En Transylvanie

J’ai analysé plus haut la dimension patrimoniale de la construction du territoire de la patrie présente notamment après 1918 en Hongrie, construction dans laquelle la Transylvanie occupait une place symbolique importante. Qu’en est-il de la population hongroise qui reste en Transylvanie ? Sous le choc de la rupture avec la mère-patrie et après une période d’espoir dans l’attente d’un retour à la situation antérieure, cette population s’organise socialement comme groupe distinctif. C’est à proprement parler le moment de constitution et d’affirmation d’une nouvelle communauté, la communauté hongroise de Transylvanie. Le drame de cette population et les conditions de cette redéfinition communautaire s’expriment avec force dans le message de Kós Károly, dans son célèbre manifeste des années 20, resté jusqu’à nos jours le credo des Hongrois de Transylvanie :

‘« Restés seuls, nous ne travaillerons désormais que pour nous. Et vers l’Ouest, nous ne devrions plus regarder. Car cela ne fait qu’alourdir nos cœurs et faire mal à nos yeux (…). Nous partons sur un nouveau chemin, mais nous emportons avec nous le souvenir du grand enterrement et un copeau de la croix d’un pays crucifié ».321

La communauté hongroise de Transylvanie se dessine et s’affirme dans les années 20 car, avant cette période, c’est-à-dire plus particulièrement à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les spécificités locales devaient être dissoutes dans une entité nationale homogène. Dans le nouveau contexte d’après Trianon et de rattachement à la Roumanie, afin de survivre en tant que groupe, les Magyars de Transylvanie doivent s’inventer une spécificité à la fois par rapport aux Roumains que par rapport aux Magyars de Hongrie. L’affirmation identitaire en tant que « Transylvains » devient pour la première fois très forte, pour preuve la naissance, à cette époque, du courant transylvaniste 322. Comme je l’ai montré précédemment, cette identification en tant que « Transylvains » est reprise dans la rhétorique politique hongroise après 1989 et reste très forte encore actuellement. Nous avons vu, par exemple, la stratégie de l’organisation de l’UDMR après la chute du communisme, quand ses membres expriment le souhait de « retour à leur nid natal national, la Transylvanie » en établissant leur siège à Cluj, et cela malgré le fait que la politique allait être menée à Bucarest.

De nos jours, nous pouvons observer que les Hongrois de Transylvanie se déclarent à la fois « Hongrois » quand ils se définissent en relation avec les « Roumains » et « Transylvains », quand ils se comparent à d’autres « Hongrois » (principalement de Hongrie). Cette dynamique identitaire rappelle la théorie de Fredrick Barth323 sur le rôle des frontières ethniques dans l’organisation des collectivités et dans la constitution des groupes sociaux. S’éloignant d’une perspective substantialiste de l’ethnicité, l’auteur montre que l’existence d’un groupe ethnique n’est pas une donnée naturelle et objective. Les groupes ethniques n’existent que par la mise en œuvre d’un processus de délimitation permanente vis-à-vis d’autres groupes, par la création de frontières ethniques qui permettent des processus d’inclusion et d’exclusion. Cette perspective permet de comprendre la mise en avant d’une double appartenance identitaire des Hongrois de Transylvanie, qui en réalité n’est pas contradictoire. Si l’affirmation de la singularité sociale et culturelle vis-à-vis des Roumains s’appuie sur la langue, la différenciation face à leurs confrères de Hongrie est construite autour de la question du territoire. Un de mes interlocuteurs, Hongrois de Transylvanie, déclare :

‘« La Transylvanie c’est le lieu, le territoire où nous sommes nés. Moi, et bien d’autres, nous aurions pu partir [en Hongrie] car on nous a promis de nous donner à nous aussi du travail. Mais nous avons dit que nous ne partons pas car nous sommes chez nous. Les Magyars de Transylvanie considèrent ce territoire comme leur patrie. Même quand nous étions dans la Grande Hongrie, notre patrie était toujours la Transylvanie ». (membre d’EMKE, 63 ans)’

