Les acteurs et les étapes

Un premier acte, qui conduit à concevoir la Transylvanie autrement que comme un espace de tension et de projection de la méfiance envers les minorités, se déroule à Budapest, au temps du communisme, à l’occasion des cérémonies funéraires en l’honneur des héros de la révolution hongroise de 1956. Lors de cet événement organisé le 16 juin 1989 par le Forum Démocrate Magyar, parti de l’opposition hongroise, furent invités cinq roumains, membres pour la plupart d’associations pour la défense des droits de l’Homme, émigrés en France, en Allemagne et en Suisse. A cette occasion, certains membres de l’opposition politique hongroise de l’époque et le groupe roumain signèrent la Déclaration de Budapest. Ce document, resté célèbre, insiste sur l’importance de trouver des solutions aux conflits roumano-hongrois non pas par un changement de frontières, mais par un changement du rôle de ces frontières comprises dans la libre circulation des personnes et des idées, dans le contexte d’une démocratisation générale européenne attendue. Les signataires mentionnèrent également que : « La Transylvanie a été et est encore un espace de complémentarité qui doit devenir un modèle de pluralisme culturel et religieux. La diversité culturelle, religieuse et des traditions, laquelle fait la spécificité de la Transylvanie, doit être préservée car cela n’est qu’un avantage pour nos peuples. »353 La déclaration insiste aussi sur les droits de chaque nation à l’intérieur du pays à disposer d’une représentation politique autonome et sur le droit à l’autonomie culturelle. Ce document souligne enfin l’importance de la recréation d’une Université en langue hongroise à Cluj.

La Déclaration de Budapest n’a pas rencontré en Roumanie un écho très positif au sein du pouvoir roumain d’après 1989 et, comme le montre Gabriel Andreescu, les exilés roumains signataires de ce document « ne furent pas reçus à bras ouverts par les pouvoirs successifs de Bucarest »354. Comme nous le verrons, dix ans après sa signature, la Déclaration de Budapest ressortira sur la scène publique à l’occasion d’un autre événement important dans l’histoire des relations roumano-hongroises de Transylvanie.

Au nom d’un des signataires hongrois de ce document de Budapest sont liés plusieurs événements qui se succéderont à partir de 1997 et qui vont ramener la question de la Transylvanie dans le débat public. Il est question ici d’un politologue hongrois, Molnár Gusztáv, originaire de Transylvanie, émigré en Hongrie durant le régime communiste.355 A l’époque où il était le chef du Groupe de Géopolitique de l’Institut pour L’Europe centrale et orientale de la Fondation Teleki László de Budapest,il publie à Cluj dans la revue Magyar Kisebbség 356 un article qui pose dans un cadre nouveau la question de la Transylvanie. Cette région est considérée au regard de son rôle géopolitique dans le contexte de l’intégration européenne, comme la « locomotive » de l’intégration de la Roumanie dans les structures européennes. Dans son article intitulé « La question transylvaine » (Problema transilvana), l’auteur pose également la question de la dévolution 357 de la Transylvanie, partant du modèle de décentralisation écossais, terme qui lancera une forte polémique dans le milieu académique et politique roumain. La polémique, les rumeurs et les interprétations de l’initiative de Molnár Gusztáv ont été multipliés, surtout dans le contexte où le mot « dévolution » était largement inconnu sur la scène publique roumaine.

L’article part du postulat d’une existence substantielle de cette région, considérée comme une région distincte culturellement du reste du pays, ainsi que de l’existence d’une « question transylvaine ». L’auteur lance un débat dans le milieu académique et sollicite les réactions de divers historiens, politologues, sociologues roumains et hongrois de Transylvanie. Le politologue avait déjà rencontré ces personnes lors des diverses activités scientifiques ou culturelles, ayant eu lieu dans différentes villes transylvaines. Cependant, aucun réseau n’était réellement structuré jusqu’alors.

