3.2. La production sociale et politique d’une singularité transylvaine

Si j’ai tracé jusqu’ici les grandes étapes de l’affirmation d’un nouveau discours sur la Transylvanie, il sera maintenant question de comprendre et d’analyser plus en détail ce que cette Transylvanie signifie aux yeux des acteurs qui tentent de la promouvoir.

Comme je l’ai déjà souligné, l’élément qui a rassemblé les élites roumaines et hongroises au sein de Provincia et de la Ligue ProEuropa, fut le sentiment de leur appartenance commune à un espace transylvain, qui apparaissait comme singulier pour la majorité des membres des deux groupes. Le moteur principal de leurs actions fut donc une croyance dans une « spécificité transylvaine ». Dans un premier temps, cette idée fait du commun et dans un second temps, elle sera un support pour un projet politique, afin de faire exister collectivement, à une plus large échelle, la croyance que « la Transylvanie est autre chose », comme de nombreux membres du groupe l’affirment.

Je tenterai alors d’analyser les éléments qui font la singularité transylvaine, aux yeux de mes interlocuteurs de Provincia, la LPE et la Ligue Transilvania-Banat.

Comme nous l’avons déjà remarqué, un élément commun aux initiatives de Provincia, de la Ligue ProEuropa et des actions de Sabin Gherman, est une conception unitaire de la Transylvanie, territoire conçu comme un espace homogène, historiquement et culturellement distinct du reste de la Roumanie. Même si quelques personnes dans ces groupes ont plutôt critiqué cette vision unitaire du territoire, ces voix furent plutôt marginales dans le groupe, lequel s’est construit avant tout autour de l’idée d’un espace transylvain homogène.

Cette conception du territoire est présente dès le premier article de Molnár Gusztáv qui lança le débat entre intellectuels roumains et hongrois. Cet article pose les principaux points autour desquels prendra forme toute la conception de la Transylvanie de Provincia et de la Ligue ProEuropa.

Dans son article La question transylvaine, Molnár Gusztáv part du postulat de l’existence d’une Transylvanie comme espace différentiel, entité discrète et homogène, en raison de son héritage historique de MittelEuropa. Cet héritage lui conférerait de la singularité par rapport au reste de la Roumanie et cette différenciation s’exprimerait au niveau économique et culturel. Compte tenu de sa position géographique et géopolitique et de son appartenance historique à MittelEuropa, la Transylvanie aurait un rôle civilisateur pour le reste de la Roumanie. L’auteur a recours aux idées controversées de S. Huntington sur le choque des civilisations 371.Selon ces idées, la Transylvanie se situerait sur la ligne frontière qui départagerait le monde chrétien occidental et l’Europe Occidentale, de la chrétienté orientale et du monde musulman auquel le reste de la Roumanie se rattacherait. Si le politologue hongrois ne critique pas la vision d’ensemble de cette théorie, il ne formule pas l’idée que la Roumanie devrait être divisée entre la civilisation occidentale et l’espace balkanique. Il se prononce plutôt pour cette idée que la Transylvanie, la partie « occidentale » de la Roumanie, contribue à mieux intégrer le reste du pays dans les structures européennes. Cette vision lui permet de parler de la Transylvanie comme d’un espace distinct de la Roumanie.

L’auteur tente d’appuyer ses arguments en faveur d’une spécificité transylvaine sur des éléments de culture politique et en particulier sur les options électorales, plus « démocrates » des habitants de Transylvanie par rapport au reste du pays lors des élections de 1996372. Il est intéressant de remarquer que ces mêmes données électorales légitiment deux espaces symboliques transylvains différents mis en avant par divers acteurs. Le recours aux cartes et aux arguments de Huntington, ainsi qu’aux cartes électorales du pays, appartient initialement au parti du gouvernement, inquiet de perdre le pouvoir, au moment où les résultats du premier tour de scrutin révèle grosso modo un manque de soutien en Transylvanie. L’interprétation donnée par le parti à ces cartes électorales et à la carte de Huntington va dans le sens d’un appel à la population sur le danger qui aurait menacé le pays par l’arrachement de la Transylvanie au « corps du pays » (din trupul tarii). Le responsable de ce « crime », supposant l’autonomie de la Transylvanie et la fédéralisation du pays, aurait été le candidat de l’opposition, qui avait obtenu un bon score électoral en Transylvanie.

Sans nuancer les analyses concernant le comportement électoral des habitants de Transylvanie373, le politologue de Budapest utilise à son tour ces données dans une interprétation qui essentialise elle aussi ce territoire et lui confère le caractère d’entité discrète et distincte de la Roumanie.

Malgré les critiques nombreuses à l’adresse de certaines idées de cet article, il tracera une conception de la Transylvanie qui sera exprimée par la suite par la majorité des autres membres du groupe. Je l’analyserai en partant des deux dimensions qui reviennent constamment dans le discours : la construction de la singularité transylvaine en opposition avec le « Sud » de la Roumanie et l’affirmation d’une Transylvanie comme espace de la diversité culturelle et des interférences interculturelles.

La spécificité de cette région par rapport au reste du pays est un élément ancien de discours évoqué, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, par les élites politiques et intellectuelles roumaines et hongroises de l’entre-deux guerres. La spécificité culturelle et une certaine prospérité économique sont déjà présentes dans les discours de cette époque. Ces idées sont reprises et utilisées dans un nouveau cadre, celui de l’élargissement européen.

Le rapport des pays de l’ancien bloc soviétique à l’Europe occidentale, par un discours à la fois de proximité vis-à-vis de l’Occident et d’éloignement des Balkans,fut depuis 1990 une référence récurrente dans le discours des élites de ces pays et dans les stratégies de différenciation des individus ordinaires. Ce principe d’orientalisme appliqué à l’Europe a été mentionné dans différents travaux.374 Un orientalisme interne se rencontre également en Transylvanie. Comme le remarquait aussi M. Turda375, en rejetant les Balkans de l’autre côté des Carpates, on se réserve à soi une appartenance à Mitteleuropa. Le rôle des Carpates est ici très important, marquant la frontière avec cet espace balkanique. Si dans la construction sociale de l’Ardeal les Carpates ne jouaient pas le rôle de frontière forte, cela devient le cas dans la conception de la Transylvanie selon Provincia.Nous pouvons nous rappeler que la chaîne carpatique était une frontière forte aussi dans la production symbolique d’Erdély. Le jeu de cette frontière produit en fin de compte des Transylvanies différentes, selon le fait que ce territoire est rattaché à un espace symbolique ou national, ou à un autre.

