Réévaluation pastorale

Malgré les crises à répétition qui l'opposent aux mouvements, l'épiscopat persiste à considérer l'action catholique comme le modèle missionnaire le plus abouti. Militant, aumônier diocésain ou national de mouvements… une bonne partie des évêques français a une dette à l'égard de l'action catholique qui a marqué, d'une manière ou d'une autre, son itinéraire ecclésial.

L'essentiel des articles que consacre La Croix à l'Église de France concerne l'action catholique. Le 6 mars 1979, Félix Lacambre scrute les perspectives qu'offrent les rassemblements de la JICF les 31 mars et 1er avril à Orléans, de l'ACE fin mai à Dourdan, de la JIC à Paris le 3 juin et de l'ACI le 17 juin 1979 en seize lieux de France. ”La convergence des démarches qui illustre la spécificité du milieu – et y répond – s'exprimera au cours des rencontres nationales par la présence des autres générations, de manière à rendre ”de plus en plus visible, et donc de plus en plus signe” une ”Église en milieux indépendants”, qui s'incarne dans les réalités humaines quotidiennes” 42 .

A l'occasion de la rencontre nationale de la JEC, organisée à Quimper en mars et avril 1980, La Croix titre sur la crise d'identité du mouvement : ”JEC, la nécessité vitale d'être reconnue”. La présence de Mgrs Bescond et Barbu interroge nécessairement les militants sur le magistère épiscopal. ”Ils se sentent très libres par rapport à la hiérarchie et adoptent des positions en flèche sur divers problèmes comme le nucléaire (on est forcément antinucléaire à la JEC) sans se soucier de la bénédiction épiscopale” 43 . Le paradigme politique continue d'interpeller les 8 000 jécistes français. ”Nous sommes les gauchos pour les jeunes pratiquants qui vont à la messe, les catholiques quand on discute avec les gauchos”, déplore l'un des 200 délégués du mouvement.

Les neuf évêques de la commission du monde ouvrier participent à la rencontre nationale de l'ACO les 2, 3 et 4 mai 1980 44 . Elevée au creux des années 1920 et 1930, cette génération épiscopale porte la mémoire d'un catholicisme hanté par la question sociale 45 . Telle fidélité convainc l'historien Pierre Pierrard. ”Il est de bon ton, dans certains milieux, d'opposer la vitalité de l'Église polonaise 46 , avec son clergé jeune et nombreux et sa religion populaire vigoureuse et massive, à l'Église de France présentée abusivement comme exsangue sous prétexte que l'élément laïc y est de plus en plus actif”, relève-t-il 47 . Or ”l'Église de France a aussi le droit à la différence. Je suis persuadé qu'en venant vers elle le pape polonais s'en convaincra”, insiste l'historien 48 .

Alors que la recherche universitaire et la politique désertent le monde ouvrier, les évêques de France persévèrent et poursuivent leur réflexion sur la condition en s'appuyant sur leur analyse prudentielle de 1977. ”Nous récusons un certain anticommunisme qui contribue à couvrir l'injustice et qui sert d'alibi à beaucoup… y compris dans l'Église”, indique le président de la commission sociale devant le millier de militants réuni à Bordeaux 49 . ”Nous avons à poser aux marxistes des questions radicales sur l'existence humaine car nous sommes convaincus que seul Jésus-Christ permet aux hommes de se réaliser pleinement en les libérant du mal, du pêché et de la mort”, poursuivent les évêques 50 .