Les réactions de ces personnalités furent publiées dans un nouveau numéro de Magyar Kisebbség (3-4/1997). Le débat fut repris également dans une autre revue publiée par la Ligue ProEuropa, la revue Altera (8/1998). Cette association ayant son siège central à Târgu Mureş milite dans le domaine des droits de l’Homme et des minorités, ainsi que pour l’amélioration du climat interethnique en Transylvanie. L’association a décidé de lancer ce numéro de la revue à l’Université de Clujet de prolonger le débat dans ce nouveau cadre. A cette occasion furent invitées des personnalités de la vie publique et académique transylvaine et plus largement du reste du pays. Sortir de la ville de Târgu Mureş pour lancer ce numéro de la revue et le débat à Cluj, en particulier à l’université, fut un choix stratégique afin de capter l’attention des élites transylvaines et de donner de l’ampleur à cette initiative par un plus de légitimité et par des nouveaux adhérents. L’objectif fut en grande partie atteint.

L’évolution de l’idée lancée par le politologue hongrois suit son cours à Bucarest, avec la publication d’un autre ouvrage autour du débat sur la dévolution de la Transylvanie : Problema transilvana 358 (La question transylvaine). Cette initiative appartient à Gabriel Andreescu, personnalité active dans le milieu associatif bucarestois, reconnue au niveau national et international en tant que dirigeant de différentes associations et à l’origine de nombreuses initiatives en faveur de la défense des droits des minorités. L’ouvrage a engendré plusieurs comptes-rendus offrant une analyse presque complète sur le thème de la « dévolution » de la Transylvanie. Cependant, comme le remarque l’initiateur de cette publication, « on ne peut pas dire que l’ouvrage ait été intégré dans une conscience culturelle plus large »359.

Il est intéressant d’observer que si ces initiatives n’eurent pas de réactions immédiates dans l’opinion publique, il a fallu que le débat soit porté sur la scène publique de Budapest pour que les journaux roumains réagissent. Cependant, la discussion fut portée à Budapest dans un registre plutôt académique. La revue Beszélő a organisé un débat dans son dernier numéro en septembre 1998, dans lequel furent inclus l’article du politologue hongrois sur la Transylvanie et quelques unes de ses réactions. Suite à cet événement, le journal roumain Cotidianul 360 lança des titres comme « La fédéralisation de la Roumanie, un complot des chancelleries occidentales », « Une avalanche suspecte de prises de position en faveur de la fédéralisation », « la Fondation Soros soutient la dévolution de la Transylvanie »361. Bref, Budapest avait un plan de sécession de la Roumanie. La vieille obsession de la sécession de la Roumanie et le danger hongrois par rapport à la Transylvanie réapparaissaient. C’était l’entrée sur la scène publique des idées déjà exprimées dans l’espace académique, mais restées auparavant sans écho. Il a fallu que l’idée s’affirme à Budapest, pour qu’elle gagne de la reconnaissance, en tant que problème réel, en Transylvanie et, plus largement en Roumanie. Ces faits renvoient à un procédé récurrent de construction sociale et politique de ce territoire par une dynamique entre le local, le national et le transnational, en particulier par rapport à la Hongrie.

A cette reprise par les mass-médias de la « question transylvaine » contribue aussi un autre événement qui a lieu presque simultanément. Un journaliste de télévision de Cluj, Sabin Gherman, publia en septembre 1998 un article qui fit scandale et dont le nom est resté célèbre : « J’en ai assez de la Roumanie ». L’article fut repris dans à peu près tous les journaux locaux et nationaux. S’appuyant sur un langage provocant et violent, l’article rejette la forte centralisation du pays dont la première victime serait la Transylvanie. L’auteur invoque les problèmes de corruption du sud balkanisé qui se répandraient partout et « même » en Transylvanie, rejetant en même temps l’image stéréotypée de cette dernière (créée toujours par le Sud) de territoire interethnique conflictuel. La conclusion de l’auteur est : « J’en ai assez de la Roumanie, je veux ma Transylvanie ».

Il convient de noter que les idées du journaliste se retrouvent aussi au fondement d’organismes dont il fut à l’origine de la création : la Fondation Pro Transilvania et ultérieurement la Ligue Transylvanie-Banat. Ces derniers ont parmi leurs objectifs « la renaissance des valeurs spirituelles purement transylvaines ».

A la violence du langage qui ressort de l’article en question, les réponses sont aussi dures. Pendant des semaines, la presse a exploité le scandale provoqué par cet article, qui est devenu la référence première dès qu’il était question de la « séparation de la Transylvanie du reste du pays ». Suite à cet article, la Ligue Transylvanie-Banat fut interdite contrairement aux principes constitutionnels, à la demande du Ministre de la justice de l’époque, un libéral.362 Ultérieurement, souhaitant créer un parti politique (le Parti des Transylvains), il se vit refuser systématiquement son enregistrement, pour différents prétextes.