Cette frontière forte avec les Carpates n’est pas qu’une construction de ces élites transylvaines, elle est également présente dans l’imaginaire des individus ordinaires. Je garde le souvenir d’un voyage en train, de Bucarest à Brasov, et d’une discussion avec une personne, un homme d’une quarantaine d’années, habitant Cluj et qui rentrait chez lui. Arrivée à Brasov, la première grande ville après avoir traversé les Carpates dans laquelle s’arrête le train allant à Cluj, je souhaite à mon interlocuteur bon voyage, « Surtout que, disais-je, le chemin est long ». Alors mon interlocuteur me répond :

‘« Ça va aller maintenant, vu qu’on est à Brasov. C’est jusqu’ici que c’était le plus long 376 …Là nous sommes déjà passé377 en Ardeal, je me sens déjà chez moi (…). Mais vous, brasovenii (les habitants de Brasov), vous n’avez jamais eu ce truc…Même dans l’histoire vous étiez différents, vous aviez des liens avec le sud, vous faisiez du commerce, alors vous étiez vite de l’autre côté. »’

Cette frontière ne marque pas seulement un passage géographique ou symbolique. Elle délimite le reste de la Roumanie de la Transylvanie, un espace pensé plus prospère et plus civilisé car plus proche de MittelEuropa et ainsi de l’Occident. Cette dimension est un élément constant dans l’imaginaire des habitants de la région :

‘« Il est certain que la Transylvanie est depuis toujours autre chose. Petru Groza 378 , arrivant au gouvernement de Bucarest directement après sa visite au gouvernement de Budapest, était étonné qu’il n’y ait même pas de scuipatoare (lieu pour cracher). Ici, on crachait par terre… » (secrétaire de rédaction, revue Apostrof, environ quarante ans ). ’

Cette construction régionale par une identification permanente en opposition avec le Sud est également visible au niveau de certaines pratiques urbaines, dans des stratégies diverses de différenciation des individus. Les graffiti de la ville, surtout ceux qui sont visibles sur le stade de Cluj, mais pas seulement ici, rendent compte de ce phénomène. Nous pouvons ainsi observer les inscriptions : « Patriotes locaux ‘U’ 379 / Contre les sudistes parasites », « ‘U’ supérieurs à jamais/ AntiBucarest/ AntiTous », « Sudistes à la con », « Bucarest, Mitici380 … Sucez / ‘U’ Cluj »381, etc. La fierté locale et régionale peut être aussi remarquée à Cluj à travers les autocollants présents sur les voitures, avec l’inscription : « Je suis fier d’être Transylvain ».

Si Provincia et surtout Sabin Gherman ont utilisé dans leurs discours des arguments mettant en avant la prospérité économique de la région et sa différenciation par rapport au Sud de laRoumanie, ces éléments trouvaient déjà un écho dans l’imaginaire régional. Les résultats d’un sondage réalisé en octobre-novembre 1999 par Metro Media Transilvania, publiés dans le journal Curierul National, sondage effectué auprès des habitants de la Transylvanie (et de Banat) montraient les éléments suivants : 50% des personnes interrogées souhaitaient l’autonomie administrative, économique et culturelle vis à vis du centre, identifié à Bucarest ; 40% des personnes se prononçaient pour une plus large autonomie politique, religieuse et éducative. Il est certain que le sondage ne nous fournit pas d’informations sur les significations que les individus accordent à ces formes d’autonomie. Le sondage comprenait aussi quelques questions concernant les actions de Sabin Gherman, l’auteur du manifeste « J’en ai assez de la Roumanie ». Ainsi 30% de réponses étaient peu ou très peu favorable à l’idée que Sabin Gherman défendait les intérêts des Transylvains, tandis que 17% étaient favorables voire très favorables à cette idée (le reste ne se prononçant pas ou n’ayant jamais entendu parler de Sabin Gherman). 27% des personnes interviewées considéraient conforme à ce sondage que la Fondation Pro Transilvania 382 était une organisation civique des Roumains de Transylvanie, tandis que 9% étaient favorables à l’idée que cette fondation soutenait les intérêts de la Hongrie. Il est intéressant aussi de constater que 54 % des personnes estimaient que le niveau de vie le plus élevé de Roumanie se situe en Transylvanie, 31% pensaient qu’il se situe au Banat et 6% à Bucarest.

La différenciation culturelle et économique de la Transylvanie par rapport au Sud et principalement par rapport à Bucarest est liée à un sentiment d’injustice exprimé déjà par les élites transylvaines (roumaines et hongroises) de l’entre-deux-guerres. Elles protestaient contre le centralisme promu par la politique étatique et par l’homogénéisation politique, économique et culturelle. Certains membres de Provincia et Sabin Gherman reprennent les arguments et les textes des anciens hommes politiques roumains, comme par exemple Iuliu Maniu, qui comparait la Transylvanie à une « patrie de luxe »383.

Le sentiment de se faire voler les richesses est présent depuis cette époque, et encore aujourd’hui, parmi les habitants de la Transylvanie. Dans un village des environs de Cluj, où je me suis rendue avec une amie, nous avons entendu dans nos discussions avec les villageois que « la Moldavie et l’Olténie prenaient l’argent des Transylvains (ardelenilor)…plus riches et plus travailleurs ». Les stéréotypes régionaux reviennent de manière récurrente dans les récits de nombreux habitants de la région. J’ai rencontré souvent ce discours dans la ville de Brasov. Ici la communauté hongroise n’est pas numériquement importante et les clivages ethniques Roumains/Hongrois ne prennent guère l’ampleur des phénomènes rencontrés à Cluj. A Brasov, l’étranger n’est donc pas le « Hongrois », mais le « Moldave » venu du rural, qui aurait altéré les traditions de la culture du travail, du respect et de l’ordre spécifiques à la Transylvanie. Les clivages se construisent à Brasov principalement autour de la distinction « Transylvains » / « Moldaves ».

Malgré ces éléments de l’imaginaire social, la situation concernant cette prospérité de la Transylvanie durant l’entre-deux-guerres doit être relativisée. S’il est certain que le niveau d’industrialisation de la Transylvanie était en moyenne plus élevé que celui des autres provinces de l’ancien Royaume, les régions industrialisées de ce dernier (tout d’abord Bucarest et la Valée de Prahova) compensaient fortement. Pour donner un exemple, les exportations de la Roumanie durant l’entre-deux-guerres concernaient principalement les céréales et le pétrole. Ainsi, en 1938, 43% de la valeur des exportations provenait des produits pétroliers et 24% des produits céréaliers et légumineux384. Or, ceux-ci provenaient pour leur majorité de l’ancien Royaume. Par conséquent, ce dernier contribuait dans une plus grande mesure à la création du revenu national.

