2.3. Les territoires de l’entre-soi et les territoires de la coexistence

A travers mes recherches de terrain, j’ai pu observer une tendance à la séparation ethnique des institutions culturelles, phénomène qui concerne surtout l’univers des institutions et des associations rattachées au réseau étatique ou magyarophone de la ville. Cela ne suppose pas pour autant qu’il n’existe pas des lieux associatifs qui transgressent ces frontières ethniques. Mais la tendance générale, notamment au niveau des institutions culturelles, est celle d’un fonctionnement en parallèle, accompagné souvent d’un manque de dialogue et de projets en commun entre ces structures.

Ce fonctionnement séparé des institutions culturelles n’est évidemment pas un phénomène recent. Cette tradition existait déjà du temps de l’Empire austro-hongrois, vers la fin du XIXe siècle, où il existe déjà des réseaux associatifs culturels et économiques liés à chaque communauté ethnique. Cette tradition est perpétuée à Cluj durant l’entre-deux-guerres alors que le réseau institutionnel hongrois fonctionne encore (sans doute avec certaines difficultés), mais également lors de la première période du communisme. Les années 60 marquent un renouveau, dans le sens d’une diminution et parfois d’une disparition des possibilités de fonctionnement d’un dispositif institutionnel autonome hongrois, la meilleure illustration étant l’unification des deux universités respectivement en langue roumaine et hongroise en 1959.

Comme nous l’avons remarqué, après 1989, le réseau institutionnel hongrois est récréé, avec l’objectif de remettre en place les structures fonctionnant durant l’entre-deux-guerres et dans la première période communiste. Si, de nos jours, les politiques de recrutement dans les institutions culturelles « roumaines » ne sont pas orientées vers la recherche d’un personnel hongrois très affaibli à travers les années, le fort réseau institutionnel hongrois entretient lui aussi ce fonctionnement en parallèle.

Ce phénomène de séparation ethnique n’est pas statique, il est toujours en train de se produire dans les pratiques de partage symbolique de la Transylvanie.

Sans avoir mené des travaux approfondis sur les pratiques urbaines et de cohabitation des habitants de la ville, mes observations, ainsi que certaines études existantes336, montrent que les phénomènes de segmentation ethnique ne sont pas totalement étrangers à la pratique quotidienne des individus. Comme l’observe Margit Feischmidt, l’organisation du marché du travail et des niches économiques suit souvent ces critères ethniques. En outre, les études ont montré que, de manière générale, les personnes hongroises avec un niveau d’éducation plus élevé résistent davantage à l’intégration et s’insèrent dans des réseaux de sociabilité magyarophone. A Cluj, chaque fois que je téléphonais à mes interlocuteurs magyars, ils répondaient : « Igen ! » (« Oui » en hongrois). J’ai pu faire le même constat quand je me rendais chez des amis hongrois de Cluj. Lorsque le téléphone sonnait, ils engageaient alors systématiquement leurs conversations en hongrois. M. Feischmidt montre que la socialisation au sein des jeunes hongrois du milieu ouvrier transgresserait plus souvent les frontières ethniques. Si les contacts entre voisins et collègues de travail provenant d’un milieu ethnique différent, sont plutôt rares et superficielles parmi les classes sociales plus éduquées, elles sont plutôt fréquentes au niveau des classes ouvrières, surtout celles provenant du milieu rural. Cette différence d’attitude se manifeste aussi par rapport aux phénomènes d’endogamie.

Pour revenir à la question du fonctionnement institutionnel parallèle, j’ai observé qu’au sein de ces structures sont diffusées et entretenues des lectures différentes et souvent exclusives du territoire de la Transylvanie. Par convention, j’ai choisi de parler de « Erdély » pour rendre compte de la lecture que l’on fait de la Transylvanie au sein du réseau institutionnel hongrois et de « Ardeal » pour une lecture roumaine de ce territoire. Il est certain que ces lectures ne sont pas homogènes intérieurement, car nous rencontrons, comme je l’ai déjà mentionné, des rapports différents à ce territoire même au sein de chacun des deux groupes ethniques. Cependant, dans la pratique sociale et surtout dans ce contexte de ségrégation institutionnelle, les différenciations internes qui se manifestent au sein de chaque groupe arrivent plus facilement à un consensus, par rapport à la tendance très faible de rapprochement entre ces deux visions ethnicisées du territoire. Néanmoins, il convient de rappeler que cette juxtaposition des deux espaces symboliques « Erdély » et « Ardealul » n’implique pas, comme je l’ai souligné, une juxtaposition ethnique spatiale généralisée de la ville.