L’initiative et les idées présentes dans le manifeste publié par le journaliste roumain semblaient être un terrain à exploiter aussi par différentes organisations nationalistes ou irrédentistes magyares de Hongrie ou de l’étranger. Celles-ci qui ont contacté le journaliste et ont soutenu ses initiatives. Ce fait a suscité encore plus de controverses et a conforté les principaux opposants de Sabin Gherman et l’idée d’un soutien venu de l’extérieur pour un plan séparatiste concernant la Transylvanie.

L’idée d’une singularité culturelle transylvaine, associée à l’idée d’une recomposition administrative ou politique du pays, est mise en avant dans d’autres projets. Dix ans après la signature de la Déclaration de Budapest, le politologue hongrois signataire de ce document et auteur de l’article La question transylvaine, propose de lancer une autre « déclaration » qui poursuit les idées de la première. Cet anniversaire est une occasion pour lui de relancer son projet et d’ouvrir un débat sur la dimension politique de l’identité et de l’espace transylvains. Le texte est intercepté par des acteurs politiques et par les médias, alors qu’il était encore à l’état de brouillon. La Déclaration de Cluj, comme elle fut intitulée, était censée être signée par des « Roumains, Hongrois et Allemands », personnalités marquantes, principalement de Transylvanie, mais également de Bucarest. Elle reprenait les idées de la Déclaration de Budapest concernant « l’espace de complémentarité et de pluralisme culturel et religieux transylvain » et appelait à ouvrir un débat public sur les perspectives d’une autonomie administrative – au sein de la Roumanie – de la Transylvanie et de Banat. Si le texte affirme « le droit de toutes les provinces historiques roumaines de disposer des institutions régionales fondées sur les principes de la dévolution et de la subsidiarité 363 », l’auteur attribue le rôle de« locomotive de la Roumanie » à la Transylvanie, considérée comme victime principale364, comme dans le manifeste proposé par le journaliste Sabin Gherman, du centralisme étatique.

La déclaration s’inscrit dans une même approche essentialiste et performative de la Transylvanie et des autres provinces historiques : puisque ces dernières existaient autrefois, elles sont censées encore exister et signifier la même chose aujourd’hui. De plus, elles doivent être investies de tâches administratives et politiques.

Informé de l’existence de cette lettre, le Président du pays de l’époque stigmatise cet acte et ses signataires : « Nous ne pouvons accepter en aucun cas des idées séparatistes qui nient les principes fondamentaux de la Constitution et qui contreviennent aux intérêts essentiels du peuple roumain. (…) Je pense que personne ne peut se proposer à présent que notre pays devienne une poudrière des Balkans. »365 Le discours mettait sur le même plan décentralisation régionale, dévolution, fédéralisation et séparatisme. Après cette déclaration, les médias ont réussi à provoquer un réel scandale en amplifiant l’effet de ce discours : « Le Président Constantinescu a tenu à préciser avec inquiétude que d’un document rédigé dans des termes similaires est aussi partie la guerre sanglante de Yougoslavie … » (le journal Adevarul)366 . Le quotidien Ziua écrivait lui aussi : « Nous nous trouvons devant le plus important attentat à la souveraineté nationale depuis 1964 ». Les réactions hostiles vis-à-vis des personnes responsables de cette déclaration allèrent jusqu’à des propositions visant à appliquer le Code Pénal. Il fut notamment proposé de sanctionner les responsables de cinq à quinze ans de prison, dans le cas où il serait prouvé que les personnes avaient proposé la dévolution et la fédéralisation du pays. Ceci est d’autant plus significatif que ces propositions ne sont pas venues de la part d’un parti ultra-nationaliste, mais plutôt de partis réputés pour des idées « libérales et démocrates ».

Ces réactions inscrites dans un héritage des époques successives où les idées nationalistes étaient omniprésentes, n’ont fait qu’amplifier ce problème transylvain et le faire exister réellement, ainsi qu’essentialiser le territoire en question.