En 1971, l'assemblée plénière avait adopté le concept de ”l'Église signe de salutEn 1980, la visite de Jean-Paul II est l'occasion pour l'épiscopat de tirer un bilan de cette option théologique, pastorale et missionnaire. Mgr Gilson, membre du bureau d'études doctrinales de la conférence épiscopale, évoque le sujet dans un long interview à La Croix 51 :

‘Au plan de ses institutions comme de son catholicisme populaire, l'Église se comporte encore souvent comme si elle était située dans une société de chrétienté. Elle se sent responsable de la moralité publique. On lui demande instamment d'être l'éducatrice des mœurs et l'ultime sécurité des âmes. Bref, elle devrait elle-même rester l'âme de la société française. Or la religion catholique n'est plus celle de tous les Français. ’

”Lié à une conception globalisante de la présence de l'Évangile à toute la création”, le modèle missionnaire d'action catholique n'échappe pas à la critique de l'évêque parisien : ”je me demande si une telle perception des choses est encore valable dans une société pluraliste comme la nôtre” 52 . Mgr Gilson distingue un dernier mode de présence au monde inspiré de la constitution conciliaire Lumen gentium avec une Église qui ”se détache sur le tissu social avec son identité propre” 53 .

La venue du pape préfigure une synthèse de ces courants dans une mise en exergue de la figure du Christ. ”Depuis 1946, je ne crois pas qu'il y ait eu une expression de masse de la communauté catholique”, note Mgr Gilson. Telle manifestation est une chance d'opérer la synthèse ”entre un catholicisme de masse qui ne s'exprime que rarement et un catholique de la militance qui s'affirme depuis des années” 54 . Pour autant, l'Église doit se garder de tout triomphalisme. ”La cohérence est dans l'Église convoquée, pour donner lieu à une communauté signifiante sur la place publique. Non pas pour être dirigeante du devenir de la société, mais pour être porteuse d'espérance” 55 .

Dans le même souffle, Alfred Grosser implore l'épiscopat pour qu'il ”parle davantage. Plus clairement et plus nettement. Chaque fois que des valeurs évangéliques se trouvent impliquées” 56 . A cet égard, le compagnon de route du christianisme français distingue clairement les styles pastoraux propres à Rome et à l'épiscopat français 57 :

‘Je suis convaincu que ce ne sont pas les évêques français qui ont voulu ce style pour la visite ; c'est le pape lui-même. Parce que cela correspond à sa conception de ses rapports avec les fidèles et parce que cette conception fort ”gaullienne” dépossède les institutions intermédiaires : le pape s'adressera aux catholiques de France par-delà l'Église de France. Le gallicanisme est loin…’
Notes
42.

Félix Lacambre, ”Quatre rencontres nationales pour les chrétiens des milieux indépendants”, La Croix, 6 mars 1979

43.

Roger Laquenan, ”JEC : la nécessité vitale d'être reconnue”, La Croix, 13 & 14 avril 1980

44.

Mgrs Herbulot, Maziers, Rousset, Gand, Deroubaix, Kuehn, Rémond, Frossard et Labille

45.

René Rémond, Les crises du catholicisme en France dans les années trente, 3e édition, Paris, Cana, 1996, pp. 12-15

46.

Le 10 mai 1981, La Croix publie une tribune du père Dagens dans laquelle celui-ci évoque l'exemple polonais. ”Nous ne sommes pas la Pologne, mais nous pouvons accepter la leçon qui nous vient de là-bas, en admirant Walesa et les siens, et aussi en les imitant à notre manière”. Claude Dagens, ”Une parole de vérité”, La Croix, 10 & 11 mai 1981

47.

Pierre Pierrard, ”Le droit à la différence”, La Croix, 30 avril 1980

48.

Ibid

49.

Félix Lacambre, ”Des ”chercheurs de Dieu” dans les épreuves et le combat des travailleurs”, La Croix, 6 mai 1980

50.

Ibid

51.

Henri Tincq, ”Mgr Georges Gilson : redonnons à la communauté chrétienne sa fonction prophétique”, La Croix, 31 mai 1980

52.

Ibid

53.

Ibid

54.

Ibid

55.

Ibid

56.

Alfred Grosser, ”Que les évêques de France parlent davantage”, La Croix, 31 mai 1980

57.

Ibid