3.3.1. La relation communauté – espace public

Les écrits sur la notion de « communauté » étant nombreux, je vais me concentrer sur les auteurs qui posent cette notion en lien ou en opposition avec la « publicité ».

Certains travaux d’Etienne Tassin400 conduisent à l’idée qu’il existerait deux dimensions de la communauté, une dimension communautaire caractéristique pour le régime de la communauté culturelle d’identification et une dimension publique qui se constitue à partir d’un espace public d’action. Dans le premier cas, la communauté, en tant que régime de l’espace commun, renverrait à l’idée de fusion et de communion. Elle « tend vers la conversion, au sens strict de l’action de se tourner vers Dieu, vers une entité d’ordre supérieur en laquelle ses membres s’incorporent comme parties d’un tout identitaire et substantiel ; mais aussi au sens général de l’adhésion et de la transmutation de soi qui fait des membres de la communauté des fidèles, des frères, des camarades, des patriotes, etc., bref les membres d’un même corps »401. Par opposition à l’espace commun, l’espace serait public quand « il ne se donne plus dans une communauté tendanciellement proximale. Ainsi nous faut-il le comprendre non comme celui de l’apprivoisement ou du dé-loignement qui tient uni ce que la distance sépare, mais au contraire comme celui qui se déploie entre, comme ce qui, dit Hannah Arendt, inter homines est, ce qui sépare les individus, les tient dans une extériorité des uns aux autres et dans une extériorité de chacun à l’ensemble. (…) Le problème est moins celui de la distance qui sépare que celui du lien qui unit dans la séparation. »402.

E. Tassin s’inscrit ici dans un des filons principaux de la philosophie politique moderne qui oppose habituellement espace commun et espace public, bien commun et bien public, instituant la publicité et l’action comme condition et caractéristique du politique. Dans cette acception, les actions menées dans le registre d’un « espace public, c’est-à-dire dans un monde qui nous unit tous, et qui est à proprement parler l’espace politique »403 doivent se tenir loin du domaine de l’existence privée ou de l’identification communautaire. « Une communauté n’accède à sa dimension spécifiquement politique par laquelle elle peut prendre en charge l’administration des affaires publiques et promouvoir un ‘’vivre ensemble’’ citoyen, qu’en s’arrachant à tout ancrage particulariste, et qu’en renonçant à prétendre substituer une communauté identificatoire d’ordre supérieur aux communautés hétérogènes qui la constituent, bref, en récusant avec autant de radicalité toute logique communautariste que toute logique individualiste (qui ne sont que deux aspects d’un même particularisme de l’identification) ».

Dans cette optique, les mobilisations pour la défense et pour la reconnaissance d’identités culturelles et d’intérêts privés ne seront pas du domaine d’un espace politique. De la même manière, donner des droits politiques à des minorités voudrait signifier confondre l’action citoyenne avec l’identité culturelle. Les « droits » seraient ainsi l’apanage des citoyens et si la reconnaissance des minorités serait un « droit », sa préservation sortirait du registre de la politique. Dans le même esprit, selon Jacques Rancière, le processus de subjectivation politique est avant tout un processus de désidentification et de déclassification des individus, ce qui représente la mise en acte de l’égalité. Les revendications identitaires ne relèvent donc pas du politique, mais de la police 404 (qui classe et qui nomme) et le seul principe universel politique est l’égalité de tous.

Pour revenir à la notion de « communauté », d’autres auteurs, entre autres Jean-Luc Nancy et Roberto Esposito405, attirent l’attention sur les mésinterprétations faites jusqu’à présent du terme de « communauté », dans son acception fusionnelle, identitaire. Soulignant l’impossibilité de l’existence d’une « individualité au sens exact, aussi bien que d’une pure totalité collective », J. L. Nancy considère que la conception fusionnelle de la communauté ne serait qu’une fiction, car la communauté c’est l’exposition à l’autre et l’expérience du partage. Ces auteurs nient aussi l’antagonisme communauté - société et ils considèrent que l’idée d’une communauté « perdue », qui nous aurait déjà appartenu et que la société nous aurait fait perdre, ne serait qu’une invention tardive de la modernité, une invention à partir de la société. La communauté ne serait alors « ni œuvre à produire, ni communion perdue, mais l’espace même, et l’espacement de l’expérience du dehors, du dehors-de-soi »406.