L’entre-deux-guerres est le moment de revalorisation de ce lien indestructible de l’homme à la terre, le seul élément perçu comme stable dans un nouveau monde dont les anciens repères sont en crise. Nous retrouvons à nouveau l’idée d’autochtonie sur laquelle se construit, cette fois, la spécificité magyare transylvaine. L’affirmation d’une nouvelle communauté, est concomitante à une renaissance de la Transylvanie. Même si des éléments de l’imaginaire historique et littéraire concernant cette région étaient présents déjà depuis le XIXe siècle (voire avant) en lien avec l’âge d’or de la Principauté sémi-indépendante de Transylvanie, ces éléments s’estompent de plus en plus sous l’impact de l’idéologie nationale et unificatrice. L’entre-deux-guerres a ainsi apporté un contexte propice à la revalorisation de la Transylvanie. L’idée de territoire comme symbole de survivance du groupe et le principe de l’autochtonie s’affirment plus fortement dans ce contexte où le territoire est annexé par un pays vu comme une menace à l’adresse même de la communauté hongroise y vivant.

Ce renouvellement de la construction sociale du territoire, durant l’entre-deux-guerres, exprimé dans l’idée de résurrection de la Transylvanie, s’appuie sur une réinterprétation du passé :

‘« L’ancienne Hongrie n’existe plus pour nous ; mais Ardeal, Erdély, Siebenbürgen, Transsylvania, ou quelle que soit la langue dans laquelle les gens la désignerait, a ressuscité. Elle existe 324 , comme elle a aussi existé lorsque nous-mêmes avons cru - puisque nous avons voulu le croire - qu’elle n’existait plus et que seulement la Hongrie existait. Elle a existé aussi bien à ce moment là que maintenant et, indépendamment de toute volonté, elle existera éternellement. »325

Si l’attachement du groupe à ce territoire a résisté à l’épreuve du temps, il doit être préservé en tant que principe d’action dans le présent et dans l’avenir. Sans quoi, la dispersion du groupe en dehors de ce territoire serait équivalente à la mort de la collectivité. Une sanction sociale accompagnerait ainsi les émigrants de cette terre :

‘« Ceux qui sont partis tout au long des rivières, ils ne peuvent plus retourner ici ; celui qui part d’entre nous, celui-là ne doit guère désirer un jour son retour ; il n’aurait plus jamais ni place, ni héritage ».326

Ce devoir moral de « rester chez soi » vient, d’une part, d’une vision organique de la communauté et du lien, envisagé comme indissoluble, entre cette identité culturelle nationale et le territoire de la patrie. D’autre part, il faut lire cela dans le contexte particulier où le nombre de la population hongroise était déjà une question fortement politisée à partir de la fin du XIXe siècle, face à une population roumaine majoritaire, demandeuse des droits collectifs. Après 1920, la communauté hongroise doit faire face à un risque nouveau et réel de perdre sa situation démographique traditionnelle.

Dans les entretiens menés avec de nombreux Hongrois de Cluj, la Transylvanie apparaît comme le seul cadre de référence, la seule carte mentale dans laquelle s’inscrit leur vie et leur activité professionnelle. Les références au « centre » et à la « périphérie », sont en lien avec l’espace géographique de la Transylvanie et non de la Roumanie. Référence première de la communauté hongroise qui se reconnaît donc plus dans l’appartenance à ce territoire que dans le cadre politique, la Transylvanie reprend, au moins symboliquement, les fonctions de la Roumanie. Ce territoire est conçu comme une sorte de « pays » avec des fonctions administratives et politiques souvent imaginées (nous avons remarqué l’organisation de la « société civile » et politique hongroise, envisagée comme une micro-structure institutionnelle parallèle sur le territoire de la Transylvanie).

En conséquence, en opposition au gouvernement de Bucarest qui, à partir de 1920, commence à mener une politique de fusion de la Transylvanie dans une unité nationale, pour les Hongrois de Transylvanie et de Hongrie, ce territoire apparaît comme un territoire historiquement et culturellement distinct de la Roumanie. Si le « transylvanisme », comme courant de pensée de l’entre-deux-guerres, s’est prononcé initialement pour la construction d’un espace commun transylvain entre Roumains, Hongrois et Saxons, cette idée s’est estompée de plus en plus face à la recherche d’un territoire « hongrois », célébration de l’entre-soi.

Nous allons voir maintenant que la lecture hongroise de la Transylvanie, que je vais appeler par convention Erdély, et la lecture roumaine, Ardealul ne correspondent que vaguement. Elles renvoient plutôt à deux territoires symboliques et culturels parallèles.