Dans mon étude, « Erdély » et « Ardealul » ont été des instruments d’analyse, mais ces catégories se retrouvent aussi largement au sein du discours des populations locales. Le choix de faire appel précisément à ces deux termes comme catégories d’analyse est en lien avec le fait qu’ils désignent deux constructions territoriales qui ont comme fondement principal la question de la langue. Plus précisément, elles se fondent sur un principe d’équivalence entre une langue - une nation - un territoire. Ce constat m’a obligé à analyser les conceptions du territoire de la Transylvanie et plus généralement les phénomènes ethniques dans le contexte de l’héritage de l’époque de l’émergence des Etats-Nations, de l’entre-deux-guerres et des différentes périodes du communisme. Les deux principes évoqués ont fonctionné tout au long de ces différentes époques.

Nous avons remarqué qu’au XVIIIe siècle et jusqu’à la deuxième partie du XIXe, la tradition d’existence des réseaux culturels, économiques et politiques plus ou moins ethnicisés ne venait pas en contradiction avec le fait de concevoir la Transylvanie comme une « patrie » commune à divers groupes ethniques, sous tutelle impériale. Mais l’émergence des idées de l’Etat-Nation apporte progressivement sur la scène publique une question nouvelle, celle de la constitution des territoires « nationaux ». D’une « patrie » commune à tous, la Transylvanie commence à être pensée comme une « patrie » pour chacun, une patrie « nationale », conception qui comporte en son sein un principe d’assimilation et d’exclusion ethnique qui passe principalement par la langue.

Le centre-ville de Cluj, et ici je fais référence particulièrement à la culture matérielle, porte jusqu’à nos jours les traces d’une emprise de plusieurs idéologies nationales et de compétitions entre des pouvoirs ou des élites différentes. L’idéologie nationale hongroise doit s’affirmer à la fin du XIXe siècle dans une Transylvanie majoritairement roumaine, ensuite l’Etat roumain de l’après guerre doit s’imposer et se rendre visible dans une ville majoritairement hongroise. La présence des marques de la nation (statues, monuments, l’usage de la langue dans l’espace public, etc.) furent ainsi, en plus d’une pratique d’inscription dans le sol des traces de la nation, une manière d’affirmer et de rendre visible une lecture du passé (et du présent) toujours contestée par l’autre. Ces pratiques d’occupation symbolique de l’espace continuent à être présentes de nos jours. Le contexte social et politique n’est plus le même, mais les enjeux restent souvent similaires. Une certaine hostilité présente du côté roumain face à l’usage de la langue hongroise dans l’espace public s’explique par une certaine appréhension de concurrencer le statut de langue officielle de la langue roumaine. Cette hostilité est aussi en lien avec un sentiment de crainte face à une mise en danger de la légitimité historique de contrôle sur le territoire.

La manière de penser le territoire fonctionne alors, encore de nos jours, selon le principe d’unité entre une langue - une nation - un territoire et en lien avec une certaine idée d’autochtonie. Le territoire serait imprégné par les marques culturelles du groupe et il confèrerait à cette collectivité un sens historique, une continuité dans le temps. Ainsi, la perte du territoire pourrait être équivalente à une mort symbolique du groupe. Dans la compétition pour le même territoire entre les deux groupes ethniques, ce territoire devient un objet de patrimoine et il a le rôle d’une « richesse inaliénable », laquelle ne peut pas être partagée en dehors du groupe.