Dans cette optique, la critique concerne aussi l’acception de Max Weber de la communauté. Ce dernier écrivait : « Nous appelons ‘’communalisation’’ une relation sociale lorsque et tant que la disposition de l’activité sociale se fonde […] sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté »407. En faisant une étude sur l’étymologie du terme latin « communitas », Roberto Esposito observe qu’il n’a rien en commun avec l’idée de « propre », de « propriété » ou d’« appartenance ». Le terme latin « communitas » renverrait ainsi à plusieurs mots : « communis », autrement dit ce qui appartient à plusieurs, ce qui est opposé au « privé », ce qui est « public » ; « munus », que la communitas partage, et qui n’est ni une propriété, ni une appartenance, mais au contraire une dette, un gage, un don-à-donner, donc un devoir par lequel sont liés les sujets de la communitas. Malgré cette étymologie de la notion de communauté, l’auteur observe que : « La question la plus paradoxale est que le ‘’commun’’ soit identifié exactement à son plus évident contraire : est commun ce qui unit en une identité unique la propriété – ethnique, territoriale, spirituelle – de chacun des membres de la communauté. Ceux-ci ont en commun leur ‘’propre’’ ; ils sont les propriétaires de leur commun »408.

Dans cette acception de la communauté, l’antagonisme entre communauté-publicité, que nous avons évoqué précédemment, perd son sens. Nancy écrivait d’ailleurs : « le politique voudrait dire (…) une communauté faisant consciemment l’expérience de son partage ».409

La question sera maintenant de savoir comment l’expérience de terrain éclaire ces approches et comment nous pouvons penser à partir de cette expérience la question de l’espace public et de la communauté ?

Dans un premier temps, je pourrais noter que la question qui se pose, confrontée au terrain, n’est pas de savoir si la « communauté » comporte ou non une dimension fusionnelle. Si, effectivement la communauté ne peut pas exister autrement que par une exposition à l’autre et par le partage avec lui (autrement on parlerait d’une communauté des morts), il convient cependant de noter que c’est justement dans cette rencontre avec l’autre que l’enfermement et l’entre-soi peuvent apparaître comme une des situations possibles de la relation à l’autre. La communauté est une expérience du partage, et ce partage même « est à entendre au double sens du mot : ce qui sépare et exclut, d’un côté, ce qui fait participer, de l’autre. »410 Concrètement, dans la pratique de terrain, il est alors important de saisir les moments où la communauté se constitue et se donne à voir comme un espace d’enfermement et de repli sur soi ou bien comme un espace d’ouverture à l’autre et d’échange avec lui. Autrement dit, il est question de situer le débat sur la communauté dans une perspective dynamique et situationnelle.

Dans un second temps, acceptant l’idée que le communautaire - en tant qu’espace de la communion et de la célébration de l’entre-soi - est une des formes de manifestation de la communauté, il reste à s’interroger sur la relation entre la dimension communautaire et la constitution d’un espace public. Cette Transylvanie, qui semble faire lien entre des groupes différents au sein de Provincia,pourrait-elleêtre conçue comme un territoire « en commun »411 ou comme un « bien public » qui transgresse toute dimension identitaire ou communautaire ?

La première remarque que nous pouvons faire à partir des données de terrain est une impossibilité de classer les actions de Provincia et de la Ligue ProEuropa dans un registre public ou communautaire. Des éléments des deux registres sont présents et, à des moments différents, une dimension l’emporte sur l’autre. Je vais tenter de présenter des exemples de cette double présence, à la fois communautaire et publique, des éléments qui caractérisent les actions de ces groupes.

Le projet de Provincia s’inscrit d’entrée dans un registre public, car elle est la première initiative qui a réussi à rassembler des élites de Transylvanie s’identifiant à des groupes ethniques différents et à proposer un projet politique, c’est-à-dire censé faire de l’ « en commun ». De tels débats sur la Transylvanie sur la scène publique n’ont jamais eu lieu auparavant. Comme l’avouait un des membres de Provincia :

‘« Nous avons montré que les moments de dialogue existent, que nous ne nous enflammons pas toujours par rapport au même passé, que les gens sont disposés à s’asseoir ensemble à une même table et à négocier des solutions ». (historien, 45 ans)’

