3.4.1. Quelles régions en Europe centrale et orientale ?

Comme le remarque Violette Rey, « l’heure est à la démocratie locale et aux collectivités territoriales (…) ; l’heure est à la reconnaissance des potentialités du local, à la valorisation des synergies de proximité, des interconnaissances personnalisées fondées sur la participation aux actions en un lieu (ou ensemble de lieux proches, ‘’pays’’, ‘’Heimat’’, région…). »442 L’Europe met elle aussi l’accent sur le potentiel des collectivités locales, car toute la politique européenne est centrée sur la notion de région. A partir de 1993 se développe le courant de l’Europe des régions, plus ou moins en opposition à une Europe des Nations : « L’avenir sera marqué par le fait que les régions deviendront l’échelon de pouvoir après l’échelon communautaire, l’emportant ainsi sur les Etats nationaux, voués à une atrophie progressive, le principe de subsidiarité les rendant périmés. C’est la thèse de l’Europe des régions’’ »443. Cependant, ce projet ne fait pas l’unanimité au sein des fonctionnaires des institutions européennes et il apparaît parfois comme un projet utopique, particulièrement pour ceux qui défendent une Europe des Etats nationaux.

Indépendamment de cette compétition au sein de l’Europe, ce qui importe dans notre cas est de comprendre en quoi l’Europe a été un moteur pour les initiatives transethniques en Transylvanie et pour des redéfinitions de ce territoire. Il est plus précisément question de comprendre comment les acteurs locaux transylvains ont utilisé et transformé des idées européennes en outils pour mener de nouveaux projets politiques (au sens large du terme) au niveau de leur région.

Ce contexte européen fut considéré par les membres de Provincia comme une provocation pour penser autrement la Transylvanie. Il n’était pas seulement question, comme nous l’avons remarqué précédemment, de placer dans un nouveau cadre géopolitique cette région. Il importait aussi de concevoir les relations entre les populations roumaines et hongroises sous le signe de la complémentarité, dépassant les tensions interethniques par la mise en avant des sentiments d’appartenance à un espace commun, bref à une région partagée en commun. Il est connu que l’amélioration du climat interethnique, notamment par rapport aux tensions entre l’Etat et les minorités nationales, a été une des conditions d’intégration des pays d’Europe centrale et orientale dans l’UE.

Le contexte européen est ainsi un nouveau cadre de conception des relations entre l’Etat et les minorités nationales, des relations entre des Etats voisins et de la question des régions frontalières. Cette question est un défi surtout dans ces pays d’Europe centrale et orientale où certaines de ces régions furent un sujet sensible entre Etats voisins et le sont encore aujourd’hui. Dans ce nouvel esprit de l’Europe des régions, les zones frontalières sont censées devenir, comme le montre V. Rey, « des attracteurs d’activités où se formulent d’autres reconnaissances sociales (eurorégions). Cette invention européenne, qui tente de découpler territoire et souveraineté 444 dans un contexte démocratique et de donner des formes concrètes à la multispatialité de plus en plus vécue au quotidien, n’a pas encore d’équivalent ailleurs. »445

Pour résumer, l’ouverture des débats sur la régionalisation dans ce pays met en discussion le caractère centraliste de l’Etat, y compris de l’Etat-Nation, et son rapport à la diversité des communautés culturelles du pays. En même temps, un changement des rapports centre-périphérie est censé avoir lieu à l’échelle du pays (et cela est valable au sein de tout l’espace européen) dans le sens où, comme l’observait aussi Petya Kabakchieva446, l’Europe devient un « centre symbolique et économique » pour des régions qui se pensent périphériques et marginalisées par rapport à un centre généralement associé à la capitale de l’Etat. Ce nouveau rattachement symbolique contribue aussi à redéfinir les frontières symboliques de l’espace d’appartenance de la région en question. Les initiatives de Provincia partent elles aussi de ce type d’argument d’autant plus que ce dernier bénéficie, comme nous l’avons observé, d’un réel soutien de la population.

