3.1. L’émergence après 1989 d’un nouveau discours sur la Transylvanie

Le contexte

Je tenterai de retracer ici le parcours de l’affirmation après 1989 d’un discours alternatif sur la Transylvanie, mentionnant les principales étapes de ce projet et la manière dont les différents acteurs évoqués précédemment y interviennent. Tenant compte de l’existence d’un univers des élites de Cluj plutôt ethnicisé et segmenté, je me suis interrogée tout d’abord sur ce qui a rendu possible l’émergence d’un nouveau discours sur la Transylvanie et sur la nature des groupes qui ont porté ce projet.

Il est question dans un premier temps d’un contexte interne national et régional caractérisé à partir de 1997 par un climat de tolérance, qui a désamorcé les tensions créées après 1990349. Rappelons brièvement le contexte du début des années 90. Le climat interethnique était très tendu surtout avec les conflits violents de la ville de Târgu Mureş (19-21 mars 1990) qui, suite à des manipulations politiques, ont réussi à dresser les Roumains contre les Hongrois350. C’est à cette période que l’on entend par la voix des politiques responsables de ces manipulations, et présents encore aujourd’hui sur la scène politique, que l’ « Ardeal est une poudrière » et que « la brèche entre les Roumains et les Hongrois est insurmontable ».

Le premier gouvernement d’après 1989 faisait souvent appel a un discours anti-hongrois. A la même époque, on finalisait l’adoption de la Constitution, laquelle introduisait délibérément une optique nationaliste avec des formules comme : « la Roumanie est un Etat national unitaire » ou « le fondement de l’Etat est l’unité du peuple roumain ». Selon les commentaires de l’équipe qui a rédigé le projet de Constitution, l’Etat était national dans le sens où il était l’expression de l’organisation d’une nation et cette nation avait à la base « la communauté d’origine ethnique, de langue, de culture, de religion, de facture psychique, de vie, des traditions et des idéaux »351. L’Etat serait unitaire car « il aurait un seul centre d’impulsions politiques et gouvernementales ». Avec ces éclairages sur le texte de la Constitution, la nation était loin d’être considérée dans le sens civique, de la citoyenneté politique.

Entre 1992 et 1996, la situation ne change guère, car la coalition gouvernementale qui s’installe au pouvoir est formée par des partis nationalistes ou ultra-nationalistes. A cette époque où on évoque le patriotisme et la nécessité que le pays soit défendu du danger juif, hongrois et tzigane. C’est à cette période aussi que les partis ultra-nationalistes cherchent à interdire le fonctionnement du parti politique l’Union Démocratique des Hongrois de Roumanie. La « sécurité nationale » est une formule-clé et, dans ce contexte, toutes les revendications des minorités, garanties d’ailleurs par la Constitution, apparaissent comme un « danger pour la sécurité nationale ».

Pour résumer, durant cette période d’après 1989 et jusqu’en 1996, les élites au pouvoir utilisent le nationalisme pour construire, sous un masque démocratique, un système autoritaire. En même temps, il est une stratégie pour lutter contre l’arrivée au pouvoir des partis historiques de l’entre-deux-guerres352.

Cette dimension nationaliste qui a accompagné le discours politique jusqu’en 1996 laissera des traces importantes dans la mentalité et les pratiques des hommes politiques, même avec le changement de gouvernement en 1996. Mais l’association de la Transylvanie au danger hongrois et irrédentiste n’est pas seulement un élément de discours politique. Elle a été une idée présente également dans les récits des individus ordinaires, même si elle l’est un peu moins de nos jours. Par rapport à cette atmosphère tendue d’avant 1997, un sociologue de Cluj m’a raconté qu’à cette époque, c’était un acte de courage que de dire sur le terrain que l’on travaillait pour un Centre de recherche des « relations interethniques » ou que l’on menait une recherche sur ce thème. Les étudiants appréhendaient aussi de l’avouer et les personnes interrogées étaient sensibles à ces thèmes.

Après 1996, certaines actions ont contribué à désamorcer ce climat de méfiance, présent surtout dans le discours public, envers les minorités et à renforcer les liens entre les élites roumaines et hongroises.

Sur le plan politique, à partir de 1996, le parti hongrois UDMR entre dans la coalition gouvernementale et restera au pouvoir jusqu’à aujourd’hui. Ce fait est un pas très important car il place la question du maintien de l’équilibre dans les relations roumano-hongroises, au niveau du pouvoir politique. Des solutions pour réduire les tensions interethniques sont alors recherchées et posées dans un cadre plus transparent, qui se prête moins aux diversions et aux manipulations souterraines. Dans ce cadre, l’UDMR se trouve dans une position d’égalité avec les autres partenaires politiques.

A la fin de l’année 1996, la Roumanie signe le Traité d’entente, de collaboration et du bon voisinage entre la Roumanie et la Hongrie, traité qui marque un changement du climat interethnique et qui va avoir de nombreuses conséquences.

Outre les actions menées dans le registre politique, les initiatives de coopération roumano-hongroises se manifestent aussi dans la sphère civique. Une bonne illustration est la série de manifestations de Bálványos (en Pays Sicule), où chaque été de 1991 à 1996 des jeunes Roumains et Hongrois se sont rencontrés, ainsi que des personnalités culturelles, académiques et politiques des deux pays. La Ligue ProEurope a ainsi transformé cet événement, qui initialement était un lieu de rencontre des Magyars de Transylvanie et de Hongrie, en une manifestation de dialogue interculturel roumano-hongrois.

Dans la ville de Cluj, même si les initiatives de coopération ne sont pas très nombreuses, elles jouent un rôle extrêmement important dans le rapprochement entre les élites. Les actions menées jusqu’à aujourd’hui par la Fondation Tranzit, axées surtout sur des programmes d’échange interculturel dans le domaine artistique, ainsi que la série de rencontres entre écrivains roumains et hongrois (entre 1999 et 2001),à l’initiative des revues littéraires Apostrof et Korunk,témoignent de ces coopérations. Les échanges entre les équipes du Théâtre National et du Théâtre Hongrois (tels que la réalisation de spectacles avec la collaboration commune d’équipes roumaines et hongroises) ont contribué eux aussi à cultiver la confiance, surtout dans des périodes où le climat dans la ville était plutôt tendu suite aux actions de l’ancien maire.

Par conséquent, ce contexte interne avec des actions qui ont désamorcé les tensions existantes surtout jusqu’en 1996 ont préparé le terrain pour l’affirmation de nouvelles idées sur la scène publique.

Cependant, l’apparition après 1997 de ce nouveau discours doit également être analysée dans le contexte plus général des événements qui marquent l’espace de l’Europe centrale et orientale, à savoir, l’élargissement européen et l’influence que jouent dans ces pays les idées européennes. L’Europe des Régions est un courant d’idées qui trouve un bon terrain d’accueil chez certaines élites de Transylvanie. Je reviendrai dans un chapitre prochain sur le rôle de ce facteur européen dans les phénomènes de recomposition territoriale et identitaire en Transylvanie.

Notes
349.

Pour une histoire des relations entre les Roumains et les Hongrois entre 1990 et 2000, voir Andreescu G., Ruleta. Romani si maghiari, 1990-2000, Iasi, Polirom, 2001.

350.

Pour une présentation des événements de Târgu Mures voir Andreescu G., op. cit., p. 32-47.

351.

Constantinescu M., Deleanu I., Iorgovan A., Muraru I., Vasilescu F., Constitutia Romaniei, comentata si adnotata, Regia Autonoma, « Monitorul Oficial », 1992 cité in Andreescu G., op. cit., p. 115.

352.

Andreescu G., op. cit.