A/ Crise de l'intelligence catholique en France

A la fin des années 1970, l'épiscopat français souffre d'une relative anémie intellectuelle au plan collégial. En 1978, le père Matagrin ne sollicite pas de second mandat de vice-président. Pour sa part, Mgr Coffy connaît une inflexion notable de son travail théologique au contact du mouvement charismatique, ”Le Lion de Juda”. Le théologien de la conférence épiscopale abandonne son dialogue avec les sciences humaines au profit d'une théologie spiritualisante. Enfin, le centralisme de la présidence Etchegaray et du secrétariat général est de plus en plus contesté au détriment de toute pensée collégiale. Ce retrait de la conférence épiscopale devient flagrant lorsque les pages religieuses de La Croix sont quasiment ouvertes à la seule actualité papale 12 .

Dans ce contexte, lorsque l'intégralité de sa rubrique ”religion” est consacrée à un évêque français le quotidien catholique crée l'événement. C'est sous ce dispositif éditorial que l'édition des 18 et 19 mai 1980 salue la nomination père Heckel comme évêque coadjuteur de Strasbourg. Une notice biographique et un long portrait retracent l'itinéraire intellectuel d'un penseur, ”spécialiste des questions politiques et sociales, défenseur de la doctrine sociale de l'Église”. Passé des Cahiers à Justice et Paix, le père Heckel a participé à la rédaction du chapitre ”Les chrétiens, les conflits et les luttes de classes” de la déclaration ”pour une pratique chrétienne de la politique” 13 . L'insistance avec laquelle La Croix souligne l'envergure intellectuelle exceptionnelle du nouvel évêque suggère l'ampleur de la crise du magistère épiscopal en France 14 :

‘La nomination du père Heckel, connu pour sa rigueur doctrinale, sera rapprochée de la nomination à l'important archevêché de Milan, d'un autre jésuite, le père Martini. Faut-il y voir la naissance en France d'un ”nouvel évêque” : un religieux plus intellectuel, plus théologien, moins lié à l'action catholique ou à l'apostolat des laïcs ? ’

Le 22 mai 1980, Gabriel Marc prend la défense des évêques français dans La Croix. ”Il faut relever que les rigidités et l'inertie du gouvernement de l'Église universelle sont tout aussi responsables de la situation que le supposé laxisme du gouvernement de l'Église de France”, indique-t-il 15 . Deux ans après les visites ad limina de 1977, il défend le bilan de l'Église de France qui est la seule institution réunissant simultanément six millions et demi de personnes, de manière hebdomadaire, autour d'une même activité hebdomadaire : l'eucharistie. Les modèles missionnaire et militant font encore la preuve de leur pertinence 16 :

‘Deux ou trois cent mille ”militants” généreux, ardents, lucides et aventureux, œuvrent comme des fourmis à travers la catéchèse, l'animation paroissiale, l'action catholique ou caritative, les groupes de toutes sortes, les aumôneries, non seulement au bénéfice des millions d'autres chrétiens, mais au dialogue avec cette part d'incroyance paisible et avérée qui caractérise notre pays. Tout est en place, chez nous pour l'évangélisation. On peut encore répondre aux besoins traditionnels de la religion populaire, on peut puiser, si on le veut dans le vivier des pratiquants réguliers, on dispose de plusieurs centaines de milliers de militants qui ne demandent qu'à faire plus. Peut-être est-on insuffisamment résolu, trop brouillon, peu éclairé, peut-être commet-on beaucoup d'erreurs. Mais on a tout en main pour être assuré (…)
L'intellectuel catholique français s'interroge plus profondément sur les défis qui se présentent à l'intelligence française dans le contexte hexagonal. Jean Boissonnat identifie une nouvelle ère du catholicisme français avec l'émergence du ”défi du confort matériel”. Troisième étape d'un dialogue entre l'Église et le monde, celui-ci provoque cette dernière à renouveler sa pensée 17 :’ ‘Pendant tout le vingtième siècle, les chrétiens en France ont déjà eu à affronter deux défis : celui de la réconciliation de la foi avec l'intelligence, quand l'irruption de la pensée scientifique est venue dévaluer brutalement certaines présentations du message chrétien ; puis celle de la réconciliation de l'Église avec le monde ouvrier, à la suite du transfert brutal des masses rurales dans les villes. On ne saurait dire, aujourd'hui, que ces deux défis ont été totalement surmontés. Mais les chrétiens ne sont pas restés inactifs devant eux. De Charles Peguy à René Girard, en passant par Bernanos, Maritain, Mounier et Mauriac, l'intelligence a repris possession de la foi - ou l'inverse, si l'on préfère.
De même, de la JOC à la CFDT en passant par la CFTC, les prêtres ouvriers et les rapprochements entre militants chrétiens et la pensée socialiste, le mouvement ouvrier n'est plus absent de la pensée chrétienne même si les ouvriers sont moins nombreux que les bourgeois dans les églises.’

L'Église de France postconciliaire n'est pas exempte de critiques. Dans son livre, Ce que je crois, Jean-Marie Domenach dénonce une ”adaptation systématique dont l'un des résultats est d'édulcorer toute la religion chrétienne, en laissant volontairement dans l'ombre ses aspects les plus austères” 18 .

Notes
12.

Pour sa part, la génération conciliaire se retire sur la pointe des pieds. Ainsi le livre-entretien de Mgr MartyChronique vécue de l'Église de France (Paris, Le Centurion, 1980, 350 pages), sorte de testament épiscopal, ne fait l'objet que d'un article secondaire dans le quotidien – ceci en dépit de l'apparente affection de Félix Lacambre pour l'archevêque de Paris démissionnaire. Félix Lacambre, ”La chronique vécue du cardinal Marty”, La Croix, 23 mai 1980

13.

Mgr Matagrin, Le chêne et la futaie, op. cit., page 327

14.

Jean-Charles Duquesne, ”Le père Heckel, jésuite, évêque coadjuteur de Strasbourg”, La Croix, 18 & 19 mai 1980

15.

Gabriel Marc, ”Plaidoyer pour l'Église de France”, La Croix, 22 mai 1980

16.

Ibid

17.

Jean Boissonnat, ”Chrétiens en France”, La Croix, 1er & 2 juin 1980

18.

Jean-Marie Domenach, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1978