L’analyse des actions des associations hongroises laisse entrevoir des repères spatiaux et temporels de la construction de la Transylvanie complètement différents de ceux que nous avons rencontrés dans les musées de Cluj. La Transylvanie apparaît pour ces associations comme un territoire essentiellement hongrois, un territoire qui met en avant la période d’avant 1918. A Cluj, nous pouvons observer que les journaux hongrois actuels utilisent en majorité les noms de rues de la fin du XIXe siècle, et cela sans exception pour le centre-ville. Ces noms anciens sont souvent utilisés par l’intelligentsia hongroise. Discutant des changements de noms de quelques rues principales du centre-ville de Cluj, quelques personnes rencontrées (de l’Association EME) affirment :

‘«La rue Mijlocie, Media327 (Moyenne) est devenue après 1880 Deák Ferenc, selon le nom du politicien hongrois. Ensuite, après 1918, c’était la rue Regina Maria (la Reine Marie) et, après 1947, elle est devenue la rue Molotov. Elle a été ensuite appelée Petru Groza. Je ne sais pas quel est actuellement le nom de cette rue. Je ne sais pas si cette rue s’appelle Eroilor (la rue des Héros) ou 22 décembre 1989. Je confonds ces deux-là. En tous cas, personne n’utilise ces noms actuels. Tous le monde dit Deák Ferenc ou Molotov ou Petru Groza ». ’

Nous pouvons remarquer la précision de l’information concernant le changement des appellations de cette rue dans le temps, mais qui se perd quant au nom actuel (Eroilor). Ce dernier est pourtant très fréquemment utilisé à Cluj.

Les noms des rues du XIXe siècle sont présents également dans tous les guides touristiques de la ville publiés en langue hongroise. Comme je l’ai déjà, les noms actuels des rues y apparaissent entre parenthèses. De manière similaire, les objectifs touristiques (bâtiments, statues, etc.) sont présentés sous leur nom et leur fonction antérieures à 1918, l’usage actuel du lieu est rajouté brièvement à la fin de cette présentation. Ces guides regroupent les lieux de mémoire hongrois de la ville, les inscrivant dans une lecture plus générale de la Transylvanie hongroise d’avant 1918.

Il m’a semblé intéressant d’observer que ce repère temporel, l’année 1918, n’est pas simplement central dans l’imaginaire de la population hongroise que j’ai rencontrée à Cluj. Il devient parfois un principe d’organisation des actions des associations. A l’association EME, qui se veut une sorte d’Académie des Sciences des Hongrois de Transylvanie, les sources historiques sur lesquelles travaillent les scientifiques concernent principalement la période de la Principauté de la Transylvanie (1541-1699) et jusqu’en 1848. Quoi qu’il en soit, pour les historiens de cette association les sources principales de travail concernent la période d’avant 1918, donc le « passé » hongrois, une époque dorée dans l’histoire de la région. Lors des entretiens, mes interlocuteurs parlaient de manière très naturelle des événements de « 80 »  ou de « 48 ». Ces références renvoyaient aux années 1880 et 1848.

Cette époque de la Transylvanie dite « historique », quand son territoire ne représentait qu’une petite partie de la Transylvanie d’après 1918, est restée jusqu’à aujourd’hui une référence centrale dans l’imaginaire des Hongrois de la région. Les souvenirs quant à cette époque sont surtout ceux qui évoquent un espace dans lequel la langue hongroise se sentait « chez elle », étant parlée partout dans les rues, dans les magasins, dans les lieux publics.

Nous pouvons alors remarquer que la Transylvanie, telle qu’elle se présente à mes interlocuteurs, ne peut pas être envisagée en dehors de lieux dénommés en langue hongroise. Si la communauté magyare souhaite rendre visible son existence par l’usage de la langue dans l’espace public, les marques du territoire semblent aussi désignées par son emploi. Nous avons vu que cette unité organique entre langue et territoire d’un côté, et du territoire et de la communauté de l’autre côté, est aussi mise en évidence dans les musées de Cluj. Toutefois, dans ce cas, il est question de la langue et de la communauté roumaine (nous pouvons nous rappeler par exemple l’utilisation de la toponymie exclusivement roumaine dans la réalisation de cartes de la Transylvanie, même pour les époques où le roumain n’était pas une langue officielle de la région). Certains usages de la langue dans les mises en exposition créent parfois de l’exclusion et entretiennent un monde juxtaposé et segmenté du point de vue ethnique :

