Quel multiculturalisme à Cluj-Napoca ?

En partant de l’analyse d’une catégorie fortement symbolique, la Transylvanie, mon étude a mis en évidence des phénomènes de recomposition sociale, culturelle et territoriale qui émergent en Transylvanie et plus largement en Europe centrale et orientale. Ces phénomènes ne peuvent plus s’expliquer uniquement par l’étude des processus ethniques et des nationalismes, sur lesquels se concentraient jusqu’à présent la majorité des études anthropologiques et sociologiques entreprises en Transylvanie.

Si les phénomènes de forte différenciation ethnique sont une réalité importante de la ville de Cluj-Napoca, la question de la production de l’en-commun dans des sociétés segmentées du point de vue ethnique mérite d’autant plus l’attention. Saisir les temps où les sociétés se croisent et observer les phénomènes qui se produisent dans ces rencontres, ainsi que les aspects qui peuvent faire du lien au-delà de la différenciation, constituent une dimension tout aussi importante dans la compréhension de ces villes multiethniques d’Europe centrale et orientale.

Analyser la production sociale de la Transylvanie s’est avéré un terrain d’expression aussi bien des phénomènes de fragmentation ethnique que des formes de rapprochement et d’agir ensemble.

Mon étude montre comment des catégories sociales mal définies, mais investies de manière hautement symbolique par les individus, arrivent à avoir un destin historique, à porter des projets collectifs et à faire de l’en-commun, ainsi qu’à produire du changement dans nos sociétés.

Sans qu’il existe un réel problème transylvain et un danger irrédentiste quelconque, sans que ce territoire ait, du point de vue historique, administratif ou politique, des contours précis et stables, sans qu’un sentiment d’identification régionale soit plus fort que dans d’autres régions du pays, la Transylvanie a une force de mobilisation collective qui fait d’elle un élément important dans certains projets à échelle et enjeux différents : locaux, régionaux, nationaux, transnationaux.

Etant investie à travers l’histoire et jusqu’à aujourd’hui par les populations vivant ici comme un « territoire-frontière », la Transylvanie est devenue un objet de confrontation pour différents groupes, qui se constituent et se légitiment par lui. C’est à travers ces pratiques de partage et de confrontation que le territoire acquiert une valeur symbolique. Compte tenu de son potentiel fortement symbolique et de sa mobilisation en tant que catégorie sociale, la Transylvanie est manipulée dans de nombreux projets politiques par différents acteurs. Ces usages en tant que catégorie idéologique et politique ne font que remettre en circulation et renforcer la force symbolique de cette catégorie sociale.

Dans la confrontation pour le partage et le contrôle du territoire, les groupes et les populations qui sont en compétition produisent des lectures différentes de la Transylvanie, des lectures concurrentes et parfois exclusives : Ardeal, Erdély, Transilvania. Dans chacun de ces trois cas, le territoire apparaît comme l’espace d’un partage et de la cohérence culturelle. Si cette cohérence est dans les deux premiers cas d’abord pensée en lien avec le partage d’une langue commune, dans le dernier cas il est question avant tout du partage d’une « identité culturelle ». Cependant, loin d’être une catégorie homogène et déjà donnée dans le partage, j’ai montré que la Transylvanie est produite et modifiée en permanence par les conflits entre les différents usages que l’ont fait d’elle. L’étude de ces territoires doit alors tenir pour problématique leur existence en tant que réalités sociales et symboliques en dehors des actions sociales dans lesquelles ces catégories sont mobilisées par les individus. Ainsi, au lieu de les concevoir comme des territoires du partage, il convient de les aborder comme des territoires de la coproduction.

Si, à travers les discours et les pratiques des élites, la Transylvanie apparaît comme une entité discrète, bien délimitée et fermée sur soi, l’analyse de cette catégorie doit privilégier une approche dynamique du territoire, tout en interrogeant les mécanismes et les enjeux de l’usage d’une conception figée des territoires. Cette approche dynamique se justifie tout d’abord par l’existence d’une diversité d’usages de la Transylvanie. Ses différentes lectures (Ardeal, Erdély, Transilvania) ne se précisent que dans la réciprocité de leurs relations et oppositions. Dans un autre temps, la dynamique interne est inhérente à chacun de ces territoires particuliers. La meilleure illustration est le projet de créer un territoire de l’en-commun (Transilvania), qui transgresse les différenciations internes, ethniques, et qui fasse office de territoire homogène. Cependant, l’analyse de ce projet met en évidence une construction territoriale hétérogène, oscillant en permanence entre des identifications ethniques et des liens régionaux.