Le projet est né dans un espace qui se déploie entre des frontières nationales et ethniques, entre plusieurs villes, etc. Dès la naissance du projet, il était donc question d’une relation à l’autre. L’initiateur de Provincia, revendiquant fortement ses racines hongroises, avoue que le moteur de son initiative fut alimenté par les actions de quelques essayistes roumains. Il déclare :

‘« Tu dois parler avec X 412 . Si lui n’existait pas, Provincia n’existerait pas non plus. J’avais découvert chez les Roumains des idées qui résonnaient aux miennes. C’est ça qui m’a inspiré. Je n’aurais rien initié qui n’implique que des Hongrois. Et, ma foi, vous savez, je ne suis pas un assimilé, je suis un vrai Hongrois… ». ’

Provincia aura donc au cœur de son projet la relation à l’autre. Concrètement, aucune réunion ou rencontre publique n’ont été organisée sans la présence des deux composantes, roumaine et hongroise, du groupe.

La revue s’adresse à deux publics à la fois, ses membres se proposant de dépasser deux convictions, souvent présentes dans la pensée des deux populations - et surtout des élites - de Transylvanie413 : « Il n’est pas bien de se mélanger aux Hongrois » d’un côté, « Les Roumains sont des idiots, ils sont incapables de porter un dialogue » de l’autre. Si la revue s’adresse à deux publics différents, en deux langues, elle nécessite cependant de trouver des points communs qui intéressent les deux populations. Dans ce processus d’écriture et de traduction qui impliquent une ouverture à l’autre et sa (re)connaissance, on élabore un message qui est à la fois différencié et commun. Comme me confie un de mes interlocuteurs, faire marcher une telle publication n’est pas une tâche évidente, car les deux publics ont des sensibilités différentes et parfois opposées, s’adresser à un public peut parfois éloigner l’autre. En même temps, faire perdurer une telle publication en deux langues et s’adressant à ces deux publics tenait à l’écart toute tentation de repli sur soi.

Dans ce travail d’élaboration d’un message commun, l’expérience du partage et l’engagement vers l’autre opèrent une transformation de soi. Cela est surtout valable au sein de l’équipe et est clairement visible dans l’expérience de la traduction. Les traducteurs de la publication sont aussi ses membres (permanents ou « virtuels »). Comme je l’ai précédemment souligné, le nombre très réduit de traducteurs, et surtout de ceux considérés comme « bons traducteurs », témoigne d’un manque d’expérience d’interconnaissance de l’autre et de sa culture. Dans ce contexte, Provincia fut un cadre qui a permis aussi de faire l’expérience de la traduction et par cela l’expérience du rapprochement et de la connaissance interculturelle. L’un des participants au projet qui est également traducteur avoue :

‘« Il existe une dimension spécifique à notre groupe, donnée par cette publication d’un texte pour deux publics. Au début, quand on écrit les premiers articles on ne se rend pas compte de ce que cela suppose. Quand on a les premiers retours, on comprend qu’en effet on écrit en roumain pour des Roumains…mais que le texte doit être traduit en hongrois et publié pour des Hongrois. Il est vraiment difficile de trouver un texte qui ne produise pas de l’irritation et qui soit attractif pour les deux publics. Surtout si on ne connaît pas aussi l’autre côté. Et de ce point de vue, l’expérience au sein du groupe fut absolument remarquable. On en a appris énormément. Surtout ceux qui n’avaient pas un contact plus profond avec la culture de l’autre. » (journaliste 38 ans)’

Les textes de cette publication bilingue, traduits par les membres même de Provincia, sont nés d’une rencontre entre deux langues et deux cultures. Par cette rencontre et par le processus de traduction se produit une transformation au niveau des deux textes et cultures qui entrent ainsi en relation. Comme le souligne Alexis Nouss, la « traduction est une transformation : elle transforme la langue et la culture de l’original comme la langue et la culture d’accueil. » 414

Une autre dimension publique présente dans le projet de Provincia fut un certain type d’expression et de liberté de parole. Comme le remarque un membre du groupe :

‘« Il a toujours existé une diversité d’opinion au sein de Provincia. Nous avions eu des débats et des polémiques entre nous. Nous n’avions jamais considéré qu’il fallait voter les opinions que nous avions exprimés ou les faire censurer » (essayste, 57 ans). ’