‘« J’ai une grand estime pour le directeur du musée d’histoire. Il est un très bon spécialiste, avec des idées européennes. Mais je me demande comment il ne lui passe pas par la tête l’idée que toute cette histoire est une histoire commune et que cela nécessiterait peut-être des inscriptions en deux langues dans le musée. Ça devrait être une réaction spontanée : d’entrer dans le musée et de dire : ‘’Il y a là quelque chose qui ne va pas !’’ Car autrement, ma réaction est que je me fais moi aussi mon musée et je ne mets aucune inscription en langue roumaine. Car, si c’est comme ça, moi aussi j’ai mon territoire ». (Association EMKE, 60 ans)’

Envisager un territoire commun et la création d’un musée commun qui le mette en valeur, devient possible par une reconnaissance réciproque de la langue de l’autre comme forme d’expression de l’existence d’une communauté sur ce territoire. A défaut de cette reconnaissance, s’appuyant chacun sur sa langue, des musées parallèles sont créés, ainsi que des lectures du territoire différentes voire exclusives.

Nous avons vu que les membres de l’Association EKE, association de tourisme qui a comme objectif de « faire connaître la patrie » à ses membres, c’est-à-dire la Transylvanie, préfèrent créer leurs propres chemins de randonnée, dans leur propre langue. La patrie et ses chemins seraient alors tracés selon l’usage de la langue hongroise. D’ici découle aussi le refus des membres de l’association d’accepter en son sein des membres roumains, car les premiers ne veulent pas essayer les chemins de l’autre et de sa langue, sinon ces chemins ne seraient alors plus reconnus comme les chemins de Erdély. La remarque serait valable aussi pour les Roumains, quant à l’Ardeal.

Nous retrouvons ici une idée présente en Hongrie : le territoire (de la patrie) est là où le groupe pose ses marques culturelles. La question de l’importance de la communauté hongroise de Transylvanie, plus épineuse que jamais après le dernier recensement, peut être de nouveau mise en relation avec cette conception du territoire. La baisse démographique des Hongrois de Roumanie pousse son intelligentsia à repenser ses stratégies de survivance. Au sein de la communauté hongroise, cette question a accentué les luttes internes pour le pouvoir entre les différents groupes politiques, confrontés à cette nouvelle situation. Ces débats sur les nouvelles formes de réorganisation et de survivance de la communauté sont illustratifs des manières de penser le territoire.

La question posée est la suivante : comment garder la centralité de la ville de Cluj comme capitale de la Transylvanie, surtout dans le nouveau contexte où sa population hongroise se trouve au-dessous de 20% de la population de la ville - se situer au-dessus de ce seuil lui aurait permis de bénéficier de la Loi de l’Administration Locale - ?

Dans ces conditions une compétition symbolique importante apparaît entre Cluj et la région des Sicules pour ce rôle de capitale de Erdély. En réalité il existe une complémentarité forte entre les deux régions sans laquelle ni l’une ni l’autre ne peuvent exister : la région des Sicules fournit aux institutions de Cluj, et surtout à l’université, l’effectif dont elle a besoin pour fonctionner, tandis que Cluj alimente cette région avec du capital culturel (en ressources humaines). Sans bénéficier d’une tradition des institutions universitaires, culturelles et politiques, comme c’est le cas pour la ville de Cluj, le Pays Sicule bénéficie en revanche d’une population majoritairement hongroise. Le discours sur la Transylvanie est relativement différent quant aux habitants de ces deux régions. Pour certains hongrois vivant à Cluj, cette ville doit rester la capitale de la Transylvanie, son centre symbolique, tandis que pour d’autres, et particulièrement pour ceux qui vivent dans ces régions majoritairement hongroises, la Transylvanie se réduit au Pays Sicule. Ainsi, pour certains, la ville de Hunedoara, où la population hongroise est très peu nombreuse (6,08 % de la population), ne se trouverait pas en Transylvanie ; dans la même logique, un Hongrois de Bucarest ne serait pas un vrai Hongrois. La question du nombre est toujours liée au problème de l’usage de la langue. Si la Transylvanie est réduite au Pays Sicule (et nous avons vu cela aussi en Hongrie), il est important d’observer que, finalement, dans cette région vit seulement une minorité importante de la population hongroise de Transylvanie. Mais ici les Hongrois vivent en majorité presque compacte du point de vue ethnique. Pour la communauté hongroise, il est très important de vivre dans des blocs démographiques compacts, car cela permet le fonctionnement des institutions qui font perdurer la culture. Et la question n’est plus seulement de faire survivre cette culture, mais de créer, par le fonctionnement de ces institutions, de nouveaux membres du groupe en s’assurant que les générations futures continueront à s’identifier comme Hongrois. Il y a ici une similitude avec les stratégies de survivance culturelle des Québécois, dont parle entre autres Charles Taylor328. Pour ces derniers, il ne s’agit pas simplement de maintenir la langue française accessible à ceux qui voudraient la choisir, mais de faire en sorte qu’il existe, dans l’avenir, une communauté de population qui souhaite profiter de l’opportunité d’utiliser la langue française.