En dépit de cette réalité, cette richesse de la Transylvanie, surtout sa prospérité au moment de son rattachement à la Roumanie, ainsi que sa spécificité culturelle, sont perçues comme des éléments d’une mémoire locale et régionale que le centralisme étatique aurait censuré. Ces éléments doivent désormais être dévoilés, reconnus publiquement et défendus. La mission des élites serait alors de dévoiler et de défendre cette mémoire et une identité culturelle qui se sont forgées dans l’histoire et qui seraient présentes encore aujourd’hui.

Il convient de noter une autre idée exprimée de manière plus ou moins directe par les membres de Provincia. Malgré les changements survenus dans l’histoire et malgré les processus d’homogénéisation culturelle et politique imposés par les différents régimes politiques, la Transylvanie aurait cependant gardé un noyau dur, qui la différencierait essentiellement de la Roumanie. Quelques réactions au sein même de Provincia ont critiqué cette vision unitaire et homogène de la Transylvanie. Deux répliques données à ces opposants méritent d’être mentionnées ici. Un historien qui manifestait son scepticisme à l’idée d’une cohérence culturelle de la Transylvanie fut traité de personne « endoctrinée » suite à plusieurs décennies de nationalisme communiste et d’idéologie homogénéisante. Un autre opposant fut à son tour critiqué :

‘« Si on dit qu’il n’y a pas d’identité spécifique transylvaine, on dit que la Transylvanie n’existe pas et cela est impossible. Ça signifierait que l’on nie toutes nos actions  et Provincia même ». (essayste, 58 ans)’

J’ai moi-même suscité des réactions similaires. Participant à un Forum organisé par Provincia et par la Ligue ProEuropa, je me suis assise non pas à la table des discussions, mais sur les chaises qui se trouvaient un peu derrière. J’ai été tentée souvent d’adopter cette stratégie pour garder une certaine distance par rapport aux idées du groupe. Cependant, à de nombreux forums, toutes les personnes présentes étaient invitées à s’asseoir à la table des discussions. Ce passage à la table des débats me faisait glisser d’une situation de simple observation à celle d’observation participante. Ce statut me poussait à faire des interventions dans les débats, même si en réalité je n’étais pas obligée de parler. Je me sentais concernée, premièrement en tant qu’habitante de cette région, et deuxièmement comme ethnologue participant à un projet régional. Comme transylvaine, je vibrais dans une certaine mesure aux projets de Provincia, mais en tant qu’ethnologue je critiquais surtout la vision que mes interlocuteurs avaient de ce territoire. Participant à ces discussions, je me suis exprimée plusieurs fois sur ma réserve vis-à-vis de cette lecture du territoire. Une fois, j’avais fait la proposition de ne pas tenir pour acquis l’existence symbolique de la Transylvanie, ni son homogénéité ou son unité mais de les interroger tout d’abord. Aucune critique, aucun accord avec ma proposition. Seulement, à la pause, une personne est venue me dire, sur un air très gentil, assez paternel, mais sans doute étonné :

‘« Bianca, vraiment…Comment ça ? Vous ne savez vraiment pas ce qu’est la Transylvanie ? Il y a encore besoin de se poser cette question ? ». ’

Je me suis alors rappelée que chaque lieu avait ces interdits : si dans les musées il fallait éviter d’énoncer la moindre phrase qui laisse entendre que la Transylvanie n’était pas roumaine, ici il était inconcevable qu’elle ne soit pas une entité discrète et homogène385.

Il existe cependant une certaine ambiguïté dans la position des membres de Provincia vis-à-vis de ce postulat du territoire homogène et unitaire. Ainsi, un aspect constant dans toutes les actions du groupe est une tension permanente entre deux régimes d’énonciation : scientifique et politique. Si la diversité interne de la région est prise en compte par une parole scientifique, elle est rejetée par la parole politique censée faire du commun :

‘« Un jour un de nos collègues nous a dit : ‘’Attendez les gars, la Transylvanie n’existe pas ! Elle est une fiction, un produit de l’imagination. Il existe seulement différentes composantes : Le Pays de Fagaras, le Pays de Oas, Crisana 386 …’’. Il avait raison, il existe une diversité interne. Mais je crois qu’on serait entré dans des détails qui n’étaient pas fonctionnels de notre point de vue, du point de vue du marketing du problème. Commencer à expliquer aux Roumains des choses comme telles, entrer dans ces détails !?Donc il était plus simple de parler comme ça de Transilvania…Mais on a eu un débat, on a discuté…comment dire, on a ‘’respiré’’ le problème et c’était fini. » (historien, une quarantaine d’années).’

Pour adresser une parole politique sur la scène publique et pour créer les bases de construction et de légitimation d’un territoire politique, une identification collective à un territoire unitaire (plutôt qu’à un territoire morcelé) était un élément d’appui important.

Comme je le mentionnais, cette tension ente les deux registres d’énonciation était récurrente dans les actions de Provincia. Pour donner un exemple, je vais me référer aux deux enquêtes réalisées par le groupe auprès d’écrivains et d’historiens, dans le but de savoir « s’il existait une littérature transylvaine » ou si une histoire commune de la Transylvanie était envisageable (au-delà de ses versions différentes). J’ai pu observer que les question posées dans ces enquêtes étaient rhétoriques, induisant plutôt des réponses affirmatives, aspect qui transgressait le registre scientifique et suggérait plutôt une volonté de lancer un projet politique, de performer une littérature et une histoire transylvaine transethniques. Comme scientifiques, les auteurs ne pouvaient pas faire l’économie de telles questions et enquêtes. Cependant, pour un projet politique, la logique scientifique n’était pas suffisante. Le principe politique envahissait et détruisait parfois la logique scientifique.

S’il est certain qu’un sentiment d’identification régionale est présent au sein des habitants de cet espace, dans une logique politique cette distinction apparaît comme reposant sur l’existence d’un ensemble statique, d’éléments culturels substantiels. Alors qu’en réalité cette distinction serait un élément construit, mouvant et stratégique de la part des individus.