Ce type de communication renvoie dans une certaine mesure à une idée de liberté présente dans le sens grec du politique. Concernant la liberté dans la polis, H. Arendt écrivait : « Le politique doit être compris comme centré sur la liberté, la liberté étant elle-même entendue de façon négative comme le fait de ne pas gouverner-ni-être-gouverné, et positivement comme un espace qui doit être construit par la pluralité et dans lequel chacun se meut parmi ses pairs (…). Les hommes libres (…) ont entre eux des relations d’égaux et ne sont appelés à commander ou à obéir que sous la pression de la contrainte, c’est-à-dire en temps de guerre, toutes les affaires devant sinon être régies par la discussion et la persuasion mutuelle. »415 Les « majorités » et les « minorités », ainsi que la puissance de la « majorité », sont abolies au sein de la revue ou du groupe. Il n’existe plus de hiérarchisation de la parole et une sorte d’espace expérimental se crée :

‘« La revue fut un espace où même des jeunes de toute sorte ont essayé leurs concepts… On a dit beaucoup de choses de la Transylvanie, de son histoire…c’était un cadre d’expression intéressant. Je crois que nulle part ailleurs on aurait pu dire toutes ces choses-là », avoue un sociologue, membre du groupe.’

Il est également intéressant d’observer que souvent les débats et les prises de position des membres de Provincia ne se sont pas exprimés sous la forme de positionnements ethniques. Par exemple, j’ai pu observer que les débats concernant les deux optiques du projet de Provincia, à savoir le mouvement civique de constitution d’un forum de dialogue roumano-hongrois et la création d’un parti politique régional, n’ont pas polarisé ethniquement ses membres. Et cela, même s’il était plus prévisible que les Roumains se prononcent plus en faveur de la première idée et les Hongrois en faveur de la deuxième. Une certaine expérience de résistance et d’engagement régional, ainsi qu’un cadre de pensée plus proche des idées du fédéralisme et de la décentralisation furent davantage présents dans la culture politique hongroise que roumaine, du moins après 1918.

A l’occasion des Forums régionaux organisés par Provincia ou par la LPE, j’ai remarqué que les Hongrois se plaçaient davantage dans la proximité des Roumains de Provincia (et de leurs actions) que des membres de l’UDMR présents dans la salle. Lors des Forums ou des repas organisés après ceux-ci, j’ai pu observer que la disposition des membres de Provincia et de la LPE ne suivait pas le critère ethnique. Cependant, quand les Hongrois se trouvaient à proximité, ils s’exprimaient en hongrois. Cette disposition dans l’espace et la manière de se rassembler ne suivait pas les mêmes règles dans le cas des autres Roumains ou Hongrois présents à ces manifestations. Ces derniers cherchaient généralement la présence des co-nationaux.

Il convient de rajouter à tous ces aspects qui tiennent plus ou moins à une dimension publique du projet, le fait que ces initiatives ont fait accéder sur la scène publique une idée qui fut tabou pendant longtemps, la régionalisation. Les actions de Provincia et de la LPE rassemblent de plus en plus de monde, et j’en ai eu pour preuve le dernier Forum de Cluj auquel j’ai participé en mai 2005. Il est intéressant également de remarquer que les participants viennent de régions de plus en plus diversifiées. Des participants de Iasi, capitale culturelle et universitaire de Moldavie, se sont joints à ces initiatives menées jusqu’à présent surtout en présence d’un public transylvain et bucarestois. L’idée initiale de Transylvanie et ensuite de régionalisation semblent produire de la mise en commun, au-delà des ségrégations ethniques habituellement très fortes au sein des élites.

Si nous avons observé jusqu’à présent que Provincia a réussi à dépasser les discours nationalistes et à créer du commun entre les élites, une certaine dimension communautaire, d’enfermement identitaire reste cependant présente.

Il convient tout d’abord de rappeler que, même si le projet de Provincia a réussi à rassembler des Roumains et des Hongrois autour d’une appartenance commune en tant que Transylvains, les différenciations ethniques sont cependant restées très marquées dans le groupe. Je reviendrai sur cette question.