Si le territoire est vu comme le garant symbolique du groupe, inversement, la disparition des marques ethniques ou culturelles du groupe de ce territoire est équivalent à sa mort symbolique ou à son déplacement ailleurs. La perte symbolique des villes comme Sighisoara, Alba-Iulia, etc., considérées par certains comme des anciennes terres de « Erdély » et la réduction des aires de circuits de tourisme pour les visiteurs de Hongrie au Pays Sicule, témoignent des frontières mobiles du territoire. La recherche par les élites hongroises de stratégies de résistance de la ville de Cluj en tant que « capitale » de « Erdély », mais également les efforts d’affirmation de la présence roumaine dans les territoires du Pays Sicule, témoignent de cette conception du territoire comme espace habité dans la durée (locuire) c’est-à-dire un territoire qui devient le symbole d’un groupe uniquement par les preuves de la vie continue de celui-ci dans cet espace. Concernant la politique d’affirmation roumaine dans le Pays Sicule, je vais me limiter ici à donner un seul exemple. En 1995 a commencé la mise en place du Musée des Carpates Orientaux, à Sfantu Gheorghe (ville située dans cette région), initialement section locale du Musée National d’Histoire de la Transylvanie. Ce musée est un lieu de mémoire roumain car, comme l’annoncent ses responsables, le patrimoine du musée comprend « la maison natale de l’écrivain roumain Romulus Cioflec, le bâtiment de la première école en langue roumaine de la région, ainsi que des objets et des documents témoignant de l’histoire et de la culture roumaine dans les territoires des judete Harghita et Covasna ». Cela pourrait nous laisser croire que les « Carpates Orientaux » sont peuplés uniquement de Roumains. Pour rappel, selon le recensement de 2002, au sein des judetul Harghita et Covasna, la population hongroise était fortement majoritaire, avec respectivement 84.6% et 73,7% de la population totale. Il convient aussi de noter que la création de ce musée n’a pas été pensée dans l’esprit de sauvegarde d’un patrimoine menacé par la disparition, mais surtout comme preuve de la présence roumaine et de sa continuité dans l’histoire de la région, dans un environnement hongrois.

Si le territoire ne prend forme que par la présence des signes culturels du groupe ethnique dans cet espace, l’autochtonie est, elle aussi, une production stratégique du groupe à des fins de légitimation de ses droits sur le territoire. Dans le processus de construction d’un Etat national roumain, dans le contexte d’un manque d’unité politique et culturelle des territoires roumains d’après 1918, l’autochtonie ne fut qu’un moyen d’inventer cette unité et de « faire territoire », pour reprendre l’idée de Marcel Détienne. Aujourd’hui, l’idée d’autochtonie reste très présente dans les pratiques de mise en valeur de l’ « Ardeal » dans les musées et dans les pratiques d’aménagement du centre-ville (surtout par l’exemple des fouilles archéologiques).

Une autre forme intéressante d’autochtonie est dérivée de la conception singulière du territoire qui se met en place en Hongrie après 1920. Cette fois, il n’est pas question de « faire territoire », comme dans le cas roumain, mais de récupérer symboliquement des territoires perdus et d’affirmer une unité des territoires de la patrie, laquelle se prolonge dans ces terres perdues. Un nouveau discours sur l’autochtonie est mis en place dès cette période. Ce dernier « cherche alors son ancrage dans l’emblématisation de la langue hongroise comme patrie immatérielle et dans le marquage de l’espace public du pays par des emblèmes provenant des territoires ‘amputés, comme le ‘portail sicule’ issu des demeures paysannes de Transylvanie, ou les poteaux funéraires sculptés ‘kopjafa’, prétendus d’origine transylvaine. »337 Aujourd’hui encore, des pratiques diverses de tourisme en Transylvanie inscrites, comme le montre A. M. Losonczy, dans une logique de « pèlerinage patriotique », ainsi que de nombreux événements organisés sur place autour des traditions plus ou moins réinventées, refont ces liens avec le territoire de la « patrie ». Cependant, concernant l’appartenance des Hongrois de Transylvanie à un territoire étatique, un certain discours diffus de rejet de ces derniers selon une logique similaire à l’« orientalisme » de Saïd, est souvent présent au sein de la population de Hongrie. Quant aux institutions de l’Etat, elles considèrent les Hongrois de Transylvanie comme des « étrangers », dont l’immigration n’est pas souhaitée.