Par conséquent, les entreprises de Provincia, de la Ligue ProEuropa et de Sabin Gherman doivent être analysées dans un contexte où les idées européennes deviennent des points de référence importants dans le discours public. La référence à l’Europe n’est absente ni des discours ni des pratiques des individus ordinaires. Le contexte est tout aussi adéquat pour la reprise des catégories symboliques régionales plus anciennes, comme par exemple la Transylvanie, qui deviendra le moteur des nouveaux projets de production de l’en-commun. A travers ces nouvelles actions collectives menées sous l’égide des idées européennes se produisent des recompositions identitaires et territoriales un peu partout dans les pays d’Europe centrale et orientale. Des études menées en Bulgarie et en Croatie montrent l’affirmation de nouvelles appartenances régionales sous le même impact de l’Europe. Ces phénomènes s’avèrent alors très importants pour le chercheur, car ils témoignent des mutations sociales et culturelles en cours au sein de l’Europe.

Si le modèle européen de construction régionale est repris dans les nouveaux projets collectifs pour penser la Transylvanie, il est nécessaire de s’arrêter plus en détail sur ce modèle, afin de comprendre par la suite quelles conceptions du territoire et de la culture sont en jeu. Cette question est capitale si nous tenons compte du fait que le scénario de ce processus de construction territoriale semble dans une certaine mesure, et gardant certaines proportions, se répéter. A la fin du XIXe siècle, l’influence des idées de construction des Etats-Nations, d’inspiration occidentale, se répandait dans l’Europe centrale et orientale. Aussi, une certaine conception du territoire et de la nation s’institutionnalisait avec le découpage de ces nouveaux Etats survenu après la première guerre mondiale. Aujourd’hui, nous pouvons remarquer que l’arbitre européen (occidental) a changé les règles du jeu, dans ce sens qu’en critiquant un modèle que lui-même a produit, le modèle de l’Etat-Nation, il tente de l’améliorer et même d’en imposer un autre : celui des régions. Si la construction des Etats-Nations a introduit une certaine conception de la relation entre territoire, culture et nation, avec des répercussions visibles partout en Europe jusqu’à nos jours, il est important de connaître quels types de coexistence sociale, culturelle et politique se négocient dans ce nouveau cadre de pensée régional, dans les espaces multiethniques et multiconfessionnels d’Europe centrale et orientale. L’analyse de ce processus de négociations impliquant à la fois l’Etat, les acteurs de la sphère civique, ainsi que l’arbitre européen, peut être menée de manière exemplaire à partir du cas de la Transylvanie, car tous les acteurs et conditions y sont réunis.

Si la politique communautaire européenne est menée à partir des régions, ces dernières sont au sein de l’Europe très hétérogènes et contrastées. La Déclaration de l’Assemblée des Régions d’Europe (ARE)447 définissait la région comme « une entité politique territoriale correspondant au niveau immédiatement inférieur au niveau de l’Etat et doté d’un gouvernement disposant de pouvoirs politiques propres »448. Aucune précision de plus n’est donnée par rapport aux critères de découpages de ces régions, d’où la variété des formes régionales en Europe449.

Une certaine dimension culturelle et historique est cependant considérée par certains fonctionnaires européens comme un critère important de ces découpages, même si cet aspect ne figure généralement pas dans les documents officiels. Un ancien président de l’ARE, M. Funchal, déclarait : « Il est vrai qu’un régionalisme moderne suppose une continuité historique et culturelle avec des expériences et des identités territoriales anciennes ayant précédé la formation des Etats unitaires. »450 la Bavière, la Catalogne, sont entre autres données comme exemples. Un objectif principal formulé par l’Assemblée des Régions d’Europe est le « développement d’une véritable identité régionale ». Il n’est pas précisé de quel type d’ « identité » il est question, mais la dimension culturelle semble comprise dans ce projet. Malgré l’importance accordée dans les discours à la dimension historique et culturelle comme critère de découpage, nous remarquons que, dans la pratique, le critère économique l’emporte le plus souvent dans la constitution des régions dans plusieurs pays européens, comme la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne451.

