3.4.2. Pour une critique de la conception du territoire comme culture « partagée »

Cette relation univoque entre un territoire et une culture (partagée par un groupe donné) n’est pas seulement présente dans les documents européens, ou dans les projets régionaux en Transylvanie. Cette conception a fait également une longue carrière dans les sciences sociales, et se rencontre encore dans certaines analyses actuelles.

En anthropologie, la théorie des « aires culturelles » a le mieux exprimé cette vision. Mais un certain conditionnement de l’homme et de sa culture par la terre, et par le positionnement géographique, est une idée plus ancienne, exprimée dans la théorie des climats. Celle-ci a inspiré dans une certaine mesure les géographes et même une certaine anthropologie du XIXe siècle. Selon cette théorie des climats, les différences entre humains sont expliquées par les différences de milieu géographique dans lequel les cultures se développent, ces dernières étant le produit des adaptations spécifiques à ce milieu. Dans l’esprit de son époque, Montesquieu écrivait dans les Lettres persanes : « L’air se charge comme les plantes des particules de la terre de chaque pays. Il agit tellement sur nous que notre tempérament en est fixé. Lorsque nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades. L’auteur rajoutait : « Il faut que les hommes restent où ils sont ». Cette conception doit être comprise selon le courant d’idée de l’époque, comme un déterminisme géographique au-delà duquel l’homme ne pouvait pas être pensé.

Cette théorie reste dans une certaine mesure encore à la mode aux XVIIIe et XIXe siècles, quand se développent dans une partie de l’Europe les idées du philosophe J. G. Herder et les ethnologies nationales. Le lien entre un espace géographique, les hommes qui l’occupent et la langue qu’ils parlent est un élément central dans la pensée de Herder et dans la pensée ethnologique de l’époque. Nous retrouvons ces idées chez Adolf Bastian, fondateur de l’ethnologie allemande. Selon lui, des « idées élémentaires » (Elementargedanken) innées, à l’origine de toute culture humaine, auraient subi des modifications en fonction des contraintes écologiques, créant ainsi des « provinces géographiques ». De l’interaction entre ces « idées élémentaires » caractéristiques de toute humanité et ces « provinces géographiques » auraient résultés les Volkergedanken, des idées des peuples, des visions singulières du monde selon lesquelles les sociétés organisent leur vie sociale. L’esprit ethnique et la province géographique fusionnent par la suite dans une sorte de topos de la spécificité culturelle.462

Le lien étroit entre le développement d’une société et son milieu géographique est également mis en évidence par F. Ratzel, fondateur de la géographie humaine, qui propose en 1882 le concept de « région ethnographique » (Ethnographischens Land). Posant les bases de la géographie politique, Ratzel considère qu’entre le sol et l’Etat, le peuple – soit « un groupe de communautés ou d’individus politiquement associés, non nécessairement apparentés par l’origine ou par la langue, mais simplement par un sol commun » - ne prend sa valeur que par son adaptation au sol. « Comment concevoir les Hollandais sans Hollande, les Suisses sans les Alpes, les Monténégrins sans les Montagnes Noirs ? », se demandait Ratzel463.

Disciple de Ratzel, L. Frobenius propose en 1898 le concept de « cercle culturel » (Kulturkreis). Cette aire culturelle est un territoire ou une zone géographique définie par l’extension d’un ensemble d’éléments culturels donnés (objets matériels, traits d’organisation sociale, croyances). Développée par F. Schurtz, F. Graebner et l’Ecole de Vienne, cette théorie a joué un rôle central aux Etats-Unis. En 1917, C. Wissler classe les cultures amérindiennes en régions géo-culturelles et propose le concept de pattern culturel, repris par la suite dans l’anthropologie américaine. Plus tard, en 1939 et 1944, A. Kroeber propose un découpage de l’Amérique du Nord en aires culturelles purement spatiales et synchroniques qui prévaut encore largement aujourd’hui.

Si l’idée d’aire culturelle a fait une certaine carrière en Europe et aux Etats-Unis, après apogée elle s’affirme surtout en Europe centrale et orientale ainsi qu’en Europe du Nord, en lien avec une conception de la nation comme communauté culturelle. Cependant, nous allons remarquer qu’une certaine conception du territoire qui se rapproche de l’idée ancienne d’aire culturelle, trouve sa place encore aujourd’hui, même en Europe de l’Ouest.