Enfin, au sein des Hongrois de Transylvanie, un certain discours sur l’autochtonie qui émerge durant l’entre-deux-guerres est encore présent aujourd’hui, comme stratégie de résistance contre l’assimilation culturelle roumaine et dans les revendications de reconnaissance de la communauté hongroise comme « nation » constituante de l’Etat roumain. Il existe également, comme l’observait encore A. M. Losonczy338, une oscillation permanente entre un discours sur l’autochtonie locale, qui met en avant un ancrage sur le sol transylvain, et des formes plus déterritorialisées de l’autochtonie par les pratiques de va-et-vient (surtout sous la forme de migrations temporaires) au sein du territoire de la « patrie ».

Le principe de construction territoriale de « Erdély » et de « Ardeal » basé sur une relation d’équivalence entre la langue et le territoire, et s’appuyant sur un certain discours sur l’autochtonie, engage une pensée des appartenances identitaires et territoriales selon les termes du principe de disjonction ou bien - ou bien. Le fort attachement à une langue exclue le lien intime à une autre langue, le fait de se penser comme Hongrois, induit l’idée que l’on ne peut pas se sentir Roumain et inversement. Enfin, si la Transylvanie était pensée comme « roumaine », elle ne pourrait pas être (succéssivement) comme « hongroise ».

Aux yeux de mes interlocuteurs roumains et hongrois de Cluj, ce monde segmentaire et ethnicisé apparaît très souvent comme une réalité marquée par la normalité et comme allant de soi. Elle semble inscrite dans une destinée immuable, qui n’exclut pas l’idée de tolérance, mais n’implique pas non plus une reconnaissance active de l’autre et une mise en commun avec lui :

‘« Comment pourrait-il exister une Transylvanie commune !? Cela n’est pas possible. Ce serait comme s’il y avait une langue commune ou comme si le Roumain dansait la csárdás 339 avec le Hongrois, et les Hongrois danseraient la haţegana avec les Roumains … Ce n’est pas possible. ». (Historien, Musée National d’Histoire de la Transylvanie)’ ‘« Les mêmes monuments peuvent appartenir à plusieurs communautés. L’église orthodoxe de Feleac est restaurée par un hongrois, Kós Károly. Donc nous l’avons aussi dans notre inventaire. Les Roumains l’ont aussi dans le leur. Bon …(il rigole) … il est vrai que ces listes ne correspondent pas toujours. Il est vrai aussi qu’il n’y a pas de liste commune. » (Ancien président de la Société de Culture des Hongrois de Transylvanie).’

Si ce phénomène de segmentation institutionnelle existe, ainsi qu’une certaine juxtaposition des espaces symboliques du territoire, il faut distinguer entre deux moments différents dans les situations d’interaction sociale et dans les pratiques de partage symbolique du territoire.

Nous pourrions ainsi identifier tout d’abord des situations de rejet de l’autre et d’exclusion ethnique, allant jusqu’à l’intolérance vis-à-vis de l’autre et jusqu’aux tentatives d’effacer les signes de sa présence dans l’histoire et le présent de la ville. Ce type de situation est illustré par les actions menées par l’ancienne municipalité de Cluj sur la place du centre-ville, ainsi que, du côté hongrois, par une certaine manière de concevoir un nouveau découpage du Pays Sicule, excluant les aires habitées par une population roumaine. Ces exemples ne sont pourtant pas singuliers.

Mis à part ces situations d’exclusion ethnique, qui s’apparentent à une conception de la Transylvanie comme un « territoire de l’entre-soi », il existe également un autre type de situation, rencontré davantage à Cluj, que j’ai appelé la « coexistence », en reprenant l’expression de Rico Lie340. L’auteur distingue plusieurs « états des espaces de communication interculturelle ». Un de ces « états » est le stade de la « coexistence culturelle » dans lequel les éléments culturels sont présents les uns à côté des autres, « sans qu’il existe une interaction orientée vers la négociation ou le changement ».341 Il est question d’une co-présence des éléments culturels plutôt isolés et d’une forme passive de communication. Cette forme de coexistence est présente à Cluj sous de multiples facettes  dans le fonctionnement des structures institutionnelles et associatives culturelles, dans la construction des espaces symboliques de la ville et de la Transylvanie.

