3.3.2. La dynamique du lien et de la séparation ethnique : une approche de la situation

Je voudrais aussi revenir sur un autre aspect révélé par mes expériences de terrain confrontées aux approches théoriques de la question communauté-publicité. Ce qui m’a paru intéressant fut, comme je l’ai déjà souligné, non pas de savoir si la communauté supposait de l’enfermement identitaire ou au contraire de l’ouverture à l’extérieur, mais plutôt d’analyser les situations lorsqu’elle se trouvait dans l’un ou l’autre de ces deux cas. De la même manière, il ne suffisait pas de savoir qu’il existait dans la relation à l’autre une dimension communautaire, de repli sur soi ou, au contraire, du lien et de la mise en commun. Cela aurait supposé de les analyser dans une perspective statique. Le travail de terrain m’a montré que ces deux dimensions, qui caractérisent ces relations, apparaissent de manière successive. Il serait alors question de les aborder dans une temporalité, c’est-à-dire dans une approche dynamique et situationnelle. J’offrirai ici une illustration. Dans les stations touristiques du Pays Sicule, nous rencontrerons un lieu très intéressant dans le village de Praid. Il est question d’une ancienne mine de sel, aménagée comme lieu touristique, thérapeutique et de loisir pour les habitants de la région et les touristes. Ancien lieu de mémoire hongroise, cette mine est l’œuvre des populations locales (en majorité des Sicules). Aujourd’hui, des activités très diverses ont lieu dans cet endroit. J’ai pu observer des familles qui passaient leur journée sur place, les enfants faisant ici leurs devoirs, et profitant tous des qualités thérapeutiques du lieu.

Outre les différents lieux de loisir (bar, parcs pour les enfants, lieux pour jouer au badminton, etc.), une église a été aménagée dans une des galeries de la mine. Cette église rend visible jusqu’au fond de la terre les négociations permanentes entre les populations roumaines et hongroises et la compétition pour l’occupation symbolique de l’espace, visibles à la surface. Des deux côtés de l’autel, l’église comporte deux lieux de culte, un catholique et un orthodoxe (voir photos ci-jointes), avec dans un cas un petit drapeau de la Hongrie et de l’autre les couleurs du drapeau roumain. Autour de chacun de ces endroits est aménagé un petit lieu de prière. En revanche, au milieu de cette église, les rangées de bancs et de chaises pour les croyants ne sont pas différenciées, suggérant un lieu de prière commun.

Ce qui est inédit dans cette église est certainement la co-présence dans un même lieu des deux espaces religieux et symboliques habituellement séparés et, comme nous l’avons remarqué, parfois exclusifs. Cependant, s’il n’existe plus vraiment de juxtaposition spatiale des deux lieux de culte, les deux populations différentes du point de vue ethnique ou religieux, qui se partagent le même espace, peuvent quand même rester en dehors d’une réelle situation de rencontre et d’interférence. Il conviendra alors de saisir la complexité des relations qui se jouent entre les individus et les groupes, en saisissant les moments d’enfermement et les moments d’ouverture et de mise en commun, et les passages des uns aux autres. J’ai pu observer ainsi l’existence d’un stand avec des objets de culte (voir photo jointe) tenu par un prêtre orthodoxe, à la sortie de l’église. Ce dernier vendait des objets représentatifs non seulement de la confession orthodoxe, mais aussi de la confession catholique et ce stand rassemblait des locaux et des touristes roumains et hongrois (de Transylvanie et de Hongrie). J’ai appris qu’initialement les objets exposés étaient uniquement orthodoxes et que le stand était fréquenté en grande majorité par des Roumains. Dans une logique de commerce, des objets de culte catholiques furent par la suite ajoutés, ce qui a attiré de plus de plus de Hongrois, plus intéressés à fréquenter ce lieu. En échange, par cette fréquentation, il s’est produit un chassé croisé : outre des objets appartenant au culte catholique, les Hongrois achetèrent aussi quelques objets orthodoxes, alors que les Roumains achetèrent quant à eux quelques objets de confession catholique.