En lien avec ce principe, j’analyserai deux aspects constants dans la conception de Provincia et des autres acteurs.Dans un premier temps, il est question d’une certaine idée de diversité culturelle qui caractériserait la spécificité de la vie en Transylvanie. Dans un second temps, je m’arrêterai à une proposition de mes interlocuteurs pour une régionalisation du pays selon des régions culturelles historiques, rejetant le principe des régions de développement nouvellement créées.

Un des aspects qui conférerait une singularité à ce territoire serait sa diversité culturelle et confessionnelle. Selon une conception omniprésente conforme à laquelle l’existence d’un territoire n’est pas jugée légitime s’il n’a pas une « tradition », une épaisseur dans le temps qui lui donne de la reconnaissance dans le présent, Provincia cherche dans l’histoire les éléments qui attesteraient cette singularité. Ainsi, elle construit une Transylvanie d’aujourd’hui selon le modèle idéalisé de la principauté médiévale. Durant cette époque de la principauté transylvaine, la seule période où la région fut indépendante (ou du moins semi-indépendante), la Transylvanie aurait été un exemple de tolérance religieuse en Europe. Par un procédé de sélection de l’histoire, cette dernière est appelée à offrir les éléments qui légitimeraient une telle construction du territoire comme espace exemplaire de la diversité culturelle. Sont évoquées ainsi la tolérance religieuse387 promue par la Diète de Turda (1568) en comparaison à un climat religieux européen plutôt tendu (rappelant les événements sanglants de St. Barthélemy) ou la Paix de Westphalie (1648) considérée comme l’actede naissance de la modernité européenne et à la signature de laquelle participa aussi laTransylvanie. Une iconographie faisant référence à cette période accompagne les actions de la LPE ou de Sabin Gherman. Ainsi l’icône du programme de l’Académie Interculturelle Transsylvania et de l’Université d’été Transsylvania est le blason de la Principauté médiévale contenant les représentations des trois « nations » (au sens d’ « état ») médiévales : les sept cités transylvaines, symbole des Allemands, l’aigle représentant les Hongrois, le soleil et la lune, symboles des Sicules (voir photos ci-jointes). Le nom de la Ligue Transilvania-Banat dirigée par Sabin Gherman est accompagné lui aussi d’une iconographie de la principauté médiévale, qui se retrouve jusque sur les autocollants pour voiture qu’il a distribués lors de sa campagne pour la mairie ou dans les différentes brochures (voir photos ci-jointes). Dans son cas, le sigle de Transilvania reprend seulement l’élément des sept cités saxonnes du blason de la Principauté médiévale. Le nom de Provincia apparaît lui aussi souvent associé dans la publication à un repère historique du Moyen Age, cette fois plus lié à Cluj, la statue de Saint Etienne. Comme nous pouvons le remarquer dans ces photos, les icônes de LPE et de la Ligue

Banat-Transilvania sont en même temps entourées par un fond bleu clair et par les étoiles de l’Union Européenne.Cette iconographie est une illustration d’une mise en commun du passé choisi et reconstruit et d’un avenir souhaité.

L’Europe n’est pas uniquement une image exposée dans ces publications et projets transylvains, elle soutient réellement, à travers certains acteurs et certaines institutions, les projets de ces groupes.

Ce modèle de la Principauté médiévale est récupéré dans une construction actuelle de la Transylvanie, mais certaines améliorations du modèle sont opérées. Il est avant tout question de l’investissement d’un territoire présent (la Transylvanie dans toute son étendue intercarpatique), du passé d’un autre territoire, plus réduit en dimension. La « tradition » suppose une transmission qui n’est jamais la reproduction fidèle d’un passé, mais une construction dans le présent, selon des critères contemporains. Conformément à cette construction réaménagée de l’histoire, la Transylvanie apparaît comme un espace mythique, un berceau illo tempore de la diversité culturelle, dans lequel cohabiteraient en paix Roumains, Hongrois et Saxons. Cependant, l’iconographie reprise dans les actions actuelles de la Principauté médiévale se réfère à une époque où les orthodoxes, associés depuis l’époque moderne à des Roumains, ne bénéficiaient pas d’une religion reconnue et n’avaient pas de droits politiques. Les trois « nations » (au sens médiéval) étaient les Allemands, les Hongrois et les Sicules.

L’insistance sur le modèle de cette triple cohabitation (Roumains, Hongrois, Saxons) est omniprésente dans la pensée et les actions de mes interlocuteurs. La Déclaration de Cluj était censée être signée par des personnalités transylvaines « roumaines, hongroises et allemandes », l’Académie Interculturelle Transsylvania organisent ses cours selon trois modules, roumain, hongrois, allemand, la sélection des étudiants de cette région suivant également ce critère. Le Parti des Ardeleni envisage lui aussi une triple direction roumaine-hongroise-allemande. Cette conviction de l’existence d’un modèle générique de cohabitation transylvaine faisant référence aux trois groupes ethniques, est ressentie aussi au niveau des valeurs de vie et des pratiques individuelles. Un jeune homme, fils d’une personne active au sein de Provincia et de la LPE, me raconte qu’il fut « conçu selon la matrice transylvaine », car, quand il était enfant, ses parents lui faisaient apprendre les trois langues, qu’il maîtrise parfaitement aujourd’hui.

Il convient de remarquer que si le tableau actuel de la diversité culturelle est centré sur cette triple cohabitation, ce modèle oublie d’évoquer les Roms qui sont beaucoup plus nombreux aujourd’hui que les Saxons.388 Ce modèle n’évoque pas non plus les populations immigrées en provenance d’autres provinces historiques de la Roumanie, ni les phénomènes de mixité interethnique qui ne font pas défaut à la région. Si les Roms sont parfois rappelés brièvement dans le discours, cela laisse entendre qu’ils ne font cependant pas partie de cette spécificité transylvaine. Certains programmes de la LPE concernent exclusivement les populations de Roms, mais aucun enseignement spécifique sur ces derniers n’est dispensé au sein de l’Académie Interculturelle Transsylvania. Si les Roms et les populations immigrées, surtout durant les années de la grande industrialisation communiste, ne sont pas inclus dans ce modèle de pluralisme, nous pouvons comprendre qu’ils sont plutôt perçus comme des étrangers à cet espace, venus d’ailleurs, avec des coutumes différentes altérant dans une certaine mesure la tradition de vie en Transylvanie. Le discours sur ces populations atteint, par exemple dans le discours de Sabin Gherman, un niveau d’exclusion et une certaine idée de pureté culturelle et d’autochtonie.