J’ai pu observer que les frontières identitaires et territoriales peuvent apparaître figées dans le discours des individus, tandis qu’elles sont plutôt fluides dans leurs actions. Si les passages d’une langue à une autre et la participation successive des individus à plusieurs univers culturels sont rencontrés dans la pratique des élites bilingues, leurs discours relèvent de l’usage des catégories ethniques réciproquement exclusives. L’impact du nationalisme promu par les pratiques institutionnelles ou associatives est visible ici, mais les individus manipulent eux aussi ces catégories ethniques à des fins de distinction sociale et culturelle. Par conséquent, si le nationalisme entretient ces crispations, elles sont aussi reproduites dans les jeux stratégiques individuels ou de groupe.

Mon étude a montré également que si l’Europe est un acteur important qui mobilise des projets collectifs poussant à dépasser les exclusions ethniques et les phénomènes de « tolérance sans interférence », elle introduit en même temps une nouvelle conception rigide des territoires. L’utilisation des idées européennes par les acteurs locaux se traduit dans des projets de territoire construit parallèlement autour de l’idée de cohérence culturelle et entraîne une conception statique et unitaire des appartenances identitaires.

Dans les conditions où la pratique sociale laisse plutôt observer une mouvance des rattachements identitaires et territoriaux, j’ai montré que ces phénomènes de recomposition sociale et territoriale doivent être abordés dans une approche dynamique de la situation et du changement, qui met aussi en question la construction des découpages territoriaux basés sur la fiction d’une communauté de partage, pensée comme culturellement cohésive.

Ce travail a questionné la construction sociale du territoire à partir des pratiques institutionnelles et associatives de la ville de Cluj, institutions dont les acteurs portaient de manière plus ou moins directe un discours sur la Transylvanie. Il est alors certain qu’une étude détaillée des pratiques urbaines interrogeant la manière dont les individus, dans leurs pratiques quotidiennes, vivent ce territoire et répondent ou transforment ces productions des élites, pourrait compléter l’analyse de la cohabitation multiethnique à Cluj-Napoca. Si le territoire est socialement et politiquement produit par des négociations entre différents acteurs institutionnels ou associatifs concurrents sur la scène publique, il est en même temps l’expression des rapports complexes à cet espace, lesquels se déploient dans le champ des relations sociales à l’échelle de la vie des individus. Une analyse des pratiques du territoire pourrait ainsi aborder les multiples rapports à l’espace et la diversité des manières de l’habiter, phénomènes produits et transformés continuellement dans la pratique de la cohabitation.

L’analyse des pratiques de partage du territoire entreprise au niveau de la vie quotidienne des individus, serait un terrain riche qui pourrait ainsi compléter une étude des formes de « vivre ensemble » dans des espaces multiethniques comme celui de la ville de Cluj. Cette étude pourrait alors interroger les pratiques de coexistence et de négociation rencontrées au niveau des pratiques urbaines et surtout insister sur les phénomènes de transformation interculturelle que mon étude a pu illustrer dans une moindre mesure. Comme le montre une étude ethnologique entreprise à Cluj, c’est particulièrement au niveau des pratiques des individus ordinaires (et des catégories moins instruites de la population) que les clivages ethniques sont transgressés. Il sera alors intéressant de se concentrer sur les situations de terrain qui permettent d’observer des phénomènes de mixité et de saisir sur ce terrain le jeu des différenciations ethniques et des liens, ainsi que les phénomènes produits dans l’échange et dans la rencontre des individus et des différentes cultures. Il serait alors question d’interroger des phénomènes de passage d’un espace culturel à un autre, des phénomènes de transformation interculturelle, d’hybridation ou autres.