J’avais déjà mentionné qu’en Europe centrale et orientale, où vivaient de manière imbriquée des populations ayant des langues et des confessions différentes et se partageant le même territoire, la construction de la nation a souvent été accompagnée d’une mythologie de l’autochtonie. Dans l’idée d’autochtonie, le territoire, ses habitants et leur culture se trouvent intimement liés.

Le travail de terrain à Cluj a pu montré que cette conception du territoire comme étendue d’une culture partagée par un groupe, est encore présente aujourd’hui dans la compétition symbolique pour la Transylvanie entre élites roumaines et hongroises, dans les musées ou dans d’autres institutions publiques, ainsi que dans les associations culturelles hongroises. L’histoire et l’ethnographie nationales sont encore imprégnées de cette conception. L’autochtonie est un élément rappelé également dans les récits des individus dans la pratique quotidienne, et fait parfois l’objet de diverses blagues. Dans la conception des élites hongroises de Transylvanie, le territoire est vivant s’il porte les signes de la présence de la langue et de la culture hongroise.

Cette conception du territoire comme culture partagée se retrouve également de nos jours en France, mais les enjeux de constructions territoriales sont certainement très différents de ceux du contexte roumain. Dans les nouvelles délimitations des territoires concernés, les Parcs Régionaux, les aires de production des produits alimentaires « de terroir » labellisés conformément aux normes européennes, ou d’autres territoires, l’ethnologue est souvent convoqué pour légitimer de manière scientifique ces nouveaux découpages. Autrement dit, il est appelé à délimiter des territoires en fonction de l’étendue des savoir-faire « partagés » par une population locale. Le sens du mot « partagé » relève ici d’une compréhension de ces savoir-faire, et par extension de la culture, comme des éléments consensuels, détenus en commun par les membres d’une population locale. De nombreuses plaquettes régionales pour la valorisation des produits et des territoires locaux sont l’expression de cette conception : « Valoriser les produits issus de nos terroirs, c’est aussi mettre en valeur notre savoir-faire et les richesses ambassadrices de nos traditions et de notre culture »464. Autrement dit, la culture est déjà-là et il faut seulement la mettre en valeur, la rendre visible, alors que, dans la pratique, ces savoir-faire, loin d’être figés et homogènes, sont continuellement produits par un travail de négociations, d’approximations successives, et parfois de tensions. Ils ne font alors pas consensus et ils ne sont pas détenus en commun. En Bresse par exemple, la querelle des « anciens » et des « modernes », portant sur l’introduction du soja dans l’élevage des volailles, autrement dit sur ce qui devrait faire la tradition des savoir-faire locaux, a duré des années. Et les exemples sont multiples. Finalement, les découpages territoriaux introduits pour labelliser des régions partent du principe que ce que l’on retrouve d’un côté de la frontière, n’existe pas de l’autre côté. S’il est difficile de tracer des frontières nettes dans des espaces qui sont traversés par des flux culturels, donc en perpétuel changement, ces découpages territoriaux constituent un élément de plus pour créer des exclusions et pour figer des pratiques sociales. La négociation des découpages, devenus enjeux de pouvoir, est finalement un élément qui fait partie intégrante de la production d’une culture « locale ».

La géographie humaine, sollicitée comme l’ethnologie pour légitimer de manière scientifique les découpages territoriaux actuels, témoigne elle aussi d’une conception similaire du territoire. Guy di Méo considère qu’un territoire renvoie à un partage social d’un espace donné, à une « reconnaissance commune des repères spatiaux, significatifs, organisés selon des formes socialement intelligibles »465. Depuis l’apparition des premières régions en France et leur problématisation par les géographes, ces entités territoriales sont définies par des homogénéités internes, par des solidarités au sein d’une population locale, à travers une histoire commune. Autrement dit, elles ont à la base le même critère de cohérence et de croyance dans cette cohérence. Comme l’affirme Nicole Girard466, qui fait une analyse des différentes conceptions de la région se succédant à travers le temps en géographie, ces territoires apparaissent comme des « régions de fait ».

Si, d’une part, la région apparaît comme un espace vécu et partagé en commun, certains géographes467 attirent l’attention sur le fait que, d’autre part, la région comme niveau de découpage territorial ne pourrait pas être conçue comme un espace fermé et immobile. Elle est en permanente évolution en fonction des dynamiques internes ou externes : « (…) les contrées aussi vivent et meurent à travers leurs sociétés ; des noms qui avaient jadis du sens ont disparu ; d’autres demeurent mais ne correspondent à rien de cohérent, ou, pour y parvenir doivent être redélimités : qu’est-ce que le Lauragais ? »468.