Cette hostilité a finalement eu comme effet le rapprochement de personnes qui étaient déjà, en partie, sur la liste des possibles signataires. Ces dernières étaient en effet des personnalités culturelles, scientifiques, politiques de Transylvanie désignées par l’initiateur de la déclaration. Mais au moment où ce document en état de brouillon a été intercepté et publié dans les journaux, une majorité de ces personnes n’était pas encore au courant d’une telle initiative et du contenu de ce document, malgré le fait que leur nom figurait déjà sur la liste des potentiels signataires. Par conséquent, avant qu’un réel projet s’affirme et que le groupe Provincia se constitue véritablement, il existait déjà un écho ou un effet à leurs actions, créés par les oppositions publiques à ce mouvement. Les rumeurs et les controverses suscitées dans tout le pays par cette initiative faisaient déjà exister l’idée d’un groupe porteur de ces projets. En réalité, celui-ci n’existait point et n’était qu’une projection floue d’un seul individu.

Après ces événements, une entreprise similaire visant à rédiger une Déclaration de Bucarestdix ans après la Déclaration de Budapest, fut également initiée dans la capitale, au siège du Groupe pour le Dialogue Social. Elle ne faisait aucune référence à une décentralisation ou dévolution. Il est important d’observer que les médias ne furent point intéressés pour rendre public et analyser ce document.367 L’intérêt du débat ou du scandale public était assuré moins par la question du destin des relations entre Roumains et Hongrois, que par la mise en discussion de la Transylvanie tout court, une Transylvanie qui était chargée d’une dimension symbolique et d’une force mobilisatrice capable de déclencher du conflit et du débat public.

Suite aux actions engagées lors de la publication de l’article La question transylvaine et des discussions qu’il a engendré, mais aussi suite à l’aventure publique du brouillon de la Déclaration de Cluj, se crée Provincia, un groupe de réflexion, qui a comme objet principal une revue bilingue portant le même nom. L’initiateur de cette revue est toujours Molnár Gusztáv qui fut à la tête des autres actions. Il réussit à obtenir pour l’année 2000 un financement de la Fondation Soros de Cluj (plus précisément du Centre de Ressources pour la Diversité Ethnoculturelle) pour la publication de cette revue bimensuelle. Les programmes de ce centre soutenaient des projets qui s’inscrivaient dans les idées de la coopération interethnique et interculturelle.

Les coordinateurs de cette équipe roumano-hongroise de la revue sont le politologue hongrois et un essayiste et universitaire roumain de Târgu Mureş. Ce sont les écrits de ce dernier et d’autres essayistes roumains qui ont poussé le politologue de Budapest à initier une action commune, « transethnique ». L’équipe est composée d’écrivains, historiens, politologues, journalistes, sociologues, etc. Certains d’entre eux se connaissaient déjà par affinité professionnelle ou lors de rencontres à travers des différentes actions scientifiques, culturelles ou associatives menées en Transylvanie. Mais aucune initiative ne les avait tous rassemblés précédemment.

Ce projet est donc né quelque part entre Budapest, Târgu-Mureş, Cluj ou d’autres villes de la Transylvanie, et Bucarest. Si la quasi-majorité des membres fondateurs du groupe vivent dans les différentes villes transylvaines, le projet est mené autour de Cluj. Une des raisons est le potentiel intellectuel et institutionnel de la ville. A cela s’ajoute le fort caractère symbolique de Cluj-Napoca, « capitale » historique de la Transylvanie. Ville disputée entre Roumains et Hongrois tout au long de l’histoire, Cluj aurait offert à ce projet la visibilité dont il avait besoin pour s’affirmer sur la scène publique.

Provincia a pris la forme d’un groupe « virtuel », avec des membres permanents (environ 10-15 personnes) qui participaient généralement à toutes les actions du groupe (y compris les débats télévisés), et d’autres personnes, du pays ou de l’étranger, qui avaient uniquement une activité de publication dans la revue. La revue a eu un tirage de 5000 exemplaires pour chacune de ces deux versions (en roumaine et en hongrois), mais elle a connu d’importants problèmes de distribution. Tout premièrement, elle s’adressait plutôt à un public d’élite, en particulier à des intellectuels et à des scientifiques, en proposant des petits essais journalistiques ou littéraires, ou des analyses brèves (à profil historique, sociologique, politique) liées plus ou moins directement à la question transylvaine. Par ailleurs, une mauvaise politique de diffusion a été un autre facteur qui a joué de manière négative sur la réception de la revue auprès des lecteurs. Enfin, la nouveauté du message apporté par le groupe, mettant l’accent sur la coopération roumano-hongroise, a été d’entrée un sujet reçu avec réticence au sein des deux publics.