Ces situations de rapprochement dans le domaine religieux renvoient à des exemples présentés par Robert Hayden422 en Ex-Yougoslavie, mais aussi en Asie du sud. Les exemples donnés par cet auteur montrent que certains sites religieux arrivent à être fréquentés par des personnes de cultes différents, lorsque ces groupes attribuent des effets magiques et de guérison à ces lieux. Si en ex-Yougoslavie la guerre a interrompu des pratiques de partage de certains sites religieux par des Albanais musulmans et des Serbes orthodoxes, ou bien par des Croates catholiques et par des Serbes orthodoxes, depuis la fin de la guerre ces lieux recommencent à être fréquentés par ces populations justement à cause de leur potentiel présumé de guérison. R. Hayden donne quelques exemples repris de G. Duijzings, entre autres celui où des Albanais musulmans et des Serbes de Kosovo participaient ensemble jusqu’en 1991 à des pèlerinages au Monastère Zočište et à une église de Orahovac. A partir de 1991, l’hostilité et le nationalisme des Serbes auraient poussé les Albanais à boycotter le pèlerinage. En septembre 1999, l’église de Zočište fut brulée, probablement par des Albanais, malgré la protection supposée des troupes de l’OTAN. Vers février 2001, des Albanais de Zočište ont décidé de reconstruire le monastère et l’église car quatre hommes Albanais qui auraient participé à leurs destructions seraient tombés psychiquement malades toute de suite après leur acte, preuve qu’une malédiction aurait atteint le peuple albanais.

Pour revenir à l’exemple de la mine de sel, les qualités thérapeutiques du site rassemblent dans un même lieu Roumains et Hongrois et, en plus de cela, une logique de tourisme et de commerce contribue à rassembler des catholiques et des orthodoxes dans une même église ou autour d’elle.

Pour rendre compte de cette complexité des relations interethniques ou interconfessionnelles en Transylvanie, entre rapprochement et éloignement, j’introduirai une analyse dynamique en terme de situation. Cette approche implique qu’ « il ne peut pas exister de ‘situation universelle’, que la situation est toujours concrète et que les situations sont multiples, que chacune d’entre elles existe sous la condition d’une certaine ‘’incomplétitude’’ »423. Ainsi la situation apparaît comme un « multiple convergent, c’est-à-dire qui existe comme pure production, pure activité (…). L’existence ne peut être énoncée que comme un caractère de la situation, et jamais comme une qualité ou une possibilité depuis la totalité ». Cette approche permet de penser les individus et les groupes dans la dynamique interne à la situation. Comme le montre Miguel Benasayag, « dans la situation constituée, il existe de multiples sujets qui correspondent au développement interne de celle-ci. Ce que l’on nomme ‘’point de vue’’ est en réalité une interaction dont font partie l’observé et l’observant ». La singularité d’une situation tient alors à un processus qui suppose une interaction entre de multiples composantes.

Penser en terme de situation permet donc d’introduire une dimension temporelle dans l’analyse et ainsi de comprendre ce qui autrement peut paraître comme contradictoire.

Cette dimension temporelle doit être prise en compte surtout dans l’analyse des appartenances identitaires et territoriales multiples. Une telle approche dynamique est adoptée aussi par Roger Bastide424, formulant par rapport aux comportements des Afro-brésiliens le principe de coupure. Il observe chez ces populations la participation alternative de ces individus aux cultes du Candomblé, dans l’espace domestique, et à des pratiques économiques proches de la rationalité occidentale, dans le monde du travail. Bastide affirme que rien dans l’attitude de ces groupes religieux n’est incohérent ou contradictoire et que dans une société pluriculturelle, l’homme découpe son univers dans des compartiments différents auxquels il participe de manière différente.

La construction fluide des groupes au sein de Provincia témoigne de ces appartenances identitaires et territoriales doubles ou multiples. Comme je l’ai déjà montré, il existe une tension permanente entre, d’une part, un principe centripète d’identification des individus à une entité « transylvaine » et, d’autre part, un principe centrifuge (par la différenciation interne, ethnique). Cette oscillation incessante rend impossible la fusion dans un tout unitaire et homogène et en même temps empêche l’institution d’un repli ethnique. Une partie des membres de Provincia affirme se sentir à la fois « Transylvains » et « Roumains », tandis que d’autres se considèrent à la fois « Transylvains » et « Hongrois ».