La baisse de la population hongroise de Cluj sous le seuil des 20% est vécue de manière dramatique par les élites hongroises. Les paroles d’un de mes interlocuteurs (qui vit entre Oradea et Cluj) se rapprochent des propos d’une personne interviewée en Hongrie, pour laquelle les villes de Cluj, Brasov, Sighisoara, etc. apparaissent aujourd’hui comme « de la terre perdue » :

‘« Cluj était la ville avec le plus important nombre de Hongrois dans un même lieu, au-dessus de 80 000 personnes. Ni la ville de Targu Mures, ni même les villes sicules qui sont majoritairement hongroises n’ont connu ça…Mais Cluj est un lieu où les Hongrois ont perdu la bataille. On ne peut pas dire ça pour toutes les villes ou villages, mais pour Cluj… c’est trop dur à accepter! Si son rôle symbolique reste important, il a acquis une dimension plus pessimiste, plus tragique ».’

Parfois mes interlocuteurs renvoient à une possible analogie dans un avenir lointain entre le destin de la ville de Cluj et celui de la ville d’Alba-Iulia. Cette dernière fut à une époque la capitale de la Transylvanie et un centre culturel important pour la culture hongroise. Avec la diminution dans le temps de la population hongroise, cette présence de la spiritualité magyare se résume aujourd’hui à l’existence de l’archevêché romano-catholique, considéré par mes interlocuteurs plutôt comme une « présence morte » de la culture. Je peux rappeler également la présence dans cette ville de l’évêque Aron Márton - persécuté par les communistes et proposé pour être canonisé - qui confère une dimension symbolique à la ville. Cependant, la ville d’Alba-Iulia, quasiment inexistante dans le discours des Hongrois d’aujourd’hui, semble une ville oubliée et sûrement une « terre perdue ». Ce tableau de la ville avec la « présence morte » d’une seule institution rappelant la communauté hongroise d’autrefois, serait une illustration de la mort symbolique du territoire de la Transylvanie (de Erdély, plus précisément) dans des lieux où le peuple hongrois, l’âme de ce corps mystique, n’est plus présent.

En lien avec cette question, il est intéressant de s’arrêter ici à un constat que j’ai fait lors de mes entretiens, constat relatif à l’utilisation du mot « diaspora ». Celui-ci est un mot qui revient régulièrement dans le discours de l’intelligentsia hongroise. En grec, le mot « diaspora », signifie « dispersion ». A l’origine, le terme est lié à l’exil des communautés juives (« des ensembles de Juifs ou de communautés juives dispersés ‘’en exil’’ en dehors de Palestine ou de l’Israël d’aujourd’hui »329), en hébreu le mot (« Galut ») désignant l’« exil ». Le terme a été élargi ultérieurement à toute « dispersion d’un peuple, d’une ethnie à travers le monde », des peuples vivant donc « en dehors de leur pays ancestral »330.

Lors de mes entretiens, j’ai pu observer une utilisation particulière de ce terme par mes interlocuteurs. Au préalable, il faut s’arrêter sur la polysémie du mot « diaspora » dans le contexte hongrois. Dans un premier temps, il fait référence à tous les émigrants hongrois d’après 1945, 1956 et ultérieurement, qui vivent en Occident. Quant aux Hongrois qui se retrouvent dans les pays voisins, connus souvent comme Hongrois « d’au-delà des frontières étatiques », ils sont appelés des « minorités ». Après 1989, ces derniers sont désignés aussi comme des « parties de la nation hongroise ». Au sein des Hongrois vivant dans les pays voisins, on distingue ceux qui se retrouvent en situation numériquement majoritaire, en « bloc compact » (comme c’est le cas du Pays Sicule en Transylvanie, mais aussi de certains zones en Vojvodine et Slovaquie) et ceux qui vivent en « diaspora » (szorvány - dispersion, dispersé). Ici, nous retrouvons le sens utilisé le plus souvent par mes interlocuteurs. Pour les Hongrois, vivre dans la « diaspora » évoque un contexte où la population hongroise est fortement minoritaire (parfois le seuil de 5% est évoqué dans les entretiens). Même si le mot hongrois de « diaspora » (szorvány) renvoie à une dimension spatiale, à travers le mot « dispersion », je dirais que cette dernière n’évoque pas forcément le sens classique, de distance physique face à un lieu référentiel, pris comme repère. Au contraire, l’élément central dans le mot « diaspora » semble être la taille de la population vivant dans cette situation. Le repère spatial par rapport auquel se définit la diaspora est le territoire-patrie, un territoire mobile, qui prend contour là où les Hongrois sont majoritaires, ou du moins là où ils vivent en nombre important et où les marques culturelles du groupe sont manifestes.