En Roumanie, la question de la régionalisation a été acceptée par le pouvoir politique uniquement sous la pression des institutions européennes (nous avions remarqué dans ce sens les réactions hostiles au Mémorandum de Provincia). Une certaine association entre régionalisation et séparatisme a été jusqu’à très récemment présente dans l’esprit des hommes politiques au pouvoir et dans une grande partie des médias. La construction régionale de la Roumanie, sous la pression de l’Europe, divisa le pays en huit régions de développement économique en vue d’en faire des régions administratives. Ce découpage ne tient pas compte des aires culturelles tracées par les sociologues et elles ne constituent qu’un niveau territorial de plus, outre les judete, subordonné au pouvoir central. Plusieurs sociologues et géographes s’accordent sur le fait que ces régions sont découpées « par la bande », sans tenir compte des spécificités géographiques, historiques, politiques que certains territoires ont développé dans le temps452 : « Il s’agit d’un découpage opérationnel technique d’aménagement qui se veut ajustable à la maille régionale préconisée par l’UE, laquelle a aidé aux études préliminaires. Non discuté sur l’arène politique, ce découpage de circonstance, issu des commissions d’experts, s’inscrit dans la structure des provinces tout en les subdivisant et sans en reprendre les dénominations »453.

Si certaines structures de l’UE, qui ont financé par la suite les programmes de développement régional, se prononcent plutôt pour une régionalisation fonctionnelle du point de vue économique, un autre discours sur la régionalisation est mis en avant par le Conseil de l’Europe. A ce dernier se rattachent les mouvements de la sphère civique comme Provincia, la Ligue ProEuropa, la Ligue Transilvania-Banat, qui militent pour des régions « historiques », « naturelles », etc.

Deux textes européens ont fortement influencé ces initiatives en Roumanie : la Résolution 1334 (2003) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, intitulée Expériences positives des régions autonomes comme source d’inspiration dans la résolution de conflits en Europe, et la Recommandation 158 (2004) sur les enjeux de la régionalisation en Europe du Sud-Est, texte élaboré par le Congrès des Autorités Locales et Régionales du Conseil de l’Europe.

Le premier texte part d’un besoin d’amélioration du concept d’Etat-Nation, « qui considérait la souveraineté nationale et l’homogénéité culturelle comme primordiales » (article 3)454. Le texte mentionne que la constitution des régions autonomes est une solution possible pour les conflits politiques des pays d’Europe centrale et orientale. Ces conflits, résultant souvent « de la dichotomie entre le principe d’indivisibilité de l’Etat et celui d’identité, ils ont pour origine des tensions opposant les Etats à des groupes minoritaires qui revendiquent leurs droits de préserver leur identité » (article 4)455. L’autonomie régionale qui s’imposerait comme solution serait de deux types : une « autonomie territoriale » et une autonomie « culturelle ». La première concerne un dispositif mis en place par l’Etat par lequel les habitants de la région bénéficient de pouvoirs élargis qui « protègent et promeuvent leurs traditions culturelles ou religieuses spécifiques » (article 11). Concernant l’autonomie culturelle, elle accorde la possibilité d’exercer collectivement des droits linguistiques et culturels. Le texte spécifie également que « tout statut d’autonomie doit s’adapter aux spécificités géographiques, historiques et culturelles du territoire concerné » (article 21).

Par conséquent, outre la proposition d’accorder des droits collectifs dans le domaine culturel, proposition envisagée pour résoudre ces tensions, une autre solution serait la constitution de régions, on le comprend, fondées sur le critère de la cohérence historique, culturelle etc.

Nous pouvons apprendre plus de détails sur la constitution de ces régions dans un rapport explicatif 456 d’un des deux rapporteurs dont les textes ont constitué la base de la rédaction de cette Résolution. Le rapporteur en question précise ainsi que l’autonomie territoriale-politique peut être une solution adéquate quand les membres d’un groupe ethnique constituent la majorité significative dans une région. Si ces personnes sont dispersées dans le territoire, l’autonomie culturelle serait dans ce cas plus appropriée. Si, dans une région, nous rencontrons les deux types de disposition de la population minoritaire, les deux solutions pourraient être combinées. Malgré ces deux solutions, et faisant particulièrement référence aux minorités serbes du Kosovo et aux minorités de Vojvodine, l’auteur du rapport précise : « Néanmoins, je reste convaincu que la plupart des conflits actuels peuvent trouver des solutions dans l’octroi de statuts particuliers pour des territoires habités par des minorités culturelles. De par ces statuts, ces territoires peuvent être gouvernés par une législation spéciale tenant compte de ses particularités historiques, géographiques, culturelles et linguistiques. » (Article 217) L’auteur mentionne également : « Dans le cas où dans un territoire les membres d’une minorité représentent une partie substantielle de la population justifiant une protection spécifique, il convient d’examiner la possibilité de fusionner certains territoires afin d’arriver à un regroupement des membres de la minorité nationale justifiant d’une protection. Cependant, dans la plupart des situations actuelles en Europe, il s’avère difficile de créer des frontières séparant les ethnies. La tolérance culturelle et linguistique, menant à une autonomie culturelle, représente donc bien souvent la seule solution. » (article 177).