Si dans les conceptions nationalistes les autochtones étaient soit les Roumains, soit les Hongrois, dans ce nouveau discours qui se veut d’entrée une alternative à ces deux positions dominantes et exclusives, une nouvelle catégorie d’autochtones est créée, les Transylvains. Par rapport à ces derniers, les autres habitants du pays vivant en dehors de la Transylvanie ou arrivés ici plus tard, seraient étrangers à cet héritage historique de Mitteleuropa. Cette différenciation culturelle implique l’idée d’homogénéité du territoire qui se construit par une séparation nette de ce qui est en dehors de lui. Les différences s’opèrent ainsi selon un critère spatial, autrement dit elles sont fondées sur une conception d’un lien entre terre (territoire) et culture. Ce qui ne provient pas de cette terre, et ce qui n’est pas circonscrit à elle, ne fait pas partie de la même culture. Nous sommes ici face à de nouvelles formes d’exclusion de l’autre sur lesquelles je reviendrai.

Nous avons appris jusqu’ici qui étaient les Transylvains, ou en tous cas les vrais. Il serait intéressant de s’interroger maintenant aux contours de ce territoire appelé par mes interlocuteurs : Transilvania.

En premier lieu, il convient de s’arrêter sur une option des membres de Provincia, la LPE et Sabin Gherman,pour une régionalisation du pays qui respecte « les cohérences culturelles déjà existantes » des régions « historiques ». Ils critiquent les régions de développement, créées en 1998, considérées comme artificielles (annexe 11).A l’Université d’été Transsylvania des cartes avec les deux types de découpages (par région de développement et par « régions culturelles ») sont distribuées aux participants. Le message des organisateurs s’inscrit constamment dans l’affirmation de l’artificialité des régions de développement. Selon mes interlocuteurs, dans le cas où ces dernières seraient acceptées, elles ne devraient être qu’un point de départ pour arriver « à des régions qui sont plus proches en tant que territoires des communautés naturelles. On peut arriver à découper des régions naturelles » déclare un membre de Provincia. La protestation contre les régions de développement est unanime, surtout contre leur dénomination.

Si nous pensons aux réactions hostiles du pouvoir à la régionalisation et à la décentralisation, nous pouvons effectivement interpréter le choix des appellations des nouvelles régions comme une volonté de trouver un obstacle contre la constitution et l’affirmation des identifications régionales. Les noms de ces régions de développement désignent des positions géographiques suivant des points cardinaux : Région Nord-Ouest, Région Nord-Est, Région Centre, Région Ouest, etc. Nous pouvons remarquer que les seules régions auxquelles on rattache une appellation ancienne sont la Région Sud-Est Oltenia et la Région Sud Muntenia, les seules qui respectent des configurations de régions culturelles dites « historiques ».389 La Transylvanie est divisée en trois régions, Nord-Ouest, Ouest et Centre, contestées pour leurs noms et pour un découpage qui ne tiendrait pas compte des cohérences économiques et culturelles :

« Le Transylvain (ardeleanul) est Transylvain (ardelean) depuis 2000 ans et il sera transylvain encore 2000 ans d’ici là. On ne peut pas trop lui dire qu’il vit dans une région dans laquelle il ne se reconnaît pas. Toutes les entreprises font référence à la Transilvania, la ’Banque Transilvania’, Université Transilvania, ‘Air Transilvania’…tout est Transilvania. De la même manière que tout est Moldova », remarque Sabin Gherman.

Contre les découpages « artificiels » sont évoqués une Transylvanie et un Transylvain, mythiques, des constructions atemporelles qui rappellent les usages de l’autochtonie. Il faut aussi noter que les limites spatiales de ce territoire dont la singularité est mise en avant par ces élites restent très floues. Concrètement, nous ne savons pas clairement où commence la Transylvanie et où elle finit. Si de nombreux modèles politiques potentiellement applicables à la Transylvanie furent discutés, jamais les discussions n’ont tenté d’éclairer de quel territoire et découpage il était question. Il est intéressant alors d’observer que si tout le pays et les média péroraient contre le danger des projets de Provincia, en réalité on ne savait pas bien de quel territoire il était question, si ce n’est que d’une Transylvanie, abstraite, générique et symbolique. Non seulement les hommes politiques et les journalistes n’ont pas posé la question de la délimitation réelle du territoire dont il était question, mais même les acteurs porteurs de ce projet ne le savaient pas non plus très clairement. Un membre de la Ligue ProEuropa (LPE), actif également au sein de Provincia, avoue :

‘« Si vous me demandez très concrètement où commence et où finit la Transylvanie, que cela soit dans l’espace ou dans le temps, il sera très difficile pour moi de vous parler d’une chose pareille. » (écrivain, 55 ans)’

Si de manière générale, j’ai pu déduire que le territoire en question vise le territoire d’après 1918, à savoir la totalité de l’espace intercarpatique jusqu’à la frontière avec la Hongrie, une certaine ambiguïté et contradiction régnaient par rapport à cette question :

« La Transylvanie n’inclut pas le Banat, car le Banat c’est autre chose, il a une autre identité…Mais quand nous pensons à la Transylvanie nous savons que c’est également le Banat …» affirme une autre personne du groupe. (coordonatrice de programmes, LPE, 37 ans).

Pour tous ces acteurs, le Banat est considéré comme une entité à part, mais il est à la fois inclus dans l’espace auquel fait référence Provincia. Pour justifier la considération commune de ces sous-régions transylvaines sera à nouveau évoqué l’héritage historique commun et l’appartenance à MittelEuropa, qui n’est finalement qu’un autre espace mythique. Cette considération de la Transylvanie comme un tout unitaire rappelle dans une certaine mesure le phénomène analogue de 1918. Après la guerre, le besoin de mettre en avant un seul territoire de la Transylvanie (et non pas plusieurs petits territoires) était un élément de plus dans la légitimation d’un rattachement de ces terres à la Roumanie. Cette fois, selon une logique similaire, la Transylvanie est considérée comme un tout, englobant des parties qui historiquement ne lui appartiennent pas, pour justifier un certain détachement du centre, au sens administratif, économique et culturel. La catégorie de Transylvanie a ici un rôle performatif, de faire advenir une réalité inexistante auparavant, et, par sa force symbolique, elle est appelée à porter un projet politique sur la scène publique.

Pour conclure, si nous regardons tout ce contexte d’usage de la Transylvanie d’après 1989, nous pouvons observer que cette dernière est une catégorie mobilisée par de nombreux acteurs dans des actions et sous usages différents, qui est présente aussi bien dans le discours des élites que dans les récits des individus ordinaires.