Le paysage démographique de Cluj, d’après le dernier recensement et les nouvelles configurations stratégiques hongroises qui se dessinent en Transylvanie, me semblent constituer un contexte très intéressant pour analyser cette conception du territoire dans une perspective dynamique. Si le principe selon lequel les frontières du territoire sont tracées en fonction de la présence du groupe dans cet espace se vérifie et si la baisse démographique se prolonge à Cluj, cette ville pourrait devenir une « ville perdue » pour la Transylvanie « hongroise ». Cela est cependant impensable pour ceux qui considèrent que cette ville doit rester la capitale historique et culturelle hongroise de la région. La sauvegarde de la centralité de la ville de Cluj est devenue une question stratégique pour l’organisation de la communauté hongroise. Plusieurs projets sont menés afin de trouver des solutions à la question : peut-on envisager une capitale historique et culturelle de la Transylvanie « hongroise » sans Hongrois ?

La position centrale de la ville de Cluj dans le paysage transylvain repose en grande partie sur son potentiel culturel, ses ressources humaines, ses institutions et avant tout sur la présence de l’université. De tradition très ancienne331, l’université est devenue le « symbole de la survivance de la magyarité transylvaine arrivée en situation de minorité »332. Tant que cette université fonctionne à Cluj et que ces départements hongrois ont le rôle principal dans la reproduction des élites hongroises en Transylvanie (recrutées partout en Transylvanie et surtout en région sicule), le rôle de capitale de la ville de Cluj n’est pas réellement mis en danger, et cela malgré les conditions de baisse démographique. En effet, cette baisse est contrebalancée par un afflux de personnel universitaire, d’étudiants, d’élites culturelles, scientifiques ou autres, regroupés autour de l’Université et des autres associations et institutions magyarophones. On comprend qu’un problème apparaîtrait si, en plus de cette situation démographique, la ville ne représentait plus un pôle d’attraction pour les élites hongroises et pour les étudiants. Et c’est plutôt dans cette direction qu’est dirigée la recherche des solutions pour la sauvegarde de la centralité de la ville.

La mise en place dans d’autres villes de la Transylvanie (y compris dans la région des Sicules) du réseau universitaire en langue hongroise Sapientia, l’université privée financée par le gouvernement de Hongrie, commence à faire concurrence à l’université de Cluj. Ce réseau d’établissements universitaires a été une des actions ayant les plus grands effets pour la communauté hongroise de Transylvanie333. Dans la bataille pour obtenir les ressources du gouvernement hongrois, la région des Sicules est sortie gagnante. Au-delà des relations traditionnelles de connivence entre FIDESZ et les politiciens hongrois de cette région transylvaine, l’implantation ici de l’enseignement supérieur a été jugée comme importante, cette région étant assez précaire au niveau du potentiel institutionnel culturel, bien que majoritairement hongroise. En outre, dans la compétition entre plusieurs régions de la Transylvanie pour attirer les ressources de la mère-patrie, la région des Sicules a été jugée plus apte à garantir le développement de l’identité hongroise. Certains politologues estiment d’ailleurs que, sur la longue durée, le « centre » se déplacera dans les régions sicules. Cette compétition a pris la forme d’une bataille symbolique pour une « performance de la magyarité », selon l’expression d’Enikö Vincze-Magyari334, car pour chaque région il était question de montrer qu’elle détenait les institutions les plus « hongroises », les plus spécifiques à cette collectivité, afin de bénéficier des ressources de la mère-patrie. La particularité de vivre en bloc compact, en majorité hongroise a joué un rôle central dans ce choix.