Par rapport à ces phénomènes de rencontre entre différentes cultures, je serais tentée également de mener une recherche sur un autre terrain de Transylvanie, à savoir dans la région de Banat, avec une comparaison entre la ville de Timisoara et de Cluj-Napoca. Dans la ville de Timisoara, caractérisée également par la diversité culturelle et confessionnelle, vivent des Roumains, des Hongrois, des Allemands, des Serbes, etc. Dans cette région, l’histoire des relations interethniques a pris un cours différent, étant moins marquée par les clivages ethniques mais davantage par le rapprochement des populations diverses revendiquant elles-aussi des affiliations ethniques différentes. Par cette tradition différente de la cohabitation, la région du Banat me semble être un terrain riche pour étudier précisément ces phénomènes de cosmopolitisme, de transformation réciproque des cultures, d’hybridation, etc. Une recherche dans cette région devrait tenir compte d’une seconde particularité, à savoir sa situation géographique plus proche de la frontière de l’ouest du pays. Les pratiques des habitants de la région s’inscrivent, par cette proximité, dans des rapports et des réseaux transfrontaliers, qui fonctionnaient déjà comme stratégie d’économie parallèle durant les années communistes, et qui prennent aujourd’hui des formes nouvelles comme c’est le cas des projets de coopération européenne transfrontaliers. La dynamique du lien et de la différenciation ethnique ainsi que la singularité des formes de « vivre ensemble » en situation de diversité culturelle dans cette région devrait alors tenir compte de ce rapport stratégique des individus à la frontière, qui inscrit ces derniers dans des pratiques plus fréquentes d’exposition à l’autre et d’échange avec lui.

S’arrêter sur les deux dimensions de la cohabitation en milieu mixte que la recherche peut saisir, à savoir d’une part les pratiques institutionnelles et les productions des élites, d’autre part les pratiques sociales de la vie quotidienne, pourrait ouvrir sur une ample analyse de la singularité du phénomène de cohabitation multiethnique à Cluj-Napoca ou dans d’autres villes de Transylvanie, par rapport à d’autres phénomènes d’interculturalité rencontrés en Europe ou sur d’autres continents.

Pour mener cette analyse, une solution consisterait à partir de la manière de caractériser la singularité culturelle de la région par les élites mêmes vivant dans cet espace. Nous pouvons observer dans ce sens l’utilisation de la notion de multiculturalisme, qui a fait grand débat en Transylvanie à partir de 1997 et qui est également utilisée de nos jours par certains politologues ou anthropologues de la région.

Le terme de « multiculturalisme » a fait une carrière rapide en Roumanie, étant principalement lié aux controverses suscitées à partir de 1997 autour de la création d’une université autonome en langue hongroise à Cluj-Napoca. L’utilisation de cette notion est devenue un élément important du discours sur la gestion de la diversité culturelle en Transylvanie en confrontation avec les principes de l’Etat-Nation, et plus précisément par rapport à la question des politiques éducationnelles et linguistiques. L’usage du multiculturalisme fut ainsi systématiquement lié à la recherche d’une solution politique et législative dans ce domaine, solution qui concilie à la fois l’affirmation d’un espace public citoyen, qui privilégie un principe égalitaire pour tous les individus indépendamment de leurs affiliations culturelles, et le droit de manifestation de la diversité culturelle dans la vie publique.

Le terme fut utilisé pour la première fois par le parti hongrois UDMR dans la campagne électorale de 1996. Il était un argument pour l’égalité des cultures de Transylvanie lesquelles avaient développé tout au long de l’histoire des formes spécifiques de cohabitation, le terme étant invoqué ainsi comme support pour les divers projets d’autonomie475. A partir de 1997, dans le contexte des controverses liées au choix entre la création d’une université autonome en langue hongroise et la transformation de l’université Babes-Bolyai en « université multiculturelle », le « multiculturalisme » a acquis un nouveau sens. Ainsi, il exprime une idée plutôt contraire au sens initial du terme, s’opposant au projet d’autonomie universitaire en langue hongroise en faveur d’une cohabitation mixte au sein de la même institution universitaire. Uniquement dans ce cadre mixte, il était envisageable d’accorder plus d’autonomie à la partie hongroise. Si cette prise de position a généralement été exprimée par les universitaires roumains, une partie des enseignants hongrois l’ont adopté également, comme une solution « de compromis ».

La question du multiculturalisme a par la suite été débattue avec l’apparition d’un autre projet, resté seulement au stade de solution politique du moment, le projet de création de l’Université « multiculturelle » Petőfi - Schiller. Cette dernière devait proposer un enseignement en langue hongroise et allemande. Proposé par le gouvernement suite aux revendications successives pour une université autonome en langue hongroise, ce projet fut contesté par certains membres de la communauté hongroise, car considéré comme contraire à l’idée même d’autonomie. Nous pouvons reconnaître les principes artificiels et idéologiques qui ont été à la base de ce projet institutionnel, à travers le simple fait de la proposition d’un enseignement universitaire en langue allemande, alors que cette minorité a quasiment disparu de Transylvanie.