Pour revenir à une question posée au début de ce travail : Comment la Transylvanie, connue pour ses frontières mobiles tout au long de l’histoire et n’ayant aucune circonscription administrative ou politique, arrive à être vécue comme un territoire réel et à provoquer tant de controverses et de mobilisations ? Dans un premier temps, il convient de noter que les tensions suscitées par l’évocation du sujet de la régionalisation ou du régionalisme dans le cas de la Transylvanie ne sont guère comparables à des questions similaires concernant les autres régions historiques. Les paroles d’un de mes interlocuteurs sont intéressantes à ce sujet :

‘« Tout ce que les politiciens ont entrepris depuis 1918, m’ont fait me sentir plus chez moi à Vienne qu’à Bucarest. Dire cela en tant que Transylvain, cela peut sembler quelque chose de grave. Mais, dire la même chose en tant que Bucarestois, cela ne fait rien. Sasu, candidat à la mairie de Bucarest disait que Bucarest était la capitale des chiens errants. Donc eux, ils peuvent affirmer ces choses-là. En Oltenia 390 apparaît l’hebdomadaire Republica Oltenia (République Oltenia). Mais si moi ici, j’avais écrit de la même manière Republica Transilvania …pensez bien qu’on m’aurait mis en prison. On leur permet toutes ces choses-là aux autres. Ici, on t’accuse tout de suite de séparatisme. Nous, nous sommes toujours soupçonnés de prendre le gulás391 et le bálmos, et de les ramener avec nous à Budapest. » (journaliste 40 ans)’

Il est intéressant de noter qu’un Parti des Moldaves (Partidul Moldovenilor) fut créé avant même les initiatives visant à créer un Parti des Transylvains et avant même les actions de Provincia. Cependant, il n’a pas suscité de controverses, ni une grande médiatisation. Après sa fusion avec un autre parti, rien de plus ne fut entendu sur lui ou sur une initiative régionale reprise par la suite.

La Transylvanie et les projets mobilisés autour d’elle semblent avoir, au contraire, une longue carrière. Elle fut le moteur d’une nouvelle idée acceptée finalement publiquement, la régionalisation. Si au moment du Mémorandum concernant la régionalisation du pays lancé par Provincia, ses signataires furent stigmatisés et condamnés, aujourd’hui l’idée n’est plus un tabou, même s’il n’existe pas de consensus sur les meilleurs découpages des régions. La force mobilisatrice de la Transylvanie est d’autant plus intéressante que le sentiment d’appartenance régionale n’est pas plus puissant ici que dans d’autres régions. Comme le montre Irina Culic, contrairement à certaines attentes, les habitants de la Transylvanie ne tendent pas à s’identifier en termes régionaux davantage que la moyenne de l’identification régionale à l’échelle nationale392 :

Identification en termes régionaux par région historique
Région Pourcentage dans l’échantillon Pourcentage de ceux qui s’identifient dans des termes régionaux
Transylvanie 34,5 % 36,5 %
Muntenia 44 % 32,2 %
Moldova 21,5 % 31,3 %
Total 100 % 100 %
Identification avec les régions par aire culturelle
Aire Pourcentage dans l’échantillon Pourcentage de ceux qui s’identifient dans des termes régionaux
Transylvanie 16,2 % 18,6 %
Nord ouest (Crisana, Maramures) 6,2 % 8,9 %
Banat 9,4 % 8,5 %
Pays sicule 2,7 % 0,5 %
Oltenia 10,7 % 12,7 %
Muntenia 19,4 % 5,5 %
Moldova 21,5 % 31,3 %
Dobrogea 4,2 % 9,3 %
 Bucharest  9,7 % 4,7 %
Total 100 % 100 %

Si, par rapport aux autres régions historiques, la Transylvanie est davantage investie symboliquement et a plus de potentiel conflictuel, nous pouvons également remarquer qu’elle n’est pas un simple territoire frontalier, controversé entre deux Etats ou deux populations locales pour des enjeux nationaux. Perdre la Transylvanie signifierait non seulement perdre un territoire considéré comme « richesse inaliénable », symbole de l’immortalité d’un groupe dans la compétition avec un autre groupe. Il serait de plus question de perdre une catégorie de l’imaginaire social qui fait preuve d’instrument efficace dans des manipulations et des investissements différents : nationaux, régionaux et transnationaux. Nous avons observé que la Transylvanie (Transilvania, Ardealul) fut instrumentalisée dans une acception de territoire conflictuel dans les discours nationalistes du pouvoir, surtout durant la période allant de 1990 à 1996. Ce discours nationaliste est encore présent aujourd’hui. La question du Pays Sicule est ici l’exemple récurrent. Dans les discussions concernant les revendications d’une certaine autonomie culturelle ou territoriale du Pays Sicule, restant même dans une forme de décentralisation et de régionalisation, ces revendications sont toujours étiquetées comme « attentat à la souveraineté nationale ». Outre les réactions nouvelles se prononçant pour une régionalisation du pays, mais qui ont montré une opposition à l’idée de régionalisation sur des critères ethniques, les anciens slogans n’ont pas manqué : « Aujourd’hui vous voulez le Pays Sicule, demain vous voudrez la Transylvanie ». Il est intéressant de constater que cette idée d’autonomie administrative d’un Pays Sicule fut d’emblée rejetée sans qu’il existe des débats portant sur les contours de ce territoire dit Pays Sicule, pour lequel une autonomie était demandée. Cela montre qu’il y avait d’entrée une opposition à l’idée d’autonomie (sensibilité héritée des nombreuses périodes antérieures) et à une idée qui associait « Hongrois » à « autonomie ».