Néanmoins, la création d’une université publique en langue hongroise à Cluj, qui reste une des priorités de l’agenda politique du parti hongrois UDMR (au pouvoir dans la coalition gouvernementale actuelle), pourrait redonner des avantages à la ville dans la compétition pour la centralité symbolique en Transylvanie.

Cette concurrence entre Cluj et la région sicule est fortement alimentée par les compétitions entre différents groupes de l’élite politique hongroise, principalement entre les « modérés » et les « radicaux ». Pour ces derniers, la région sicule serait « la mère-patrie interne des Hongrois de Transylvanie », « le pilier et la garantie des magyars de Transylvanie ».

Je souhaiterais apporter quelques précisions sur cette région appelée le Pays Sicule (Székelyföld) qui n’a d’ailleurs aucune assise administrative et politique, malgré son importance en tant que catégorie symbolique. Il est important de noter que malgré les disputes suscitées sur la scène publique et depuis des années par la question du Pays Sicule, une confusion totale règne quant au contour physique de ce territoire. Le fait de ne pas savoir de quel territoire physique il était effectivement question n’a pas semblé être un souci ni pour les initiateurs des projets politiques pour cette région, ni pour les autres politiciens, ni pour l’opinion publique plus généralement. A partir de 2003, les propositions de projet pour l’obtention de l’ « autonomie du Pays Sicule » initiées par les « radicaux » hongrois, ont été nombreuses. Ces propositions ont eu comme réponse un refus total de l’Etat et de l’opinion publique. Certains ont même sollicité la poursuite en justice des initiateurs de ces projets pour des actes anticonstitutionnels venant à l’encontre du caractère national unitaire et de la souveraineté de l’Etat. Aucun débat n’a toutefois vraiment eu lieu, comme souvent quand il est question de la Transylvanie, seulement des réactions violentes quant au mot « autonomie » et « autonomie territoriale ».

Sans entrer ici dans la polémique générale sur ce sujet, je voulais seulement souligner quelque aspects relatifs à la conception que l’on a de ce territoire. Il faut d’abord observer que le territoire désigné comme Pays Sicule a changé de nombreuses fois de frontières. Des différences importantes existent entre le territoire médiéval Terra Siculorum (du XIIIe siècle au XVIIe siècle), le territoire délimité entre 1867 et 1918 et les différents contours qu’il a pris à partir de 1918 et durant l’époque communiste. Après 1968, quand un nouveau système administratif de découpage territorial (sur 41 judete) est mis en place par le régime Ceausescu, et qui fonctionne encore aujourd’hui, les différentes délimitations du territoire historique du Pays Sicule ne correspondent plus avec les nouvelles limites des judete. Ces nombreux découpages historiques auxquels s’ajoutent les découpages administratifs de 1968, rendent assez compliquée aujourd’hui la délimitation d’un Pays Sicule. Les problèmes ne s’arrêtent d’ailleurs pas là. Si le territoire médiéval était occupé par lesseuls Sicules, (définis à cette époque selon l’état social), plus tard, après la naissance des idéologies nationales, le territoire est associé de plus en plus à un territoire sicule de langue et de population majoritairement hongroise. Aujourd’hui, la baisse démographique hongroise de Transylvanie fait que la récréation d’un Pays Sicule selon un de ses découpages historiques anciens, ne permettra pas de définir une région compacte d’un point de vue ethnique. Les différents projets pour l’autonomie de cette région visent pourtant en règle générale la création d’une région « hongroise » la plus homogène possible d’un point de vue ethnique, et qui serait légitimée par une « une tradition ancestrale d’existence d’une région historique autonome le ‘’Pays Sicule’’ - Terra Siculorum ». Il est question sans doute d’une redéfinition de la « tradition » selon les critères du présent, comme le soulignait G. Lenclud335. Cette volonté de délimiter un territoire « sicule » selon la présence ici d’une population hongroise, donc selon un critère ethnique, est visible dans les projets sur l’autonomie de cette région adressés au Parlement. Le territoire désigné dans le projet inclut judetul Harghita, judetul Covasna et scaunul Mures (Maros-szék) lequel constitue seulement une partie de judetul Mures d’aujourd’hui. Le choix d’inclure seulement scaunul Mures et non pas le judetul Mures en entier, est lié à un argument ethnique : dans le premier la population est majoritairement hongroise (65% environ), tandis qu’inclure judetul Mures en entier aurait apporté une population roumaine importante.