Ces débats autour du multiculturalisme, menés en lien avec la question de l’enseignement supérieur à Cluj, n’ont constitué une fois de plus, comme le montre Horváth I., qu’un terrain d’expression d’une ethnicisation des élites qui se sont plus ou moins polarisées selon les deux acceptions du « multiculturalisme » : autonomie, du côté hongrois, intégration de la différence, du côté roumain. Le terme est désormais introduit dans la loi pour l’enseignement, mais il reste très vague, laissant encore la place aux interprétations et aux controverses.

La majorité des écrits sur la question du multiculturalisme, thème récent et encore marginal dans la littérature scientifique locale, ont essentiellement abordé cette question sous l’angle de la philosophie politique et de la recherche d’une solution politique au problème posé par les revendications des élites hongroises. Par conséquent, des études ethnologiques décrivant et analysant les pratiques multiculturelles de vie à Cluj, à partir de la connaissance de la réalité concrète de terrain et afin de saisir la spécificité du multiculturalisme local, pourront accompagner les débats de philosophie politique et le travail de recherche de solutions politiques à ces questions en Transylvanie.

Parler du multiculturalisme dans cette région nécessiterait dans un premier temps de saisir la singularité de ce phénomène par rapport aux pratiques multiculturelles du continent nord-américain, lieu de naissance de cette théorie. Les conceptions le concernant sont nombreuses et il n’existe pas encore de consensus relatif aux usages scientifiques du mot et à sa portée politique. Les formes de manifestation de ce phénomène sont elles aussi très variées. Sans entrer ici dans toute la complexité des pratiques multiculturelles, un regard très bref sur la spécificité du multiculturalisme nord-américain renvoie à une certaine juxtaposition territoriale et contrastée de cultures, de langues, de religions, juxtaposition qui connaît elle aussi des degrés et des formes variées. Cette pensée multiculturaliste suppose généralement l’existence de communautés distinctes avec des frontières relativement stables, bien que certaines critiques internes contestent cette vision statique des choses. En tant que pratique politique, le multiculturalisme serait appelé à garantir la défense de ces particularités culturelles. Dans cette acception, la culture est liée avant tout au partage d’une langue, et elle est organisée de manière territoriale. Cette conception est souvent orientée vers certaines solutions pratiques et politiques qui reposent sur l’idée que la culture ne signifie pas seulement des valeurs partagées en commun, mais également des institutions pour tous les domaines de la vie sociale, lesquelles permettent de créer et de faire perdurer la culture des minorités nationales. De nombreux projets élaborés par les élites hongroises semblent s’orienter aussi vers cette vision du multiculturalisme et de la culture.

Par rapport à cette juxtaposition spatiale rencontrée dans le multiculturalisme des villes nord-américaines, les observations de mon terrain à Cluj nous amènent à des phénomènes différents. Le phénomène des quartiers chinois, italiens, noirs, etc. présent dans les villes nord-américaines laisse la place à une juxtaposition spatiale discontinue à Cluj. Ici, les quartiers ne sont pas séparés ethniquement, ni les places publiques ou d’autres espaces de la ville, malgré des tentatives répétées dans ce sens. Les lieux de rencontre ou de loisir dans la ville ne sont pas forcément ethnicisés, même s’il existe des exceptions. Bref, la ville et son activité ne sont pas circonscrites à une territorialisation identitaire et communautaire généralisée, mais à des territoires dont les frontières sont plutôt mouvantes. Il convient cependant d’observer que s’il n’existe pas une ségrégation spatiale largement répandue, l’usage des différentes langues et certaines affirmations ethniques dans la sphère publique produisent régulièrement une certaine division des espaces. Celle-ci se manifeste par la présence de réseaux institutionnels parallèles et parfois par des clivages ethniques dans le monde professionnel et économique, ou par des réseaux de sociabilité parallèles.

Ces observations d’ordre général que j’ai pu saisir à l’occasion de mon étude sur les élites devraient être approfondies par une étude des pratiques urbaines. C’est au niveau des pratiques quotidiennes des habitants de la ville que la dynamique de la coexistence et de la négociation devrait être désormais observée, en cherchant les lieux et les situations de production des échanges, des liens et des transformations réciproques, en plus de la segmentation ethnique.