Le modèle de la coexistence renvoie à un phénomène décrit par Robert Hayden342 dans ses recherches sur les Balkans et sur l’Asie du Sud : la « tolérance comme non-interférence » (tolerance as noninterference). L’auteur sort ainsi d’une interprétation classique des termes polaires « tolérance » - « intolérance », relations harmonieuses - relations conflictuelles, pour se situer dans une position plus nuancée. Il introduit la distinction entre une « tolérance positive », basée sur le respect et la reconnaissance réciproque des groupes et la « tolérance comme non-interférence », qui est selon lui une forme de tolérance passive (« tolérer » apparaît ici dans le sens de « permettre », de « ne pas interférer avec »). Cette dernière caractériserait les situations à travers lesquelles, même si différentes populations partagaient par exemple un même espace physique, elles mèneraient une vie en communautés séparées. Cela se fait sans qu’il existe pour autant des hostilités et des affrontements entre ces populations. Hayden donne l’exemple d’une pratique rencontrée en Bosnie et analysée par d’autres auteurs343 : la pratique de komsiluk (mot d’origine turque). Cette dernière comporte des obligations strictes quant à la réciprocité entre les individus des différentes « nations » vivant à proximité. En même temps, elle interdit les mariages entre les membres des différentes religions faisant partie de ces groupes. La pratique de komsiluk règle donc les relations entre les individus vivant à proximité en tant que représentants des groupes, mais également entre les groupes qui, au contraire, ne se mélangent pas.

Si une certaine préférence pour vivre et échanger avec les membres de la même communauté ethnique apparaît à Cluj, surtout au niveau des élites, j’ai remarqué que les juxtapositions ethniques ne sont pas totales et que les frontières ethniques sont souvent transgressées. Il s’ensuit que le phénomène de « tolérance comme non-interférence » ne peut pas être pensé de manière statique, car à Cluj il est question d’une oscillation permanente entre des phénomènes de non-interférence et de rapprochement ou de rencontre entre des individus ou groupes différents. Les pratiques de partage du territoire se déplacent alors continûment entre les phénomènes d’exclusion de l’autre, les phénomènes de tolérance sans interférence et, enfin, des formes diverses de rapprochement entre les groupes. L’entre-soiet la coexistence des groupes ne sont alors que des états temporels, de la même manière que le communautaire en tant que pratique de l’entre-soi n’est pas l’état habituel des sociétés, mais une production sociale limitée dans le temps. Jean-Luc Nancy344 et Roberto Esposito345, entre autres, attiraient l’attention sur les mésinterprétations faites jusqu’à présent du terme « communauté » par la philosophie politique moderne. Selon ces auteurs, la conception fusionnelle de la communauté (abordée aussi par l’ethnologie classique) serait une fiction, la communauté étant une expérience du partage avec d’autres et d’exposition à l’autre.

Cette conception de la « communauté » comme quelque chose qui est incessamment en train de se faire dans la pratique du partage avec l’extérieur, rejoint une conception dynamique des sociétés. Dès les années 50 en France, G. Balandier et R. Bastide, en lien avec les idées des anthropologues britanniques E. R. Leach et M. Gluckman, influencés aussi par certaines réflexions pionnières de G. Simmel sur le rôle du conflit dans le changement social, faisaient une critique générale des théories anthropologiques qui ne tenaient pas compte de l’instabilité de toute structure sociale et de l’importance du conflit et des contradictions sociales au sein d’une société. E. Leach346 rendait compte, à partir de l’exemple des sociétés Kachin (Birmanie), des ajustements inhérents à la culture et à la structure socio-politique. Il mettait en avant l’idée que ce sont les contacts étroits entre des groupes distincts qui ont provoqué l’apparition d’un nouveau système Kachin, basé sur un jeu permanent de contradictions qui assurent finalement la cohésion sociale. Georges Balandier347 montre lui aussi, à propos des populations de la Haute-Vallée du Niger, comment le système d’opposition entre générations successives et générations alternées produit une tension favorable à une dynamique sociale.