Le fait d’envisager des frontières physiques entre les populations supposées être différentes du point de vue religieux, linguistique, etc. est une stratégie envisagée depuis longtemps pour solutionner certains conflits. Les échanges ou le transfert des populations dans l’Europe centrale et orientale après la première guerre mondiale, les frontières qui devraient séparer les différents peuples ou confessions en ex-Yougoslavie, le mur entre israéliens et palestiniens, constituent seulement quelques exemples. Cette séparation part de l’idée que ces populations sont essentiellement différentes d’un point de vue culturel. Cette vision est repérable aussi dans une certaine conception de la communauté de l’auteur du rapport en question, Ainsi, cette communauté serait « un groupe social qui détient457 une culture commune, des opinions et des caractéristiques communes ».

Le deuxième document auquel je voulais me référer ici, la Recommandation 158 (2004) sur les enjeux de la régionalisation en Europe du Sud-Est, change dans une certaine mesure le point de vue. Si la Résolution 1334 (2003) fait surtout référence aux droits des populations pensées comme minorités nationales et à la construction des régions qui les concernent, la Recommandation de 2004 précise : « la promotion de l’autonomie et le découpage territorial doit favoriser la coexistence entre groupes ethniques différents à l’intérieur d’une région et d’un pays et améliorer les relations interethniques et inter-religieuses ».458 L’accent est surtout mis ici sur l’idée que les régions doivent être ainsi construites afin de permettre une amélioration du climat interethnique au sein d’un territoire partagé par plusieurs populations, sans que des frontières soient forcément tracées entre elles. Le texte ne précise aucun élément de plus sur les découpages de ces régions, mais il insiste sur la nécessité des coopérations transfrontalières, surtout dans le cas des régions sensibles de ces pays d’Europe centrale et orientale.

Les idées présentes dans ces textes européens résonnent fortement chez les membres de Provincia, de la Ligue ProEuropa et de la Ligue Transilvania-Banat qui en font un support important pour légitimer leurs actions. En partant de ces idées, les acteurs transylvains proposent, comme nous l’avons remarqué, d’en finir avec l’image d’une Transylvanie conflictuelle et de rassembler ensemble Roumains, Hongrois et Saxons autour d’un sentiment d’appartenance à un même espace, la région Transilvania. Cette dernière est envisagée conformément à la définition des régions donnée dans les textes cités précédemment, à savoir des régions rappelant une tradition historique et culturelle immuable. De la même manière, les groupes sont pensés comme des entités distinctes et homogènes qui ne connaissent pas de phénomènes de mixité, d’altération et de perpétuels changements dans la relation à l’autre.

Cette conception est également présente dans la réalisation des projets concernant l’autonomie territoriale du Pays Sicule. Ainsi, les promoteurs de cette région font référence à la tradition des formes d’autonomie existantes au Moyen Age, soulignant que les découpages actuels devraient respecter la tradition historique. Selon ce découpage, une certaine partie du judet Mures n’entrerait pas dans ce Pays Sicule, plus précisément la partie dans laquelle vit une importante population roumaine. Le critère de ce découpage est ici celui de l’homogénéité linguistique et ethnique. Si les idées d’autonomie territoriale ont toujours existé pour une partie de l’élite hongroise de cette région, trouvant aussi une adhésion chez les habitants hongrois de la région, de tels projets n’ont été formulés de manière cohérente et envoyés au Parlement roumain ou à certaines institutions internationales il y a seulement deux ans. Autrement dit, ces projets ont été formulés à un moment où la régionalisation imposée par l’Europe se faisait déjà ressentir. Ces documents et les déclarations de ses auteurs mettent l’accent sur le fait que des idées similaires sont soutenues également par les organismes européens et par les textes élaborés par ces derniers. En effet, ils estiment que cette région du Pays Sicule (pour laquelle ils demandent l’autonomie territoriale) correspond à une « eurorégion ». En réalité, dans le langage européen, une « eurorégion » est une région transfrontalière, tandis que le Pays Sicule se trouve plus au centre du pays.