La dimension communautaire est présente également à un autre niveau dans le projet de Provincia. Il est question d’un phénomène appelé par J. F. Bayard « l’illusion identitaire », c’est-à-dire « cette supposition qu’à une prétendue ‘’identité culturelle’’ correspond nécessairement une ‘’identité politique’’ en réalité tout aussi illusoire »416. Dépassant un certain discours nationaliste roumain ou hongrois, une nouvelle instrumentalisation politique de l’argument culturel, afin de créer un territoire au nom d’une nouvelle communauté culturelle, renvoie finalement au renfermement, à l’exclusion, donc au principe communautaire. La création des territoires politiques sur le critère de la différenciation culturelle met en avant des communautés homogènes, qui sont circonscrites à un espace, et crée ainsi des phénomènes d’autochtonie et implicitement des nouveaux « étrangers ». Comme le soulignait également Etienne Tassin, « lorsque l’exigence d’autonomie politique souveraine n’a pas d’autre motif que l’affirmation d’une identité culturelle, elle adopte nécessairement la logique hégémonique de toute communauté culturelle prétendant faire valoir son existence contre les autres prétentions culturelles »417. Cette fois-ci, les autochtones seraient les Transylvains, et en particulier les habitants Roumains, Hongrois et Saxons de cette région.

Pour résumer, la construction sociale de la Transylvanie au sein du groupe Provincia nous montre une co-présence des dimensions communautaires et publiques de ce projet. Si un espace public émerge, il ne peut pas être pensé en dehors des identifications communautaires et des appartenances culturelles et ethniques des groupes. Cette présence inséparable des deux dimensions est visible dans toutes les actions de Provincia, même dans des petites choses qui peuvent paraître sans importance. L’écriture des noms propres dans la publication est ici un exemple. Si cette écriture est différente selon la langue, les membres du groupe ont tenté de trouver un langage commun au-delà des différences linguistiques. Cependant, ce dernier n’a annulé en rien la singularité linguistique de chaque écriture. Peu de Roumains savent que, en hongrois, le nom précède toujours le prénom, tandis qu’en roumain la situation est inverse. Pour enseigner cette particularité linguistique et garder la spécificité de chaque langue, on a utilisé les majuscules. Ainsi, on écrivait par exemple MOLNÁR Gustáv et Marius COSMEANU. Cet aspect peut être banal ou insignifiant si nous ne tenons pas compte de l’ignorance d’une majorité des Roumains de cette spécificité de la langue hongroise. Cette méconnaissance est une question sensible pour les Hongrois dans les conditions où, en tant que nation minoritaire, ils se sentent obligés de connaître la culture roumaine, alors que l’inverse n’est pas valable. Cette ignorance s’exprime souvent dans des maladresses, dont un exemple classique est celui des médias roumains qui s’adressent à MARKÓ Béla, le président de l’UDMR, actuellement Ministre d’Etat, en l’appelant « Monsieur Béla » !

Cette co-présence des deux dimensions communautaire et publique du projet de Provincia se manifeste sous la forme d’une tension permanente entre ces éléments. Si le projet réussit à faire participer les individus à un projet commun en tant que « Transylvains », cela n’exclut pas qu’ils se sentent « Roumains » ou « Hongrois ». Si les actions tendent à un certain moment à une nouvelle identification communautaire au nom des Transylvains, les différenciations ethniques introduisent de la tension et créent de la pluralité en empêchant tout enfermement dans une identification de type communautaire. Nous avons ici un cas où la dimension identitaire, ethnique, participe à la production d’un espace public.

Loin d’opposer espace public et espace communautaire, l’exemple de Provincia montre, au contraire, une imbrication entre ces deux dimensions, la dimension communautaire relançant dans une certaine mesure le processus de construction d’un espace public.

J’ai pu observer que cette participation du communautaire à la création d’un espace public n’est pas uniquement visible dans les actions de Provincia et dans la ville de Cluj-Napoca. Je m’arrêterai ici sur les controverses suscitées par le réaménagement de la Statue de la Liberté dans la ville d’Arad418, une autre question sensible durant des années entre les élites hongroises et roumaines et entre deux Etats. La remise en place de cette statue - haut lieu de mémoire hongroise – a fait pendant plusieurs années l’objet de disputes entre élites politiques et culturelles, le pouvoir roumain rejetant ou tergiversant sur ce projet. Certaines réactions sont apparues également du côté des habitants de la ville d’Arad, qui ont manifesté leur désaccord avec la remise en place de la statue.