Le lien fédérateur entre Roumains et Hongrois au sein de Provincia fut un sentiment d’appartenance à un espace commun, la Transylvanie, et une identité transylvaine assumée par les membres permanents du groupe.

Un des objectifs du groupe était un projet de constitution d’un espace public à l’intérieur de la Transylvanie, qui permette de créer des liens entre les différents groupes vivant ici, au-delà de leurs différenciations ethniques. Le nom de la publication n’est pas un hasard car il recouvre des significations multiples. Les initiateurs du projet ont souhaité trouver un nom qui est commun aux deux langues et qui s’écrive de la même manière, ce qui est le cas de ce mot latin. Le nom de la revue évoque tout d’abord une révolte de la « province » par rapport au « centre » qui la méprisait. L’image de la statue de Saint-Etienne, illustration d’un dragon tué par ce personnage, est devenu le sigle de la revue. Autrement dit, le dragon qui désignerait le pouvoir centralisateur est vaincu par une idée qui vient de la marge, de la « province » (comprise aussi comme « pro-vince »). Par ailleurs, selon l’avis de mes interlocuteurs, « Provincia » renvoie aux provinces romaines qui seraient un « archétype de la régionalisation d’un empire ». Cette organisation territoriale du pouvoir (évoquant selon mes interlocuteurs non seulement les provinces romaines, l’Empire carolingien mais aussi une Europe fédérale à venir) est un lien avec un second objectif du groupe, à savoir son projet politique.

La revue se veut un vecteur pour promouvoir une identité culturelle transylvaine et un cadre de débat pour penser un transylvanisme politique. Vers la fin de l’année 2000, un débat important dans les pages de la revue montrait une division des membres du groupe entre deux directions à suivre : d’un côté une initiative qui continuait à militer dans le registre civique pour un espace de dialogue interculturel transylvain et pour l’affirmation d’une identité culturelle régionale ; d’un autre côté l’idée de créer les bases d’un parti politique régional. Le deuxième projet ne fut jamais mis en place, Provincia se limitant dans ce sens à un mouvement intellectuel de débat sur un possible transylvanisme politique.

Cependant, les actions du groupe sont sorties plusieurs fois d’un cadre interne de débat intellectuel. Par certaines initiatives menées sur la scène publique, Provincia a tenté de rendre visibles ses idées auprès d’un public plus large. La publication initiale de la revue comme supplément des deux journaux en langue roumaine et hongroise à diffusion régionale, laissait entrevoir l’objectif de créer un courant d’opinion chez les habitants de la région.

Un autre exemple est celui de l’automne 2000 quand, après le deuxième tour des élections présidentielles, certains membres du groupe ont souhaité lancer un manifeste pour montrer le manque de soutien de la « Transylvanie » à ces élections368. Autrement dit, la « Transylvanie » boycottait les élections, la « Transylvanie » était différente. Si la protestation pouvait être légitime compte tenu du choix entre les deux candidats, une question se pose : quelle était cette Transylvanie au nom de laquelle le groupe voulait protester ? Etait-ce une seule Transylvanie, unitaire et homogène ?

Pour donner un dernier exemple d’initiative sortant du cadre de débat interne du groupe, je pourrais citer l’action de proposer un Mémorandum pour la construction régionale de la Roumanie. Cette action a renforcé Provincia dans sa visibilité publique et dans sa cohésion, marquant le plus important moment dans ce sens-là. Le Mémorandum a été adressé au Parlement, aux partis politiques et à d’autres institutions nationales et internationales. Comme nous pouvons l’observer, ce projet concerne cette fois toute la Roumanie, sortant d’une préoccupation exclusive pour la Transylvanie.