Si nous analysons dans une perspective dynamique les comportements des membres de Provincia, nous pouvons observer qu’à certains moments l’attachement au « transylvanisme » prend le dessus et à d’autres moments on glisse vers des affirmations ethniques (distinction « Roumains/« Hongrois »). Ainsi, lors du Mémorandum lancé par le groupe, dans les conditions des attaques virulentes menées à travers la presse et les débats médiatisés, ainsi que dans les conditions de certaines stigmatisations dans le milieu professionnel et privé, la cohésion du groupe « transylvain » était très forte et les différenciations ethniques presque imperceptibles.

Un autre exemple qui témoigne d’une situation où les liens entre les groupes ethniques sont plus forts que ce qui les séparent, m’est raconté par un interlocuteur roumain de Provincia :

‘« J’étais dans la gare, à Paris, j’attendais le RER sur le quai et à un moment donné j’entends quelque chose qui me fait penser ‘’à la maison’’ (la ‘’acasă ‘’) : c’était la langue hongroise, parlée par un couple qui était dans ma proximité… ». ’

La langue, qui est par ailleurs le plus fort élément de différenciation entre Roumains et Hongrois, faisait lien dans cette situation.

A d’autres moments, la dimension ethnique au sein de Provincia semble dominante. Je me rappelle mon étonnement aux paroles d’un de mes interlocuteurs, dans un premier entretien au sein de Provincia, lorsque je m’attendais à entendre exclusivement un discours sur les « Transylvains » et leur solidarité :

‘« Nous, les Roumains du groupe, avons décidé qu’il ne fallait pas accepter sans critique les propos des Hongrois, car ceux-là ne sont pas eux non plus innocents …». (historien, une quarantine d’année)’

Une compétition et une certaine mise en garde vis-à-vis de l’autre, ethnique, étaient perceptibles dès le début. Cette faible suspicion s’est amenuisée dans le temps, mais jamais elle ne fut totalement annulée, se manifestant encore aujourd’hui à certains moments.

La dimension ethnique est aussi très présente dans les écrits des membres de la revue. Provincia a initié dans ses pages une enquête auprès d’écrivains roumains, hongrois et allemands, afin de connaître s’il existait une « littérature transylvaine » ou si un projet d’écrire une telle littérature était envisageable. Si, parmi ceux qui ont répondu à cette enquête, les Allemands ont affirmé qu’une telle littérature existait déjà et qu’elle devait continuer à avoir du soutien, les Roumains furent plutôt sceptiques quant à l’existence d’une telle littérature, mais favorables à un tel projet d’avenir. Concernant les Hongrois interrogés, quand ils font référence à la « littérature transylvaine », ils comprennent par cela « littérature hongroise de Transylvanie ».

Ce phénomène de double identification au sein des élites est présent aussi au niveau de la pratique quotidienne des individus ordinaires. Ainsi, les récits de l’armée, racontés par des habitants roumains de Transylvanie, mettent souvent en avant les solidarités créées avec des Hongrois de la même région, vis-à-vis desquels ils se sentent plus proches que par rapport à leurs collègues roumains venants d’autres régions du pays.