Il existe par conséquent un certain discours qui, loin d’être uniquement local, souligne l’importance accordée dans ces constructions territoriales à la dimension culturelle. Il convient de remarquer que, même pour les régions françaises, qui n’ont pas suivi les anciens maillages historiques, la dimension culturelle fait a posteriori partie des projets régionaux. Si la région française fut initialement pensée comme n’étant qu’un acteur des politiques publiques, elle se veut de plus en plus une « région-territoire, lieu de mise en cohérence d’identités plurielles – historiques et culturelles – dont l’institution régionale veut être le gardien et/ou le promoteur »459. Les politiques culturelles régionales s’efforcent ainsi de faire de ce territoire « un lieu d’histoire et de culture » et de créer la conscience d’une « identité culturelle » régionale. A une autre occasion, j’ai déjà souligné que ce phénomène d’appropriation d’une image régionale a, en France, des échos importants chez les habitants de ces territoires.

Indépendamment du fait que la dimension culturelle est mobilisée au moment de la légitimation des nouvelles constructions territoriales voire par la suite, il existe ici une certaine conception qui essentialise ces « régions historiques » et « culturelles », ainsi que les identités et les territoires afférents. On peut parler ici de la Catalogne, de la Bavière, de la Transylvanie, du Pays Sicule… pour illustrer de telles régions. Cependant, mon étude à Cluj a montré qu’il n’existait pas une seule Transylvanie, mais plusieurs, et autant de manières de concevoir ce territoire et les rattachements à lui.

Par ailleurs, j’ai pu remarquer que l’Europe apparaissait comme un acteur important qui permettait de dépasser les discours nationalistes et de créer de nouvelles formes de « vivre ensemble » au-delà des différentiations ethniques. Si l’Europe est ainsi un moteur de la production du lien dans des régions caractérisées par une tradition ancienne de « tolérance sans interférence », elle est en même temps un moteur pour des mobilisations qui tendent parfois vers de nouvelles formes de repli sur soi : ces constructions régionales ne reposent plus sur des liens de sang, mais sur des liens du sol qui sont souvent tout aussi exclusifs. La terre et le territoire apparaissent comme une source d’identité culturelle et historique authentiques de laquelle ne peuvent pas se revendiquer ceux qui viennent de l’extérieur, même si cet extérieur ne se situe parfois qu’à un pas au-delà d’une frontière physique. C’est en cela que ces nouvelles mobilisations en Transylvanie, si elles permettent de transgresser des frontières ethniques, créent également d’autres frontières.

Comme nous le remarquons, cette conception figée des groupes et des territoires est reprise par les élites de Transylvanie, contrairement, dans une certaine mesure, aux appartenances identitaires et territoriales fluides qui caractérisent cet espace. Un de mes interlocuteurs affirme :

‘« Moi, en tant que Hongrois de culture, Sicule par affinités, Bănăţean460 par naissance et citoyen de la Roumanie, je me prononce pour une autonomie du Pays Sicule en tant que Sicule, pour une autonomie du Banat, en tant que Bănăţean… ». ’

Si les identités sont fluides, on propose la création de frontières fixes qui figent les territoires. Autrement dit, dans chaque territoire particulier est censée s’exprimer une seule appartenance identitaire. En réalité, nous pouvons nous trouver physiquement dans le Banat, tout en se sentant successivement Bănăţean et Sicule.

La conception actuelle de la régionalisation en Roumanie a comme conséquence la création de frontières stables qui viennent à l’encontre des pratiques quotidiennes des individus, lesquels s’inscrivent dans la mobilité. D’une part, les régions de développement, créées uniquement selon des critères économiques et sans avoir la reconnaissance des habitants, font naître de nouveaux territoires qui conditionnent, par le biais des financements, certaines pratiques de coopération dans le voisinage et en rejette d’autres. D’autre part, des projets de régionalisation proposée par Provincia, la LPE et par La Ligue Transilvania-Banat, s’appuyant sur les idées de l’Europe, supposent également la création de nouvelles frontières et de nouvelles exclusions.