Entre temps, même si la question du contour physique de ce territoire n’a pas apporté de consensus, du moins parmi les Hongrois (et il semble d’ailleurs que cette question du découpage n’est pas prioritaire), plusieurs actions à l’initiative des « radicaux » ont été entreprises en novembre 2004 afin d’installer des panneaux avec l’inscription « Le Pays Sicule » dans plusieurs lieux à majorité hongroise, afin de marquer ce territoire. Le premier panneau fut installé à la frontière des judete Covasna et Brasov. Cependant, il a été rapidement enlevé sur ordre du préfet roumain de l’époque. Les panneaux à venir étaient planifiés pour être placés dans les villages Oituz et Ilieni. Les initiateurs de cette action souhaitaient, comme ils le déclaraient eux-mêmes, « rendre officielle l’appellation de ‘’Pays Sicule’’ » et « mettre partout des panneaux avec ce nom ». Cependant, le terme « partout » reste très confus et il est difficile de percevoir quel est précisément le territoire délimité par cette appellation, surtout face au manque de consensus sur la question. Ces panneaux marqueraient le passage d’un territoire symbolique et informel, à un territoire physique et « officiel », mais dont les frontières sont encore floues. Il est toutefois intéressant d’observer que les premiers panneaux qu’on voulait installer n’étaient pas censés délimiter à proprement parler un espace géographique, mais plutôt marquer, de manière discontinue, la présence d’un territoire hongrois dans cet espace. Si le premier panneau a été mis à l’entrée d’une aire majoritairement hongroise, les autres étaient censés être placés dans les villages environnants, toujours au sein d’une région à forte présence magyare. Aucun panneau n’a cependant été placé dans des régions moins homogènes ethniquement, dans lesquelles la présence roumaine est importante.

Au-delà du constat d’un discours performatif destiné à rendre légitime et réel un tel territoire et au delà d’un caractère souvent exclusif de ces projets, nous pouvons remarquer à nouveau une conception du territoire comme étendue flexible, dont les frontières sont délimitées par la présence ici d’une collectivité en sens de communauté culturelle. C’est uniquement la présence dans cet espace des signes ethniques et culturels de ce groupe (eux aussi redéfinis continuellement), qui fait de ce territoire un objet dans lequel se reconnaît cette collectivité.

Notes
321.

Kós K., « Glasul care striga » (Kiálto Szó), in Nastasa L., Salat L. (ed), Maghiarii din România şi etica minoritară (1920-1940), Cluj, Ed. CRDE, 2003, p. 46.

322.

Un certain « transylvanisme » fut ressenti plus tôt, durant le XVIIIe siècle, comme discours des nobles transylvains pour défendre une autonomie des structures du pouvoir locales par rapport au Royaume hongrois. Cependant, ce premier « transylvanisme » n’est pas encore un courant moderne.

323.

Voir l’introduction de Barth F. à un ouvrage collectif qu’il a dirigé, Ethnic groups and bounderies. The social organisation of culture difference, Bergen, Oslo, Universitetsforlaget, 1969. On peut trouver une traduction française de ce texte dans Poutignat Ph., Streiff-Fenart J., Théories de l’ethnicité, PUF, 1999.

324.

L’auteur souligne.

325.

Kós K., op. cit., p. 47.

326.

Ibid.

327.

La première appellation est en roumain, la deuxième en hongrois.

328.

Taylor C., Multiculturalisme, op. cit., p. 80.

329.

Encyclopedia Britannica Online, http://www.britannica.com/eb/article-9030291.

330.

Merriam-Webster's Collegiate Dictionary, Springfield, Merriam-Webster Inc., 1996.

331.

Cette tradition d’enseignement supérieur en langue hongroise à Cluj remonte au XVIe siècle, mais une véritable institution universitaire laïque fonctionne plus tard, entre 1872 et 1918.

332.

Gall E., Magyari-Vincze E., « Universitatea maghiara din Transilvania intr-un camp simbolic », in Cumpana. Antologia revistei de cultura, Korunk, nr. 3, 1996, p. 191-210.

333.

Je rappelle que cette action fut mise en place à l’initiative du parti politique FIDESZ.

334.

Magyari-Vincze E., Antropologia politicii identitare, Cluj-Napoca, EFES, 1997.

335.

Lenclud G., « La tradition n’est plus ce qu’elle était, sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie », in Terrain, Nr. 9, Octobre 1987.