Ces conceptions du territoire, plus anciennes ou plus actuelles, venant de la sphère scientifique, politique et qu’on retrouve parfois dans les récits individuels, ont à la base une acception classique de la culture comme un ensemble donné de traits culturels, détenu par un groupe ou une société locale.

Cette conception a des racines dans le nationalisme du XIXe siècle et dans le colonialisme, partant du postulat que nous vivons dans des sociétés fermées par des frontières naturelles, qui correspondent aux frontières d’Etat. C’était alors à l’intérieur de ces frontières que la tradition, l’identité, les liens de solidarité étaient censés se créer. Dans ce contexte, la culture apparaissait comme un ensemble de traits authentiques, spécifiques pour un peuple qui la possédait et qui le différenciait des autres peuples vivant en dehors des frontières d’Etat. W. Welsch définissait la culture dans sa conception classique de la façon suivante : « Dans un premier temps, chaque culture est censée façonner la vie d’un peuple et de ces individus, faisant de tous leurs actes et de tous leurs objets une illustration incontestable précisément de cette culture (…) Dans un deuxième temps, la culture est toujours culture d’un peuple (culture of a folk) (…) Troisièmement, chaque culture est, en tant que culture d’un seul peuple, censée se distinguer et rester séparée des cultures des autres peuples »469.

Au-delà de son sens idéologique dans le contexte du nationalisme, le concept de culture dans son acception traditionnelle a, comme le montre certains auteurs470, de profondes racines dans la pratique anthropologique.

La pratique des premiers terrains, menés dans des sociétés « à petite échelle », a eu un impact très important dans la manière de concevoir la culture. Selon James Clifford471, le village a offert aux anthropologues une modalité pour centraliser leur pratique de recherche, en même temps qu’il était le centre (spatial) de la communauté et, par extension de la culture. Le village a ainsi servi de synecdoque, de partie par laquelle le « tout culturel » (cultural whole) pouvait être représenté. Même si cette synecdoque village/culture n’est plus vraiment d’actualité dans la pratique ethnologique, cette conception a eu de grands effets sur le travail de terrain des ethnologues jusqu’à nos jours.

Ulf Hannerz montre que certaines contraintes de cette pratique anthropologique, ainsi que les conventions de la restitution du travail de l’anthropologue, ont été des facteurs qui ont parfois entretenu cette vision statique de la culture. J. Clifford s’inscrit dans les mêmes idées, soulignant que dans le travail d’écriture ethnologique la pluralité des voix des acteurs du terrain est souvent remplacée par une voix unique du texte ethnologique, induisant un effet d’uniformité : « Le Nuer croit… ». De la même manière, pour caractériser sa démarche, l’ethnologue explique brièvement qu’il s’intéresse au « point de vue de l’indigène »… Certainement, la question qui se pose est : « Mais quel indigène ? ».

Ulf Hannerz montre aussi que l’acception de la culture, qui a comme idée centrale le partage (au sens de possession en commun) d’un ensemble de traits culturels par une population locale, s’est élaborée aussi sous l’influence de certaines notions ou phénomènes étudiés par les anthropologues. Durant l’entre-deux-guerres, sous l’influence des études menées sur le langage, la nature de la culture était pensée de manière analogique à la nature du langage. Et le langage était censé être partagé. Souvent, dans ces études menées autour de la question du langage, les anthropologues se demandaient si les individus appartenant à une culture et qui se comportaient différemment des individus d’autres cultures, pensaient aussi différemment par rapport à ces derniers. Au-delà de ces questions, on partait du présupposé de l’uniformité au sein d’une collectivité ou société.

Dans une critique de cette conception de la culture, Ulf Hannerz souligne que le contexte des situations de « complexité culturelle » contemporaines, caractérisées par une diversité des flux culturels et sociaux qui modifient dans une certaine mesure notre rapport au temps et à l’espace, met en crise une conception de la culture comme « sens partagé ». Comme le mentionne l’auteur, aborder la culture comme une « organisation de la diversité » ne voudrait pas signifier seulement quelque chose de banal, à savoir que les individus sont tous différents. Il est surtout question du fait qu’ils ont tous à faire à d’autres personnes, à la diversité des compréhensions et des interprétations que les autres donnent du monde environnant et dans une certaine situation. La culture ne peut finalement être comprise que comme un travail toujours en train de se faire dans un processus de négociation permanente, dans lequel se négocie aussi le partage. Par conséquent, au lieu de considérer ce partage comme chose acquise, il est important de le tenir pour problématique et de centrer l’attention sur la production même de ce partage culturel, tout en considérant qu’il n’est jamais consensuel et figé.