Par rapport à ces découpages qui délimitent les territoires, nous pouvons observer qu’au contraire, dans la pratique des individus, les contours de cet espace ne sont pas en premier lieu physiques. Si nous transposons à l’échelle de la ville de Cluj cette question des découpages d’un territoire, nous pouvons faire plusieurs remarques. A Cluj, l’habitation n’est pas divisée selon un critère ethnique et ce fait ne semble poser aucun problème dans la vie quotidienne des habitants de la ville. Les frontières sont plutôt mouvantes ainsi que les groupes. Par exemple, la Transylvanie « hongroise » peut être entrevue et vécue dans un lieu ou dans un autre, par ici ou par là, de façon parsemée dans la ville. Cet espace n’est pas circonscrit à un territoire compact dont les frontières sont discrètes. Aussi, un même lieu peut évoquer un territoire « roumain » pour les uns, ou un territoire « hongrois » pour les autres. Un territoire « transylvain » ne pourrait pas non plus s’arrêter à une image figée et homogène, car ce « transylvanisme » est compris différemment par les populations de la ville et rattaché à des lieux divers, parfois juxtaposés. S’il existe dans la ville des lieux plus ethnicisés, les frontières sont toujours transgressées d’une manière ou d’une autre et ce fait ne devrait pas permettre la construction de territoires verrouillés basés sur une idée d’homogénéité et de cohérence culturelle. Si les identifications ethniques et culturelles sont mouvantes, les territoires sont discontinus.

Cette difficulté de penser les appartenances identitaires et territoriales fluides et multiples s’est exprimée dès le début dans la conception de certains membres de Provincia. Si un des projets de Provincia était de construire un espace « transethnique », la signification accordée à ce terme n’était pas très claire. Comme me déclare un des membres du groupe : « De nombreuses personnes avaient compris que cette communauté transethnique signifiait dissoudre nos appartenances nationales de Roumains ou de Hongrois. Si cette chose avait été d’entrée mieux expliquée, on aurait convaincu plus de partisans. En réalité, cette communauté transethnique ne signifie pas autre chose qu’une solidarité transethnique. Nous restons des Roumains et des Hongrois, mais il est clair qu’en plus de cela nous sommes Transylvains, et de ce point de vue nous avons des intérêts communs que d’autres Roumains et Hongrois n’ont pas. »

Si la transethnicité fut initialement pensée de manière homogène, en s’écartant ainsi des anciennes appartenances nationales, cela s’explique dans une certaine mesure par une interprétation du modèle européen ne relevant pas d’une conception fluide des identités et des territoires. Si dans le texte de la Recommandation de 2004, la régionalisation et implicitement les identités régionales sont considérées par l’Europe comme une solution aux tensions sociales et culturelles des pays d’Europe centrale et orientale, aucune précision n’est faite concernant les identifications ethniques. Une possible interprétation serait que la création des nouvelles « identités régionales » ferait disparaître les affiliations ethniques et qu’ainsi les tensions disparaîtraient. Autrement dit, la différence culturelle serait en elle-même la cause des conflits. Les projets de Sabin Gherman, directeur de la Ligue Transilvania-Banat461, sont une illustration intéressante de ce modèle régional, inspiré par les idées européennes et appliqué tel quel à la Transylvanie. Je me souviens d’une réaction de Sabin Gherman dans une discussion que nous avions menée, réaction à la remarque d’un membre de Provincia, selon lequel au dernier forum de Provincia et de LPE,les Roumains auraient été plus nombreux que lors des anciens forums : « Mais cette affirmation n’a pas de place dans un discours régional. Quand tu es régionaliste, quand tu es Transylvain, ça ne compte plus si tu es Roumain ou Hongrois… Eux [Provincia et la LPE] essaient à chaque fois de faire une somme nulle : d’avoir autant de Hongrois que de Roumains… Quand j’entends une affirmation du genre ‘’ les Roumains seraient venus en grand nombre…’’, il est clair pour moi qu’ils n’ont rien compris à la régionalisation. »

Notes
442.