Dans une même approche dynamique nous devons analyser les différentes formes que prennent les interactions entre les individus ou groupes différents à Cluj. Il sera alors question de chercher les moments où les cultures se croisent et se rencontrent, dépassant les situations d’opposition et de séparation ethniques. Malgré une certaine crispation et fixité manifestées dans la relation à l’autre, les pratiques de partage symbolique du territoire de la Transylvanie laissent entrevoir les signes d’un changement produit par la pratique même du conflit et de la compétition. La nouvelle politique du musée d’histoire offre ici une bonne illustration. Dans cette institution, c’est la « question hongroise » que j’ai évoquée au cours de mon travail sur ce musée, qui est la source du changement. Inscrite dans une logique de tourisme, cette nouvelle politique est orientée entre autres vers l’attraction du « public hongrois », perçu plus ou moins comme le seul public désintéressé par cette institution. Même s’il faut regarder cela comme un moyen de trouver un bouc émissaire pour des échecs institutionnels, j’ai pu remarquer que l’objectif visant à amener des touristes hongrois dans le musée pousse ses employés à transgresser dans une certaine mesure la logique nationaliste et à accepter que l’autre puisse également penser le même territoire comme étant le sien. Autrement dit, il est question pour les muséographes d’accepter l’idée que le patrimoine de la ville, et plus généralement le territoire de la Transylvanie comme patrimoine, puissent être considérés comme « roumains » par un certain public et comme « hongrois » par un autre.

Cependant, malgré un changement visible dans le sens d’un rapprochement entre des groupes et des univers symboliques perçus jusqu’alors comme séparés ou exclusifs, nous sommes loin d’une Transylvanie pensée comme un territoire « en commun » et dans l’action commune. Si les pratiques de rejet de l’autre et d’exclusion ethnique sont plutôt sporadiques, les formes de « tolérance sans interférence » restent cependant majoritairement en défaveur des formes de mise en commun.

Par conséquent, face au constat d’une parole divisée sur la Transylvanie et d’une construction ethnicisée du territoire, j’ai cherché à savoir si cet espace fortement symbolique de la Transylvanie ne pouvait pas faire aussi du lien et de l’en commun,au-delà des séparations et des enfermements ethniques.

Notes
336.

Feschmidt M., 2003, op. cit.

337.

Losonczy A. M., 1999, op. cit., p. 112

338.

Ibid, p. 119- 121

339.

La « csárdás » est une danse traditionnelle hongroise, pratiquée aussi bien en Transylvanie qu’en Hongrie ou dans les autres territoires où vivent des Hongrois. La « haţegana » est une danse traditionnelle roumaine de Transylvanie. Ces deux pratiques de danse apparaissent ici comme deux emblèmes nationaux (ethniques) des deux cultures.

340.

Lie R., Spaces of Intercultural Communication : An Interdisciplinary Introduction to Communication, Culture, and Globalizing/Localizing Identities, Hampton Press, 2003

341.

Lie R., Spaces of Intercultural Communication, Conference Paper, 23rd Conference IAMCR, Barcelona, 21-26 July 2002, p. 19

342.

Hayden R., « Antagonistic tolerance. Competitive sharing of Religious Sites in South Asia and the Balkans », in Current Anthropology, Volume 43, Number 2, 2002

343.

Ce phénomène est analysé par Bougarel X., L’anatomie d’un conflit, Paris, Editions La Découverte, 1996 et par Bringa T., (1995) cité in Hayden R., op. cit.

344.

Nancy J. L., La communauté désoeuvrée, Christian Bourgois Editeur, 1990.

345.

Esposito R., Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000.

346.

Leach E., Les systèmes politiques des Hautes-Terres de Birmanie, Edition française, Maspéro, 1972 (1954)

347.

Balandier G., Anthropo-logiques, PUF, 1974.