Aujourd’hui, alors que l’UDMR a son quartier général à Bucarest et que le danger irrédentiste n’existe plus - et cela d’autant plus à l’heure de l’Europe - on évoque encore et chaque fois qu’on en trouve l’occasion, le « danger hongrois » en lien avec la Transylvanie. Même si elles sont moins présentes ces dernières années, ces phrases se retrouvent désormais presque abstraites et vides de contenu, comme une ancienne machinerie qui répète les mêmes phrases dans un contexte anachronique. De nouveaux usages de la Transylvanie vont en parallèle avec ces usages anciens, parfois dans le discours des mêmes personnes. La campagne électorale est une bonne illustration d’un contexte qui change l’usage classique (dans le sens du nationalisme roumain) de la Transylvanie. Dans la dernière campagne électorale pour la mairie de Cluj, le candidat du Parti Social-Démocrate (parti justement au pouvoir dans la période du 1990 au 1996, mais aussi entre 2000-2004), très bien placé dans les sondages, a porté un discours inscrit dans les idées de « la grande conciliation », « Roumains et Hongrois ensemble », « Unissons nos cœurs pour la Transylvanie (Inimi langa inimi pentru Transilvania) ». Les périodes électorales laissent entrevoir une instrumentalisation par le pouvoir politique d’une conception de la Transylvanie avancée par la société civile. Sabin Gherman et un leader de la Ligue ProEuropa, pionniers de ces idées en Transylvanie après 1989 furent eux aussi candidats (sans grand soutien politique) pour la mairie de Cluj en 2004. Cette concurrence pour un discours qui proposait le spectre d’une nouvelle Transylvanie doit également être analysée dans le contexte d’une opposition de tous les candidats à un candidat puissant, l’ancien maire, connu pour ses actions nationalistes. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce dernier n’a plus utilisé dans cette campagne le discours nationaliste. Si ce dernier fut en déclin ces dernier temps, le terrain de son déploiement se déplace ailleurs ou il est mobilisé sur de nouvelles questions politiques ou culturelles.393

Pour rester dans les instrumentalisations nationalistes de la Transylvanie, il faut noter la position de l’Union Démocrate des Hongrois de Roumanie (UDMR), par rapport aux actions de Provincia et aux discours de régionalisation de la Transylvanie proposé par ces derniers. Si les « radicaux » de l’UDMR ont accepté rapidement ces idées et ont utilisé ce discours comme cible d’attaque contre les « modérés » du parti, ces derniers ont assimilé eux aussi, le discours régional pour qu’il ne reste pas l’apanage des « radicaux ». Comme la Transylvanie touche les sensibilités de chaque Magyar vivant en Roumanie, un discours de régionalisation de cette province est un atout à avoir dans sa poche. Nous avons ici une bonne illustration de la manière dans laquelle on instrumentalise un discours régional pour un enjeu national.

La Transylvanie n’est pas mobilisée uniquement dans des projets à enjeu local (comme le cas des élections pour la mairie de Cluj) ou national, mais elle est aussi le moteur des nouvelles initiatives régionales et transnationales, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Provincia, la Ligue ProEuropa ou avec les initiatives de Sabin Gherman. Au sein de ces groupes, il existe une certaine concurrence visible notamment quand chaque groupe affirme avoir été le premier porteur d’un nouveau discours sur la Transylvanie. Comme l’avoue Sabin Gherman :

‘« Nous sommes comme un club avec plusieurs individus et groupements, Provincia, Actiunea Populara394 (Action Populaire), PCD (le Parti-Chrétien-Démocrate)…et il n’existe qu’un seul projet. Nous tournons tous en rond. » ’

Malgré les différences d’approche de chacun de ces organismes, les paroles de mon interlocuteur laissent entendre cette concurrence pour la même idée, pour un projet de régionalisation dont le moteur fut la Transylvanie et l’affirmation d’une singularité transylvaine.

Il est important de remarquer ici l’usage du mot Transylvanie, sous la forme Transilvania, par tous ces acteurs porteurs d’un nouveau discours sur cette région. Provincia parle de Transilvania dès le premier article publié par le politologue hongrois, la Ligue ProEuropa organise l’Université d’été Transilvania et l’Académie interculturelle Transsylvania, Sabin Gherman crée la Fondation ProTransilvania ou la Ligue Transilvania-Banat 395 . Cette catégorie est appelée à faire du commun, à réunir au-delà des différenciations ethniques et au-delà d’un Ardeal roumain et d’un Erdély hongrois. Transilvania est pour ces acteurs le moteur d’un nouveau projet de construction d’un monde en commun et d’une nouvelle conception du territoire.

Si la Transylvanie a une forte capacité mobilisatrice, nous pouvons nous interroger sur ce qui fait sa force et sur ce qui fait d’elle un élément d’investissement et d’action sociale. Il convient de mentionner ici que cette région fut socialement et symboliquement construite à travers l’histoire comme un « territoire-frontière »396. Je comprends par cela qu’elle fut incessamment pensée comme un territoire de frontière : à la frontière des Carpates, des différents empires autrefois, séparant un Occident « civilisé », catholique ou protestant et un Orient « barbare », orthodoxe ou musulman, et enfin, à la frontière de l’Europe élargie aujourd’hui. Il fut également un territoire construit par la différenciation externe (par rapport à l’Empire ottoman, à l’irrédentisme, surtout autrefois, et à la Hongrie encore aujourd’hui, par rapport aux provinces historiques roumains, au Sud de la Roumanie) et par la différenciation interne (Roumains/Hongrois). Ces frontières nombreuses qui modèlent incessamment cet espace, rendent compte de la complexité de la construction sociale de ce territoire et des multiples espaces symboliques qui lui sont rattachés. Ce jeu incessant des frontières est responsable en même temps de la multitude des discours et des groupes qui se rattachent à ce territoire et qui en font des usages divers. Cette notion de « frontière », qui me semble centrale dans la construction de cet espace, l’investit avec un potentiel de mobilisation et de négociation permanente. Mon étude centrée sur les élites montre que cette action de partage physique et symbolique de la Transylvanie permet à des individus de se penser par rapport aux autres (avec lesquels ils cohabitent), de négocier continuellement leurs appartenances identitaires ou territoriales, de retravailler leurs mémoires et de faire de cette catégorie un instrument à enjeux multiples.

Par conséquent, plutôt que d’affirmer que ce territoire-frontière est construit socialement par des acteurs différents, il convient de remarquer qu’il est la production de leurs négociations permanentes à travers des enjeux multiples, locaux, régionaux, nationaux et transnationaux. L’analyse de telles territoires-frontières comme la Transylvanie doit alors mettre l’accent moins sur les individus ou les groupes mêmes et davantage sur les interactions entre ces individus ou groupes et leurs négociations.

Les débats provoqués par Provincia témoignent du fait que ce groupe et ses actions s’inscrivent dans le fil des évènements historiques qui ont façonné et transformé cette catégorie symbolique de la Transylvanie en lui donnant un cours particulier à un moment précis dans l’histoire.

Enfin, je crois pouvoir affirmer que la Transylvanie fait partie des catégories véhiculées dans nos sociétés, catégories qui, sans que l’on sache bien ce qu’elles sont, à quoi elles font clairement référence, ont un potentiel pour porter des projets dans nos sociétés. A plus grande échelle, l’Europe fait aussi partie de ces catégories, Europe dont Edgar Morin397 affirmait qu’il n’existait rien qui lui a conféré un destin historique et cependant elle l’a eu.