Pour comprendre les raisons de ces controverses autour du monument, je reviendrai brièvement sur son importance symbolique pour la communauté hongroise et sur les échos que le monument produit dans la mémoire roumaine. Mise en place dans la ville en 1890, la statue est un hommage aux généraux de l’Armée martyrs de la révolution hongroise contre les Habsbourg de 1848419. Depuis 1890, des commémorations liées à ce monument avaient lieu régulièrement à Arad, deux fois par an, en mars et en octobre, toujours en présence d’une délégation officielle de Hongrie. La célébration de la fête n’a pu être interdite même par le régime communiste, mais cet événement était cependant contrôlé par Bucarest, ainsi que les participants à cette manifestation. Durant les années Ceausescu, outre trois-quatre officiels de Hongrie, le maire de la ville et son adjoint, participait à la cérémonie aussi un groupe de citoyens hongrois « de confiance », ayant des fonctions politiques dans le parti ou dans les organisations locales. La presse n’avait aucun accès à cet événement.

Si la révolution de 1848 a lié combattants roumains et hongrois sous les idéaux de la grande révolution européenne, cet évènement est néanmoins associé à des significations différentes dans la mémoire roumaine et hongroise. S’il est pour les Hongrois un symbole de libération et d’émancipation nationale vis à vis des Habsbourg, pour les Roumains il est associé aux idéaux d’émancipation nationale par rapport à la domination de la noblesse hongroise. Dans ces conditions, les héros et les martyrs de cette révolution ne sont pas les mêmes dans la mémoire des deux populations.

Dans le contexte tendu de l’entre-deux-guerres, les célébrations autour de cette statue (toujours en présence d’officiels hongrois) étaient chaque année pour les Roumains un symbole du lien de ce territoire à la Hongrie et au passé hongrois de la région. Dans ce contexte, le pouvoir roumain démonta la statue en 1925. Pourtant, depuis cette année-là et ce jusqu’à très récemment,, les célébrations ont continué même en l’absence du monument original, se tenant sur la place de la forteresse qui abritait depuis 1925 les pièces du monument.

Si les revendications de réaménagement de cette statue ont duré presque une décennie, un compromis fut finalement trouvé. La statue ne devait plus occuper le même lieu, à savoir la place centrale de la ville mais une place plus petite de la vieille ville, et elle était conditionnée à la construction d’un autre monument auprès d’elle, représentatif pour la mémoire roumaine de la révolution de 1848. Dès 1999, sous le régime politique d’Emil Constantinescu, l’idée agréée fut la réalisation d’un Parc de réconciliation. En plus de la statue « hongroise », celui-ci devait contenir des éléments sculpturaux représentatifs de la révolution « roumaine » de 1848, ainsi qu’un monument dédié aux événements de 1989, quand Roumains et Hongrois furent du même côté de la barricade.

Le retard pris dans la mise en oeuvre de ces idées a fait que les travaux de construction de ce Parc de réconciliation n’ont commencé que récemment. Si la statue de la Liberté est déjà en place (cf. photos ci-jointes), le projet de construction d’un deuxième monument représentant un arc de triomphe420 est en préparation. Lors de mon passage dans la ville d’Arad en décembre 2003, une barrière épaisse encerclait le terrain de ce futur parc de réconciliation. Un ami habitant la ville, avec lequel j’ai visité le lieu, m’a expliqué que cette initiative fut prise probablement à cause des manifestations de protestation liées à la mise en place de la statue hongroise, mais également aux travaux pour la construction du monument roumain. A plusieurs reprises, des Roumains et des Hongrois se sont successivement installés en plein milieu des fouilles, refusant de quitter les lieux. Lors de ma visite sur place, l’équipe qui dirigeait les travaux du côté roumain m’a interdit de prendre des photos des lieux (sous prétexte que c’était un ordre qui venait « d’en haut »), hormis la statue hongroise qui était déjà en place.

Le Musée National d’Histoire de la Transylvanie fut une des institutions désignées par le Ministère de la Culture pour proposer un projet concernant les fresques du nouveau monument qui devait se situer en face de la statue. Les historiens travaillant à ce projet m’ont présenté leur proposition. En haut du monument devait reposer une fresque avec la déesse Concorde, « pour qu’on suggère la conciliation », me confie un historien. Ensuite, il était question d’une succession de fresques rassemblant des éléments des deux versions de l’histoire, roumaine et hongroise, de la Transylvanie. Ainsi, la première scène représentait deux héros de la révolution de 1848, un roumain et un hongrois : Balcescu et Kossuth. La deuxième fresque concernait deux grands rassemblements restés symboliques dans l’histoire respectivement roumaine et hongroise : Le rassemblement de Blaj et Le rassemblement des Sicules à Lutita. Une autre image présentait un paysan roumain et un paysan hongrois qui soutenaient les fresques précédentes et enfin, une dernière fresque rassemblait des idéologues

roumains et hongrois de la révolution de 1848 ou de l’époque, auxquels s’ajoutait la figure d’un allemand, Stefan Ludwig Roth.