Malgré ce changement de position, les effets dans le milieu politique et dans les médias ont suivi le schéma classique, de stigmatisation des auteurs pour des attaques contre « l’unité nationale ». Des réactions très dures vinrent de la majorité des partis politiques et certaines voix du parti libéral prononcèrent plus ou moins le même discours que celui des partis ultra-nationalistes. L’invitation à un débat public fut, cette fois encore, jugée comme inopportune et surtout dangereuse pour le pays.

Des réactions violentes sont apparues également dans l’espace privé et professionnel des personnes signataires de ce document. Des suggestions de licenciement de certains membres roumains de Provincia sont venues, par exemple, même de la part des universitaires roumains. Comme me l’ont avoué certains, les voisins ou les personnes de leur entourage regardaient avec beaucoup de méfiance leurs actions et leurs suggéraient « qu’il n’était pas bien de se mêler aux Hongrois ». La stigmatisation fut encore plus forte pour les Roumains du groupe, car la mauvaise réputation des Hongrois pour des actes « anticonstitutionnels » était déjà un slogan connu. Cette fois, ces Roumains étaient les vrais traîtres.

Si ce mouvement d’affirmation d’un nouveau discours sur la Transylvanie a eu comme initiateurs plusieurs catégories d’acteurs ou groupes, finalement toutes les personnes et groupes impliqués ont été considérées en bloc - par les hommes politiques, par les médias et par une partie de la population - comme des traîtres, voulant vendre le pays, manipulés de l’extérieur etc. Les membres de Provincia et de la Ligue ProEuropa, l’auteur du manifeste « J’en ai assez de la Roumanie », les auteurs des manuels scolaires alternatifs d’histoire, etc, ont tous fait partie de cette même catégorie.

Je me souviens d’un voyage en train, de Brasov à Cluj-Napoca, durant l’été 2003. Je lisais La question transylvaine, le livre qui recueillait l’article du politologue hongrois et les réactions de divers auteurs. A un moment donné, un homme âgé d’une soixantaine d’années, qui était assis en face de moi avec sa femme, m’a demandé quel était le livre que je lisais. En lui montrant la pochette il exclama :

‘« D’accord…Si c’est Molnár Gusztáv, tout est clair. J’ai compris. ». A ces paroles, sa femme rajouta : « Quoi alors ? Celui-là aussi en a assez de la Roumanie 369  ? (Ce ? Si asta s-a saturat de Romania ?) ». L’homme a répondu : « Celui-ci en a assez depuis longtemps, depuis 1918…(Asta s-a saturat demult, din 1918). ».’

Je fus moi-même rattachée à cette catégorie des « traîtres » du pays  du fait de ma présence parmi ces acteurs et ma participation à leurs actions. A plusieurs reprises, certaines personnes de ma famille m’ont regardé avec étonnement et incompréhension et certaines personnes des musées, avec lesquelles j’avais mené des entretiens, m’ont montré leur suspicion.

En septembre 2002, après plus de deux ans de publication, la revue Provincia cessa de paraître par manque de financement. La Fondation Soros ne pouvait plus financer la revue. Il est important de remarquer que le soutien financier de cette dernière, ainsi que des autres actions du groupe, n’a été possible que par l’argent provenant de l’étranger. Les initiatives du groupe n’ont jamais été financées par l’argent public ou provenant du pays et cela même si Provincia était une première dans l’histoire de la Roumanie. Cette initiative réunissait pour la première fois des élites roumaines et hongroises autour d’une revue destinée à la fois à un public roumain et hongrois et proposant un projet de conciliation entre ces derniers. Comme entreprise culturelle, cette action était sans précédent, mais si on se réfère aux projets politiques roumano-hongrois de la région, ces derniers furent également quasi-inexistants dans l’histoire de la Transylvanie à partir la deuxième moitié du XIXe siècle.