Notes
371.

Huntington S., Civilisations and the Remaking of World of Order, Simon and Schuster, New York, 1966.

372.

Conformément à ces données du deuxième tour de scrutin pour les présidentielles, l’ancien Royaume (tout le territoire du pays sauf la Transylvanie) avec 8,5 millions de votes, aurait offert un soutien majoritaire de 52,4% à Ion Iliescu, candidat généralement jugé comme le représentant des anciennes structures communistes. En revanche, la Transylvanie avec seulement 4,5 millions de votes, aurait voté dans une telle proportion pour le candidat Emil Constantinescu, que ce vote aurait considérablement contrebalancé sa défaite dans l’ancien Royaume et lui aurait ainsi permis de remporter les élections.

373.

Il faut observer qu’un des partis nationalistes roumains (PUNR) rassemblait le plus important nombre de votes, même s’il avait commencé à perdre sa popularité à partir de 1996. Toujours en Transylvanie, l’aile nationaliste d’un parti historique, de centre-droite, le PNT, y avait ses racines.

374.

Bakic-Hayden M., Hayden R., « Orientalist Variations on the Theme ‘’Balkans’’ : Symbolic Geographies in Yougoslav Cultural Politics », in Slavic Review 51 (Spring 1992), p. 3, Antohi S., Exercitiul distantei. Discursuri, societati, metode, Bucuresti, Nemira, 1997, p. 310-311.

375.

Turda M., « Transylvania Revisited : Public Discourse and Historical Representation in Contemporary Romania », in Trencsenyi B. et al.(coord.), Nation-Buiding and Contested Identities. Romanian and Hungarian Case Studies, Budapest, Regio Books, Iasi, Editura Polirom, 2001

376.

En réalité, le temps nécessaire pour aller en train de Bucarest à Brasov est plus court (environ trois heures) par rapport au voyage de Brasov à Cluj (cinq heures).

377.

Je souligne.

378.

Petru Groza fut un important homme politique originaire de Transylvanie. Durant la période 1944-1958, il occupa successivement les fonctions de ministre, de Premier ministre et de président de la Roumanie.

379.

‘U’ est une abréviation de l’équipe de football locale : Universitatea Cluj.

380.

Cette appellation est de nos jours utilisée pour désigner les Bucarestois. Elle provient du nom propre Mitica associé aujourd’hui à une « personne superficielle et pas sérieuse » (Dictionarul Explicativ al Limbii Romane, 1998). A l’origine, Lache, Mache, Mitica et Costica - personnages caricaturaux des pièces de théâtre de I.L. Caragiale - sont les prototypes de la petite bourgeoisie bucarestoise, dont les traits de caractère et les comportements douteux les approcheraient des couches populaires urbaines de la capitale et des autres villes des Balkans (cf. Zarifopol P., Incercari de precizie literara, Editura Amarcord, Timisoara, 1988).

381.

Pour une étude ethnologique sur les graffiti de la ville de Cluj, voir Jakab A. Z., « Les graffiti à Cluj » in Cerclet D. (dir.), Patrimoine et dialogue entre les cultures, op. cit., tome 2.

382.

La Fondation Pro Transilvania est créée par Sabin Gherman, et son activité fut interdite par l’Etat en novembre 2000.

383.

Voir Iuliu Maniu, « Mémorandum des Roumains de Transylvanie (Ardeal, Crisana, Satu-Mare, Maramures) présenté à Sa Majesté le Roi Carol II, 15 décembre 1918 », in « Iuliu Maniu. La patrie de luxe », édition et préface de Sabin Gherman, 2001.  

384.

Iacob Gh., Iacob L., Modernizare - europenism, vol. I, Iasi, Ed. Univ. Al. I. Cuza, 1995, p. 149. Je remercie l’historien Sorin Mitu de m’avoir aidée à trouver ces informations.

385.

Comme je l’ai souligné, quelques voix au sein de Provincia ont mis quand même en doute ce caractère présumé unitaire du territoire.

386.

L’énumération concerne des sous-régions de la Transylvanie.

387.

Cependant, cet acte ne concernait pas le même degré d’acceptation pour toutes les religions, la religion orthodoxe étant par exemple pas reconnue comme religion officielle, mais seulement tolérée.

388.

Je rappelle que par rapport aux 734 Allemands qui vivent à Cluj-Napoca, les Roms sont au nombre de 3029 (1% de la population).

389.

Selon un sociologue participant à l’élaboration des découpages de ces régions de développement, le principe choisi ne fut pas celui de l’homogénéisation interne, mais de la complémentarité. De plus, les régions sont ainsi tracées pour qu’elles aient des surfaces plus ou moins égales.

390.

Oltenia est une province historique de la Roumanie, située dans le sud-est du pays.

391.

Le gulás et le bálmos sont des recettes gastronomiques hongroises.

392.

Culic I., «Nationhood and Identity : Romanians and Hungarians in Transylvania », in Trencsenyi B. et al (éd.), Nation-Buiding and Contested Identities. Romanian and Hungarian Case Studies, Budapest, Regio Books, Iasi, Editura Polirom, 2001, p. 234.

393.

Nous avions remarqué que la question du Pays Sicule est de manière récurrente le terrain de manifestation de nombreux discours nationalistes roumains ou hongrois. Plus récemment, des positions nationalistes roumaines peuvent être aussi entrevues par rapport à la question du projet de Loi des Minorités, projet d’ailleurs rejeté, comme je l’ai déjà mentionné par la Commission de spécialité du Sénat.

394.

L’évocation du parti l’Action Populaire et du Parti Chrétien Démocrate est en lien avec la participation à ces deux institutions respectivement de la directrice de la Ligue ProEuropa et de Sabin Gherman.

395.

Au contraire, nous pouvons remarquer l’utilisation de la catégorie Ardeal pour Partidul Ardelenilor (le Parti des ardeleni), « ardelenii » étant les habitants de l’Ardeal. Le politique tire ici un certain profit en s’appuyant sur le régionalisme, sentiment diffus d’appartenance régionale des habitants. Les nombreuses blagues portant sur les stéréotypes régionaux visent les « ardeleni » et non pas les « transilvaneni ».

396.

L’expression appartient à Kötek J., « Les villes-frontières au XXe siècle : ‘ Etre et ne presque plus être’ », in Kötek J. (éd.), L’Europe et ses villes-frontières, Editions Complexe, 1996.

397.

Morin E., Penser l’Europe, Editions Gallimard, 1987