Rey V., « Les territoires centre-européens, défis d’Europe », in Rey V. (éd.), Les territoires centre-européens. Dilemmes et défis, La Découverte, 1998, p. 30.

443.

Palard J., Vers l’Europe des régions, La Documentation française, 1998.

444.

Je souligne.

445.

Rey V., op. cit., p. 33.

446.

Kabakchieva P., « From Local to Regional Identity ? The Possible Construction of ‘ Cross-Border’ Regional Identity. Case study of o Border Region : Smolyan », Sofia Academic Nexus Project 2001 et « Imagining the European Union as a ’nation-state’ », IWM Working Paper No. 5/2002, Vienna.

447.

L'Assemblée des Régions d'Europe (ARE) est le partenaire clé des institutions européennes sur les questions relevant de la compétence régionale. Elle a un statut d’observateur au sein du Conseil de l’Europe et a joué un rôle important dans la constitution du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe, créé par le Conseil de l’Europe et du Comité des Régions de l’UE. Parmi ses objectifs, cet organisme se propose de veiller avec ces deux institutions partenaires à ce que la législation de l’UE ne nuise pas au principe de subsidiarité et au bon développement des régions.

448.

Déclaration de l’Assemblée des Régions d’Europe (ARE) sur le régionalisme en Europe (www.a-e-r.org/fr/publications/declaration-de-lare-sur-le-regionalisme).

449.

La Déclaration précise : « Au sein d'un État donné, les régions peuvent posséder des statuts différents en fonction de leurs particularités historiques, politiques, sociales ou culturelles. (…) La région exprime une identité politique propre susceptible de revêtir des formes politiques très diverses dépendant de la volonté démocratique de chaque région d'adopter le type d'organisation auquel va sa préférence. ».

450.

Cité par Labasse J., Quelles régions pour l’Europe?, Flammarion, 1994, p. 45.

451.

En Allemagne, sur les seize Länder, seulement quatre « peuvent se prévaloir d’un ‘’vivre ensemble’’ éprouvé au cours des siècles ». En Italie, la configuration est de six sur vingt et en Espagne de quatre sur dix-sept communautés autonomes (Cf. Dupoirier E. (éd.), Régions, la croisée des chemins : perspectives françaises et enjeux européens, Paris, Presses de Sciences po, 1998, p. 188).

452.

Voir pour cela, Rey V., op. cit., p. 32, Groza O., Muntele I., Le maillage sans territoire – la région de développement en Roumanie, communication au Colloque « Refonder les territoires », ENS LSH, janvier 2003. Des discussions menées avec d’autres sociologues sur la question partagent l’avis d’une construction régionale plutôt artificielle et qui ne développe pas des identifications régionales par la suite.

453.

Rey V., op. cit., p. 32.

454.

Voir le texte de la Résolution : http://assembly.coe.int/Documents/AdoptedText/TA03/FRES1334.htm.

455.

Ibid.

456.

Expériences positives des régions autonomes comme source d’inspiration dans la résolution de conflits en Europe. Doc. 9824, Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, Rapport par Andreas Gross, Suisse, Groupe Socialiste (http://assembly.coe.int/Documents/WorkingDocs/Doc03/FDOC9824.htm). Ce texte, ainsi que la Résolution 1334 (2003) et la Recommandation 158 (2004), ont été publiés dans la revue Altera, la plus importante publication de la Ligue ProEuropa. Ces documents furent considérés comme des textes de référence pour la situation de la Roumanie, lors des rencontres entre les membres de Provincia, la Ligue ProEurope et Sabin Gherman.

457.

Je souligne.

458.

http://www.coe.int/T/F/Cplre/_5._Textes/2._Textes_adopt%E9s/1._Recommandations_2004/REC_158_2004_F.asp#

459.

Dupoirier E., op. cit., p. 193.

460.

Bănăţean est l’habitant de la région de Banat.

461.

Il convient de noter que Sabin Gherman a aussi le statut de membre observateur de l’Alliance Libre Européenne, formation politique du Parlement Européen. Il participe souvent aux réunions de cette formation et il est en contact avec de nombreuses institutions européennes.