En août 2005, le nouveau « Parc de la Réconciliation roumaine-hongroise » de la ville d’Arad fut finalement inauguré. Le nouveau monument421 construit en face de la statue comporte un groupe statuaire représentant les révolutionnaires roumains de 1848. Le groupe statuaire se trouve dans les branches d’un arc de triomphe de 13 mètres (exactement la hauteur de la statue « hongroise »), qui contient un bas-relief avec la figure des deux révolutionnaires roumain et hongrois, Balcescu et Kossuth. Le parc contient également un porte-drapeau avec les drapeaux roumain, hongrois et celui de l’UE, arborés pour la première fois sur la place. De ce porte-drapeau jaillissent trois jets d’eau qui symboliquement se versent dans le même bassin. Les journaux écrivent qu’à cette manifestation ont participé 350 personnes et que des forces importantes de police et de gendarmerie ont été mobilisées pour parer à d’éventuels mouvements de protestation. A l’inauguration de ce parc statuaire étaient présents le chef de l’UDMR, également ministre d’Etat, un secrétaire d’Etat du ministère de la Culture, ainsi que l’adjoint du chef de la Délégation de l’UE en Roumanie. Ce dernier aurait déclaré publiquement : « Depuis 1989, la Roumanie a réussi à éviter un drame interethnique et c’est justement pour cela qu’elle est un exemple pour l’Europe ». Cet ensemble statuaire devient ainsi le premier signe visible dans la ville, et exprimé sous la forme d’un patrimoine bâti, d’une réconciliation roumano-hongroise, sous l’égide de l’Europe. Le lieu se veut en même temps un futur pôle d’attraction des touristes dans la ville d’Arad.

La conception de ce parc de réconciliation m’a semblé d’entrée intéressante pour cette question de la co-présence de la dimension communautaire et publique dans un projet politique. La solution de cette réconciliation n’est pas envisagée par la construction d’un espace public, neutre de toute composante identitaire ou communautaire. Au contraire, dans ce parc, deux mémoires et deux histoires nationales sont face à face et, avec elles, deux visions opposées, voire exclusives, de l’histoire. C’est cette disposition côte à côte de ces statues, et des deux lectures différentes de l’histoire, qui est le support sur lequel se crée la conciliation. Cette tentative de constitution d’un espace public comporte une forte dimension communautaire. Une troisième lecture de l’histoire semble envisagée timidement par le bas-relief représentant ensemble les deux révolutionnaires roumain et hongrois. Le présent des relations roumano-hongroises dans ce nouveau contexte européen est suggéré quant à lui par les drapeaux qui sont joints.

Les exemples que je viens de présenter ne sont pas les seuls qui démontrent cette imbrication du communautaire et du public. Je présenterai ultérieurement d’autres illustrations.

Confrontant ces données de terrain à une approche qui pense l’espace communautaire et l’espace public dans les termes d’un antagonisme radical, une remarque s’impose. Si le politique a comme condition l’institution d’un espace public qui transcende toute dimension communautaire, la lecture que nous pouvons faire des expériences de terrain nous amènerait à observer une impossibilité de construire un espace public en Transylvanie. Mais pourrions-nous nous contenter de proposer une définition de cet espace public par défaut, en restant dans une vision ethno ou politico-centrée, qui serait totalement opposée à une démarche ethnologique ? Ou, au contraire, conviendrait-il d’accepter que la culture est plurielle et il serait alors plutôt question de décrire et d’analyser la singularité de cet espace public tel qu’il se présente dans le cas de la Transylvanie et de chercher les explications de cette imbrication entre le communautaire et le public dans le contexte spécifique à cette région. La tradition de cette imbrication est très ancienne dans les espaces multiethniques de l’Europe centrale et orientale et remonte au début de la modernité. Comme dans cette partie de l’Europe la nation est pensée à partir de la communauté de culture, les individus se présentent sur la scène publique comme membres d’une communauté (ethnos) et non pas comme citoyens d’un espace public (demos). Dans ce sens, les droits culturels deviennent objets d’action politique. En Transylvanie, cette tradition de coexistence culturelle séparée entre Roumains, Hongrois et Allemands, et la tradition du militantisme pour des droits politiques en tant que membres d’une communauté culturelle, remontent à l’époque de la monarchie austro-hongroise. Cette tradition sera maintenue même au sein de l’Etat-nation. Par conséquent, le contexte particulier, dont je n’ai rappelé ici que quelques éléments, dans lequel s’affirme une longue tradition du lien étroit entre l’espace politique et les identités communautaires, nécessite de chercher au-delà d’un espace public neutre de tout élément identitaire, qui trouve la meilleur illustration dans le républicanisme à la française.