Aborder la culture comme un processus et non pas dans une vision statique suppose aussi d’affirmer que cette culture n’est donnée que dans les actions des individus. Autrement dit, comme l’observait aussi Kevin Meethan472 dans son étude sur le changement culturel favorisé par des activités de tourisme, ce ne sont pas les pratiques qui reflètent une culture, mais ce sont justement ces pratiques sociales qui produisent cette culture.

Comment penser alors la question du territoire et de ses découpages à la lumière de cette conception dynamique de la culture ?

Nous avons jusqu’à présent constaté que le nationalisme, supposant un principe d’équivalence entre un territoire - une culture - une nation, permettait de penser la Transylvanie uniquement à travers des territoires segmentés et exclusifs : Erdély, Ardealul… Nous avons également remarqué qu’une certaine vision de la régionalisation concevait les régions comme des territoires ayant une cohérence culturelle, sociale, etc. donnée, autrement dit, à nouveau comme des territoires fermés sur eux-mêmes.

Plus ou moins détachées de ces deux cadres idéologiques nationaliste ou régionaliste, l’ethnologie et la géographie sociale, proposaient souvent, elles aussi, une définition du territoire en terme de partage par une population locale d’une culture donnée. Si nous partons d’une définition du territoire selon laquelle ce dernier est conçu comme un espace de partage des mêmes valeurs, des mêmes repères spatiaux et symboliques, etc., la Transylvanie ne serait pas un territoire. Car, comme nous l’avons constaté, sa production en tant que catégorie sociale implique du partage mais aussi du non-partage, autrement dit, un partage compris dans le double sens du mot, évoquant un espace vécu (et produit) en commun mais aussi séparément. L’existence de plusieurs territoires qui sont parfois en concurrence et en conflit, comme Erdély, Ardealul, Transilvania 473 , montre que la Transylvanie n’est pas consensuelle et que, dans ce sens elle n’est pas toujours partagée. En outre, chacune de ces lectures du territoire ne sont pas homogènes et nous ne pouvons pas affirmer qu’elles ont à la base une idée de possession commune d’un univers d’idées et de croyances uniformisé. Erdély, Ardealul et Transilvania se construisent dans la relation et dans l’opposition réciproque, l’une n’existe pas sans l’autre. Ardealul se produit continuellement en opposition à Erdély et inversement. Transilvania est une réaction aux constructions exclusives des deux premières.

Face au constat d’une diversité des territoires possibles à partir de la Transylvanie, une conception du territoire qui tient le partage pour chose accomplie trouve ici ses limites. Par conséquent, au lieu de partir du présupposé de l’existence du partage, et par extension du territoire, il s’impose d’observer comment ce partage peut s’accomplir dans un processus permanent qui comporte des modalités et des degrés différents et inhérents de non-partage. La forme verbale anglaise de « cultural sharing », exprime mieux que la forme du mot français (« partage ») ce travail toujours en train de se faire. Par conséquent, l’approche dynamique qui s’impose pour une analyse de la culture, est valable aussi pour le territoire.

Restant dans la même optique, plutôt que de partir du postulat de l’existence des territoires comme la Transylvanie, le Pays Sicule, la Catalogne, la Bavière, et la liste peut être longue, il est tout d’abord question de les analyser comme des catégories performatives mobilisées par des acteurs différents, eux-mêmes en compétition les uns par rapport aux autres. Une étude de la production sociale de ces territoires doit se proposer avant tout de comprendre et d’analyser comment plusieurs acteurs sociaux entrent en négociation et se disputent ces catégories, entraînant finalement différentes conceptions du territoire qui se confrontent. Ce n’est qu’à travers ces tensions et négociations permanentes que sont continuellement construits et réinventés ces territoires. C’est alors d’un travail de coproduction et non d’un partage accompli qu’il est question ici. Si la logique nationaliste et, nous l’avons vu, également régionaliste, permettent de penser la coexistence des territoires, une approche dynamique nous amène à parler des territoires de la coproduction, autrement dit de territoires qui ne seraient plus juxtaposés mais qui seraient objet de négociation et de production en commun dans les interactions entre individus et groupes différents.

