néanmoins comprendre dans quel paradigme est pensée l’identification ethnique. Cette manière de concevoir l’appartenance ethnique des individus prédétermine d’une certaine façon les choix des répondants aux questionnaires. Horváth a analysé une autre relation pensée généralement comme dichotomique dans les recensements, la relation entre l’identification ethnique et la langue maternelle (l’hypothèse serait que ceux qui considéraient avoir comme langue maternelle le roumain/hongrois, se déclareraient « Roumains »/« Hongrois ». L’auteur montre qu’environ 2 à 3% de ceux qui se sont déclarés « Roumains » au recensement de 1992, considèrent aussi la langue hongroise comme une élément d’identification important.

283.

Les trois options possibles ont été cumulées.

284.

La « citoyenneté » en Roumanie aurait comme correspondant en France la « nationalité ».

285.

Tassin E., « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité », in Hermes, 10, CNRS, 1991, p. 24.

286.

L’année 1998 correspond à l’arrivée de FIDESZ au gouvernement et à une radicalisation de son discours, que j’ai déjà évoquée.

287.

Cette instrumentalisation de l’événement à des buts politiques (par le FIDESZ et par le groupe « radical » de l’UDMR) est devenue de plus en plus visible au fil des années. Cela est aussi une explication de la présence de moins en moins restreinte chaque année de participants roumains (acteurs politiques ou civiques).

288.

Taylor C., Multiculturalisme. Différence et démocratie, Aubier, 1994, p. 63.

289.

Le débat pour trouver des solutions et concilier ces deux positions est très riche dans la philosophie politique. Différentes positions s’expriment par rapport à cette question, regroupant les auteurs qui se positionnent entre ce que Michaël Walzer a appelé les « communitariens » et les « libértariens ». (cf. Michaël W., Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997)

290.

L’exemple le plus célèbre est celui de la Fondation Soros qui a financé la majorité des programmes de collaboration interethnique.

291.

A retrouver sur le site internet du Gouvernement de la Roumanie, le Département des Relations Interethniques : http://www.dri.gov.ro/