La fin de la revue a fortement ébranlé la cohésion du groupe, mais ses idées continuent à être promues à travers les actions de la Ligue ProEuropa. Ces dernières offrent encore aujourd’hui un lieu de rencontre et de débat entre les membres de Provincia et un espace de diffusion de leurs idées. Il faut noter qu’une partie des membres très actifs de Provincia dirigent ou font partie également de la Ligue ProEuropa. Cette fondation de Târgu-Mureş initie depuis sept ans, par le biais d’un de ces départements (le Centre interculturel), un programme d’éducation alternative sur une durée de 9 mois. Ce programme intitulé l’Académie Interculturelle Transsylvania est constitué de cours sur la spécificité historique, culturelle, politique de la Transylvanie et de ses populations, enseignés par des universitaires ou des acteurs culturels et économiques de la région, dont certains membres de Provincia. Chaque année, les cours ont lieu dans différentes villes et villages transylvains pour que les étudiants rencontrent sur place les différents aspects de vie en Transylvanie. Chaque promotion accueille 25 étudiants en fin de formation, futurs décisionnaires, leaders culturels, civiques ou politiques, afin de faciliter par leur intermédiaire « la promotion des relations harmonieuses entre les communautés ethniques et confessionnelles de Transylvanie » et « l’adoption des stratégies et des politiques publiques adéquates ». La demande de participation à ce programme est très importante, les organisateurs recevant aux dernières éditions environ 150 dossiers d’étudiants provenant des diverses filières des sciences humaines et sociales. Même si ce programme d’éducation alternative ne fournit pas encore un diplôme accrédité par le Ministère de l’Education, cet aspect n’est pas un obstacle aux demandes de participation.

Depuis 2002, cette fondation organise également l’Université d’été Transylvania qui en est à sa quatrième édition. Ce programme initie chaque été des journées de débats avec des personnalités culturelles, universitaires, des agents économiques ou des hommes politiques, en la présence du jeune public de l’Académie Interculturelle Transsylvania. Les thèmes des éditions précédentes ont porté sur la question de la spécificité de la région de la Transylvanie et sur la régionalisation de la Roumanie.

La Ligue ProEuropa a pris également en charge la publication de trois volumes Provincia,réunissant ainsi des textes publiés dans cette revue durant ses années d’existence. L’association a créé aussi à Cluj un Centre d’étude et de développement régional, en 2003. Cet organisme se veut un centre d’expertise sur des questions concernant le régionalisme et les politiques régionales, mais ce dernier n’a pas encore commencé véritablement son activité. Cette initiative s’inscrit elle-aussi dans une série de débats et d’actions entreprises par Provincia.

Lors de la période de publication de la revue Provincia,ses membres avaient initié l’organisation des Forums Régionaux dans différentes villes de la Transylvanie. Après la disparition de la revue, l’organisation de ces Forums fut reprise par la Ligue ProEuropa. Un Forum Régional fut organisé cette année à Iasi, dans la région de Moldavie, dans l’idée de sortir du cadre transylvain et de promouvoir les idées régionalistes dans d’autres provinces historiques de la Roumanie. Plusieurs membres de Provincia furent présents à cet événement.

Mais les idées promues par Provincia ont réussi à produire d’autres mobilisations collectives au niveau des élites en Transylvanie. A Cluj, la revue littéraire Tribuna a initié dans ses pages une rubrique dédiée à la question des « régions et des politiques régionales »370, dans laquelle s’expriment différents hommes de culture, universitaires, experts, de la région, du pays ou de l’étranger. J’ai pu observer que le public des forums ou des autres actions organisés par la Ligue ProEuropa s’élargit à des acteurs plus nombreux et plus variés, des acteurs qui continuent au sein de leurs propres projets les idées de Provincia et de la LPE.

Le fait que la régionalisation n’est plus un tabou depuis les actions de Provincia est perceptible par l’usage de ce nouveau discours sur la Transylvanie et sur la régionalisation de la part des différents acteurs politiques. Certains d’entre eux furent initialement les plus fervents opposants à ce discours. J’offrirai plus tard quelques exemples dans ce sens. Il convient tout de même de mentionner ici que si le pouvoir et en particulier le Parti Social-Démocrate (au gouvernement entre 2000 et 2004) reprend le discours régional et certaines catégories du discours de Provincia, il le fait uniquement sous la pression des institutions européennes.