Je donnerai un autre exemple qui est lié à mon expérience en tant qu’habitante de la région. La moitié du groupe de mes amis de lycée parlent hongrois dans leur famille et parfois dans notre groupe s’ils se trouvent entre hongrois. Cependant, rarement je pense à mes amis en termes ethniques, cet élément de différenciation ne remontant que peu souvent à la surface lors de nos rencontres. Quand j’étudiais à l’Université de Bucarest et que je revenais à Brasov, les premières discussions se polarisaient sur moi, considérée comme bucarestoise venant du Sud, alors qu’eux se considéraient comme Transylvains. Le temps est passé, la majorité vit maintenant en couples mixtes et chaque été je les revois. Depuis le début de mon travail ethnologique sur la Transylvanie, j’avais observé un changement dans ma perception à l’égard de mes amis. Je commençais à les regarder un peu différemment. Je les percevais davantage comme des Roumains ou comme des Hongrois, donc j’introduisais moi-même, plus ou moins inconsciemment, une dimension ethnique dans mon regard et même une dimension de conflictualité supposée. Leur réaction fut d’autant plus intéressante. En leur expliquant que je faisais une étude sur les perceptions que l’on avait de la Transylvanie, un de mes amis s’exclama : « Eh ben ... Alors tu es venue amener la discorde dans le groupe ? (Ai venit să bagi zâzanie ?) » …et nous avons tous commencé à rire de ses paroles. Si la Transylvanie était associée automatiquement à une dimension conflictuelle, cette association était tournée en dérision. Cependant, plus tard dans la discussion, deux de nos amis, un couple mixte, ont commencé à se disputer pour savoir si leur prochain enfant serait baptisé à l’église orthodoxe ou catholique…Rapidement, la discussion a convergé vers « Vous, les Roumains… » et « Vous, les Hongrois… ». D’une affirmation de mes amis en tant que Transylvains, nous avions alors glissé vers le registre ethnique.

L’appartenance multiple des individus à des groupes divers et la mouvance de ces identifications dans une approche de la situation peuvent être lues aussi en partant de la théorie de Fredrik Barth425 concernant les frontières ethniques. Selon Barth, l’ethnicité n’existe pas en soi, elle est un élément de négociation dans les relations entre différents groupes et elle a comme fonction la création de frontières entre ces groupes. Comme forme de relation à l’autre, l’ethnicité est nécessairement évolutive et changeante. Cette perspective dynamique dans la constitution des identités et des groupes culturels peut expliquer en grande partie le processus d’identification en Transylvanie et en particulier à Cluj-Napoca. Pour donner un exemple, une certaine population de la ville se dit « hongroise » lorsqu’elle veut se différencier des « Roumains », et « transylvaine » quand il est question de se démarquer de leurs confrères de Hongrie (aux yeux desquels ces « Hongrois » de Transylvanie sont souvent perçus comme des « Roumains »426). Il faut rajouter que parmi ces mêmes personnes, une partie s’identifie aux « Sicules » pour souligner leur singularité par rapport aux autres « Hongrois » de Transylvanie.

Par ailleurs, si les « Roumains » et les « Hongrois » de Transylvanie s’affirment à certains moments comme « Transylvains » afin de se démarquer des autres populations vivant en Roumanie, le sens de ce « transylvanisme » n’est pas toujours le même pour les deux catégories, car elles le construisent en relation avec des populations différentes : les « Roumains » du reste du pays pour les premiers, les « Magyars » de Hongrie pour les seconds. Comme la nature de cette relation change en permanence et diffère pour l’un ou l’autre des deux groupes, le « transylvanisme » se modifie également.

Si la perspective de Barth se concentre avant tout sur une analyse de l’ethnicité en tant qu’instrument dans la négociation des relations sociales, penser en termes de situation présente l’avantage de rendre compte d’une complexité de facteurs qui interviennent dans la construction de l’ethnicité et qui ne peuvent pas réduire ce phénomène à un simple instrument de négociation des relations sociales. Une forte tradition historique d’ethnicisation de la ville, l’entretien de ce processus par le politique à travers des pratiques nationalistes, une mémoire encore présente des rapports de domination entre les groupes sont des facteurs qui influencent le processus de négociation entre individus. Tout ce complexe d’éléments intégrés ou non dans les choix individuels expliquerait par exemple pourquoi de telles frontières ethniques persistent malgré les flux de personnes qui les traversent et malgré la mobilité des frontières culturelles des groupes, phénomènes observés d’ailleurs par Barth lui-même. Je reviendrai sur cet aspect.

Notes
422.

Hayden R., op. cit.

423.

Benasayag M., Le mythe de l’individu, Editions La Découverte, 1998, p. 81.

424.

Bastide R.,« Le principe de coupure et le comportement afro-brési­lien », in Bastidiana. Nr. 4, Octobre-décembre, 1993, p. 75-83.

425.

Barth F. (1969), « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Poutignat et Streiff-Fenart, 1999. Théories de l’ethnicité, PUF, p. 203-249.

426.

La catégorie “Roumains” sous-entend dans ce cas particulier une connotation péjorative