Si la singularité de la cohabitation multiethnique en Transylvanie doit être saisie en la distinguant des pratiques multiculturelles nord-américaines, elle apparaît aussi éloignée d’une conception du « vivre ensemble » telle qu’elle est présente dans l’espace républicain français. Si dans les approches nord-américaines, l’espace public se veut un espace de la succession de signes particuliers propres à des communautés différentes et de célébration de l’hybridation, l’espace public français se veut essentiellement civique, un espace qui ne nie pas les différenciations et les affirmations de la différence culturelle, mais les renvoie à l’espace privé des individus. L’espace citoyen censé être neutre et égalitaire se construit alors comme un lieu politique et abstrait qui intègre l’étranger par une assimilation culturelle et politique. Un espace public pensée à la française ne tolère ainsi aucune manifestation de l’hétérogénéité et de la particularité, sans se nier comme espace de la citoyenneté et de l’égalité. C’est en cela qu’il oppose l’« espace public » à l’« espace communautaire ». Mon étude a esquissé une incompatibilité de ce modèle de « vivre ensemble » sur le terrain transylvain, montrant une imbrication du « communautaire » et du « public ». Il a souligné également que l’intérêt de l’analyse est plutôt de sortir de cette distinction et d’interroger les formes inédites et les pratiques fluides de vivre avec l’autre dans une perspective dynamique. Une étude approfondie de la conception de cet espace public cherchant à décrire et à analyser la dynamique du lien et de la différenciation culturelle dans les formes de « vivre ensemble » à Cluj, et tenant compte d’un héritage historique qui lui donne en partie sa singularité, mériterait attention dans l’avenir.

Sans pouvoir la penser comme un espace de l’intégration et de l’assimilation des différences culturelles à la française, ni comme un espace de la succession et de la juxtaposition spatiale spécifique plutôt au multiculturalisme nord-américain, la cohabitation multiethnique à Cluj ne se prête pas non plus à une pensée du mouvement et de la transmutation, spécifiques aux rencontres métisses de l’Amérique Latine. Comment alors pourrions-nous caractériser cette singularité du « vivre ensemble » et du multiculturalisme à Cluj et en Transylvanie ? D’une part, mes observations préliminaires sur les pratiques de la ville de Cluj nous renvoient à une juxtaposition discontinue qui laisse aussi la place à la rencontre, à l’échange avec l’autre et par conséquent au changement. D’autre part, la dynamique de la rencontre et du changement dans la rencontre est souvent doublée d’un principe identitaire qui risque d’envahir cette dynamique et de produire des phénomènes de non-intérférence. Pour reprendre notre question, quel modèle de pensée permettrait alors de mieux caractériser ce type singulier de cohabitation multiethnique ? Sans pouvoir offrir ici de réponse, cette tâche complexe pourrait revenir à des études ultérieures. Il me semble néanmoins qu’un point de départ de ces analyses serait de s’orienter vers une pensée dynamique de la situation qui saisit dans la temporalité le double jeu des frontières : d’une part des frontières comprises comme un seuil, des frontières fluides permettant les passages et les mises en commun, d’autres part, et à d’autres moments, des frontières plus rigides qui enferment, qui ne laissent pas circuler et échanger.

Penser en termes antagonistes et dans une approche statique ces phénomènes de recomposition sociale et culturelle mouvants, ne permettrait pas de comprendre les réalités multiethniques transylvaines dont l’ambiguïté et la complexité mettent les habitants eux-mêmes dans des situations contradictoires et les poussent à se mouvoir de manière stratégique dans un espace dynamique. Comme l’affirme un de mes interlocuteurs âgé de trente-huit ans, né d’une mère hongroise et d’un père roumain :

‘« Mon grand-père du côté de ma mère fut tué durant la guerre par les Roumains ; mon grand-père du côté de mon père fut tué par les Hongrois. On me demande souvent : ‘’Et toi, qui est-ce que tu accuses ?’’ C’est le dilemme du Transylvain… Et puis, dans la vie, tu apprends à faire avec les deux… ». ’
Notes
475.

Pour une analyse de l’utilisation de la notion de « multiculturalisme » par les élites roumaines et hongroises spécifiquement dans le contexte des débats sur la question de la création de l’université en langue hongroise, voir Horváth I., « Perceptii asupra multiculturalismului », in Poledna R., Ruegg F., Rus C. (coord.), Interculturalitate. Cercetari si perspective romanesti, Presa Universitara Clujeana, Cluj-Napoca, 2002.