Enfin, il convient de noter que la volonté de refonder la revue Provincia existe et que les membres du groupe sont dans l’attente d’une opportunité pour cela. Plusieurs actions furent entreprises dans ce sens, mais encore sans résultat réel. Il convient aussi de rajouter que si certains ont envisagé une suite à cette publication par une parution de la revue sous format électronique (ce qui ne réclame pas de financement), le leader du groupe, le politologue hongrois, ne s’est pas montré intéresser par cette proposition. Ce refus peut être expliquer en partie par une volonté de donner à la revue le plus de visibilité possible, ce qui aurait été moins le cas avec la publication électronique, jugée inaccessible pour le grand public. Cependant, la revue Provincia, s’adressant tout d’abord à un public d’intellectuels et plus généralement à des élites, réduisait d’emblée l’accès au grand public. Il est important d’ajouter une autre raison qui semble jouer un rôle important dans la mort du projet et dans ce refus de continuer sous une forme de publication électronique. Pour le leader du groupe, l’inexistence d’un réel effet politique aux actions de Provincia, et en particulier l’impossibilité d’affirmation d’un parti régional, fut une dimension qui a joué unrôle négatif dans sa motivation et son implication dans une reprise du projet et dans une recherche des nouveaux financements. Comme il me le confie : « Provincia n’était pas une revue culturelle comme toutes les autres. C’était quelque chose en mouvement. C’était comme une fusée à plusieurs étages et il fallait qu’un nouvel étage soit construit ». Cette dimension devait être le politique même, la création d’un parti régional qui porte par la suite les projets du groupe de haut en bas.

Nous pouvons remarquer ici deux dimensions distinctes dans l’entreprise de Provincia, lesquelles nécessitent aussi une analyse de la Transylvanie à deux niveaux : d’une part il est question d’une catégorie sociale qui produit de l’en commun, qui rassemble les individus au sein du groupe au-delà des différenciations ethniques ; d’autre part, la Transylvanie est reprise et utilisée comme catégorie idéologique et politique destinée à porter un projet politique (dans le sens large du terme). Le jeu de ces deux dimensions est central, comme nous le remarquerons par la suite, dans la production de la Transylvanie comme catégorie sociale et symbolique.

Notes
353.

« Declaratia de la Budapesta  16 juin 1989 », in Revista 22, Nr. 24, 15-21 iunie 1999, p. 7.

354.

Andreescu G., op. cit., p. 279.

355.

Actuellement, il vit entre la Transylvanie et Budapest.

356.

Magyar Kisebbség est une revue de politologie, axée sur la question des droits des minorités, publiant 3 ou 4 numéros par an.

357.

La dévolution est le transfère d’une partie des compétences de droit public d’un Etat aux parlements élus au niveau régional.

358.

Andreescu G., Molnar G. (sous la dir. de), Problema transilvana, Iasi, Polirom, 1999.

359.

Andreescu G., op. cit., 2001, p.283.

360.

Bien que le journal roumain Cotidianul (aussi comme nous le verrons ultérieurement le journal Ziua) ne fasse pas partie des publications qui diffusent traditionnellement un message nationaliste, les réactions de l’ensemble des journaux roumains furent similaires par rapport à ces initiatives de promouvoir un discours nouveau sur la Transylvanie.

361.

Une des personnes présentes à cette manifestation fut la présidente de la Fondation Soros de Roumanie. Les extraits de journal sont cités par Andreescu G, op. cit., p. 282.

362.

Suite à cette action le journaliste a intenté un procès contre l’Etat roumain à Strasbourg.

363.

La citation est reprise d’une des versions du texte de la déclaration, publié en Revista 22, 24/1999, 15-21 iunie, p. 7.

364.

L’argument est ici économique : « Un tiers de la population transylvaine réalise 55% du PIB du pays » spécifie le document. Les cotisations au budget central seraient ainsi très importantes par rapport au budget local alloué par l’Etat à cette région.

365.

Emil Constantinescu, cité in Andreescu G., op. cit., p. 286.

366.

Andreescu G., op. cit., p. 285.

367.

Andreescu G., op. cit., p. 288.

368.

Au deuxième tour de scrutin, il fallait choisir entre Ion Iliescu, connu pour un passé communiste et pour une activité présidentielle à une époque mouvementée du point de vue ethnique (1989 -1996), et le leader ultra-nationaliste Vadim Tudor.

369.

L’allusion fait référence à l’article du journaliste roumain intitulé : « J’en ai assez de la Roumanie ».

370.

La rubrique fut créée suite à un Forum Régional organisé par Provincia et par la Ligue ProEuropa le 8 juillet 2004, et auquel ont participé des membres de la revue Tribuna. Cette rubrique intitulée « Régions et politiques régionales en Roumanie et en Europe » fut ouverte en octobre 2004.