L’exemple de Provincia a pu montrer un phénomène d’imbrication du communautaire et du public, dont il restera à vérifier la généralité. Pour mieux caractériser la singularité de cet espace public, de nouvelles recherches de terrain seraient alors nécessaires, portant sur d’autres formes de mobilisations collectives et d’autres actions qui rassembleraient les individus au-delà des différenciations ethniques et plus largement identitaires.

Comme le travail de terrain est sans fin, je me suis proposée d’en rester aux données de terrain que je possédais afin de mieux décrire et analyser la singularité de cet espace de rencontre et de partage entre Roumains et Hongrois, en sortant de cette distinction polarisante.

Notes
400.

Tassin E., Un monde commun, Seuil, 2003, « Qu’est-ce qu’un sujet politique ? », in Esprit, mars-avril, 1997, « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité », in Hermes, 10, CNRS, 1991, p. 24.

401.

Tassin E., « Espace commun ou espace public ? », p. 24.

402.

Ibid, p. 33.

403.

Arendt H., Qu’est-ce que la politique?, Editions du Seuil, 1995 (1993), p. 83

404.

L’auteur fait la distinction entre « politique » et « police ». Il écrit : « Il y a deux manières de compter les parties de la communauté. La première ne compte que des parties réelles, des groupes effectifs définis par les différences dans la naissance, les fonctions, les places et les intérêts qui constituent le corps social, à l’exception de tout supplément. La seconde compte ‘’en plus’’ une part de sans-part. On appellera la première la police, la seconde politique », La mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995, p. 176.

405.

Nancy J. L., La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1986, Esposito R., Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, Les essais du Collège international de philosophie, PUF, 2000

406.

Nancy J. L., op. cit., p. 50

407.

Weber M., Economie et société, 1, Plon, 1995, p. 78

408.

Esposito R., op. cit., p. 16

409.

Nancy J. L., op. cit., p. 100

410.

Rancière J., Aux bords du politique, Gallimard, 1998, p. 240.

411.

J. L. Nancy fait la distinction entre le « commun » et l’ « en commun » précisant que : « l’être n’est pas une chose que nous posséderions en commun. L’être n’est en rien différent de l’existence à chaque fois singulière. On dira donc que l’être n’est pas commun au sens d’une propriété commune, mais qu’il est en commun. », op. cit., p. 201.

412.

Il est question du nom du directeur roumain de la publication.

413.

Il convient de rajouter que la tolérance et l’ouverture à l’autre sont pourtant davantage présentes en Transylvanie que dans les autres régions historiques (cf. Sandu D., « Ariile culturale ca matrice de sociabilitate », in Sociologie Românească, 2002, 3-4, p. 77-92)

414.

Laplantine F., Nouss A., Métissages. De Arcimboldo à Zombi,Ed. Pauvert, 2001, p. 562.

415.

Arendt H., op. cit., p. 76.

416.

Bayart J. F., L’illusion identitaire, Fayard, Paris, 1996, p. 9.

417.

Tassin E., « Qu’est-ce qu’un sujet politique ? », p. 143.

418.

Arad est une ville de Transylvanie, proche de la frontière avec la Hongrie.

419.

Au centre de cette statue repose la figure imposante d’une femme, symbolisant la Liberté, entourée des quatre personnages symboliques : « La liberté en attente », « Prêts pour lutter », « Le Sacrifice » et un « Combattant moribond ».

420.

Le projet de construction d’un monument célébrant les événements de 1989 fut laissé de côté.

421.

Comme je ne suis pas retournée en Roumanie depuis mai 2005, ces informations proviennent de l’agence de presse MediaFax (du 23/08/2005) et du journal en langue hongroise Kronika (24/08/2005).