Dans ce travail de négociation du territoire, ses frontières se déplacent continuellement. Elles ne peuvent pas être conçues comme rigides, comme barrières, mais comme des seuils, qui supposent des passages permanents. Pourrions-nous alors envisager la construction des découpages territoriaux - qui supposent implicitement des frontières figées - à partir de ces espaces vécus en permanent changement ? Trouver des solutions pour concevoir autrement la question des découpages afin de sortir de cet écueil n’est pas une entreprise simple. La tâche qui me revient est plutôt aisée, car mon but n’est pas obligatoirement de proposer des solutions à ce problème. Mon travail est de décrire et d’analyser un phénomène que j’ai pu identifier à travers mes observations, à savoir une fiction du partage culturel qui est à la base de nombreux discours actuels sur le territoire en Roumanie et en France et de certaines pratiques de découpage territorial.

Un autre aspect mérite d’être évoqué ici. Si ces territoires se construisent dans la pratique dans une dynamique permanente, cela n’annule en rien la présence forte des thèmes comme l’autochtonie et des idées comme l’homogénéité des territoires. Dans le discours des individus, il s’impose alors de faire la distinction entre le territoire comme catégorie d’analyse et le territoire comme catégorie stratégique de la pratique ou du discours des individus474. Dans le premier cas, l’analyse des territoires doit s’éloigner de toute perspective statique et essentialiste. Dans le second cas, nous pouvons rencontrer dans la pratique de terrain l’utilisation par certains individus d’une conception figée des territoires, à des fins stratégiques, de différenciation sociale ou culturelle, pour des enjeux politiques, etc. Enfin, si les frontières du territoire apparaissent au chercheur comme floues et mobiles, cela n’est pas toujours le cas dans le discours des individus où ces frontières peuvent paraître plutôt nettes et stables.

Pour esquisser une analogie avec une approche dynamique de la culture, j’évoquerais ici James Clifford qui, en proposant l’expression de « travelling cultures », soulignait qu’il n’était pas pour autant question d’une « nomadologie ». Autrement dit, si l’on adoptait cette perspective dynamique selon laquelle les entités sociales ne pouvaient pas être comprises et analysées autrement que dans un permanent changement, cela n’induisait pas l’idée que le local ou le « chez soi » n’existaient plus et qu’absolument tout devait être déterritorialisé ou en mouvement. Selon l’auteur, nous devrions « reconnaître les revendications stratégiques de localisme et d’authenticité comme des possibles lieux de résistance et de recherche de légitimation politique plutôt que comme un simple ’’indigénisme’’ (nativism) ». Dans cette optique, l’ancrage et l’autochtonie ne peuvent pas être conçues comme des données naturelles, anthropologiques, mais relèvent plutôt de choix stratégiques.

Par conséquent, si nous acceptons que le territoire est une catégorie d’analyse relevant d’une construction dynamique, il faut en même temps chercher les enjeux de l’utilisation par les individus d’une conception du territoire comme entité figée et immuable.

Notes
462.

Pour une brève analyse des théories qui mettent en avant le lien entre culture et territoire, développées en ethnologie et en anthropologie, au XIXe siècle et au début du XXe, voir Mihailescu V., Romanian National Building ou « Omul locului », op. cit.

463.

Cité in Le Bras H., Le sol et le sang : théories de l'invasion au XXe siècle, Ed. de l’Aube, 1999, p. 19.

464.

Plaquette pour les « Richesses des terroirs de Midi-Pyrénées », cité in Bérard L., Marchenay P., « Lieux, temps et preuves. La construction sociale des produits de terroir », in Terrain 24, mars 1995.

465.

Di Méo G., Géographie sociale et territoires, Nathan, 2001.

466.

Girard N., « La région : une notion géographique ? », Ethnologie française XXXIV, 1, 2004, p. 111

467.

Girard N., ibid.

468.

Brunet R., cité in Girard N., ibid.

469.

Welsch W., « Transculturality : The puzzling form of cultures today », in Featherstone M., Lash S. (eds.), Spacesof Culture : City, Nation, World, Sage, 1999 cité in Meethan K., « Mobile Cultures, Hybridiy, Tourism and Cultural Change », in Tourisme and Cultural Change Vol. 1, N° 1, 2003.

470.

Hannerz U., Cultural Complexity : Studies in the Social Organization of Meaning, Columbia University Press, 1993 et Clifford J., Routes. Travel and Translation in the Twentieth Century, Harvard University Press, 1999.

471.

Clifford J., op. cit., p. 21.

472.

Meethan K., op. cit., p. 16-17.

473.

J’appelle ici Transilvania, la lecture du territoire faite par Provincia, la LPE et par la Ligue Transilvania-Banat, le mot Transilvania revenant souvent dans leurs discours et actions.

474.

Une telle distinction est faite aussi en lien avec une approche de la culture par Meethan K., op. cit., p. 20.