Si la pertinence de la césure de 1975 proposée par Yves-Marie Hilaire et Gérard Cholvy pour baliser l'histoire du temps présent du catholicisme semble fondée, il apparaît que l'accession du cardinal Wojtyla au siège de Pierre scelle le destin de l'Église romaine 58 . De fait, la vigueur de Jean-Paul II amène la presse catholique en France à n'évoquer l'épiscopat qu'en référence au pôle vatican. ”La force et attachante personnalité de Jean-Paul II crève les écrans mais elle estompe les autres corps constituants de l'Église”, relève André Vimeux dans son commentaire de l'assemblée plénière de Lourdes 1979 59 . Celui-ci appuie sa remarque sur le rapport relatif aux moyens de communication sociale dénonçant une personnalisation à outrance des débats avec au premier chef l'Église et son chef. Et de citer plus longuement le document qui relève l'illusion répandue selon laquelle ”l'Église est une institution hiérarchique-monarchique dont le pape est le ”patron”, les évêques les préfets, les prêtres le personnel administratif” 60 . C'est pourquoi, nous avons ancré notre chronologie dans l'avènement de Jean-Paul II en octobre 1978 61 . Régulièrement, les Informations catholiques internationales guettent les signes avant-coureurs de la mise en place d'un épiscopat wojtylien 62 . Le 15 mars 1979, le père Roberto Tucci (s.j.) présente la première encyclique de Jean-Paul II, Redemptoris hominis, comme un appel à être ”plus ferme dans la conscience de son identité propre” 63 .La veille et tandis que le conseil permanent se sépare après deux jours de réunion, le père Defois voit dans l'encyclique un ”cadre pour l'action pastorale dans les années qui viennent”.
En nommant le père Poupard évêque auxiliaire de Paris le 6 février 1979, Jean-Paul II s'offre un soutien inconditionnel 64 . La présidence Poupard à l’Institut catholique de Paris (1972-1979) a mis l'accent sur la qualification catholique des enseignements dispensés. Docteur en théologie et en histoire, le nouvel évêque présente un profil intellectuel dont sont friands les chroniqueurs religieux de La Croix et du Monde. Le 5 mars 1979, le nouvel évêque livre sa première conférence épiscopale à Notre-Dame d'Auteuilsur le thème : ”Quels sont, dans la culture contemporaine, les points d'ancrage de la foi ?”. Ce bref exposé, qui tente de ressaisir les évolutions du monde intellectuel, apparaît un prétexte pour se prêter à une apologie du nouveau souverain pontife.
Ainsi, l'avènement de Jean-Paul II ouvre-t-il une nouvelle ère autrement plus significative que la ”rupture instauratrice” de mai 68. Le nouveau pape incarne l'histoire bimillénaire de l'Église 65 . Dès 1975, l'archevêque de Cracovie déclarait, au cours d'une retraite à Rome, ”nous sommes entrés, avec la clôture de l'année sainte de 1975, dans le dernier quart de ce second millénaire après Jésus-Christ. Comme un nouvel Avent de l'Église et de l'humanité” 66 . L'événement semble aussi décisif que la promulgation de l'exhortation Evangelii nuntiandi dans la mesure où l'année 1975 ”aura sonné définitivement la fin du XIXe siècle, je veux dire le mythe du progrès, prolongé par l'idolâtrie du taux de croissance et vulgarisé par la grande bouffe”, déclare le nouvel évêque auxiliaire de Paris 67 .
L'archevêque de Cracovie livra les contours d'une phénoménologie propre, filant la thématique de ”l'homme phénoménal” évoqué par Paul VI le 7 décembre 1965, en clôture du concile. Quatre ans après, Mgr Poupard salue l'intuition de celui qui occupe désormais le siège de Pierre. La personne s'impose comme image de Dieu dans une approche christocentrique affirmée. Les analyses wojtyliennes prennent tout leur sens dans l'esprit de Mgr Poupard lorsqu'il constate que ”la valeur qui monte en notre horizon culturel, c'est sans nul doute celle de la personne” dans le creux des idéologies qui dépérissent sous ”les coups redoublés de l'Histoire” et les dénonciations nourries de Soljénitsyne et des ”nouveaux philosophes” 68 .
La nomination de Mgr Poupard intervient comme l'impulsion pour un ”révisionnisme épiscopal”. ”On parlait jadis, dans une perspective apologétique infiniment moins séduisante aujourd'hui qu'il y a trente ou quarante ans, de pierres d'attentes. [...] En l'homme, il existait des attentes, capables, saisies par la grâce de la foi, de se transformer en attitudes et vertus chrétiennes. Sans nier cette perspective que retient encore la théologie missionnaire de Vatican II, nous sommes plus sensibles à une certaine hétéronomie”, atteste le père Poupard 69 . Vingt ans après Vatican II et sa constitution Gaudium et Spes, l'Église de France est invitée à réévaluer son anthropologie. ”Sans doute, comme en 1967, devrons-nous consacrer toute une assemblée aux exigences missionnaires de l'Église”, suggère Mgr Etchegaray en ouverture de l'assemblée plénière de 1979 70 .
Le 1er juin 1980, Jean-Paul II s'adresse aux évêques au séminaire d'Issy-les-Moulineaux. Dénonçant le clivage progressisme-intégrisme, il définit une véritable ”charte pour [le] ministère épiscopal”, selon Mgr Etchegaray 71 . Le pape propose de dépasser cette dialectique historique de l'Église de France, regrettant ”qu'il ne manque pas de pionniers ni de prophètes de cette orientation du ”progrès” dans l'Église”, le pape attaque frontalement les dangers de la sécularisation et de la laïcisation. Dès lors, il devient impératif de ”profondément rénover et reconstruire la conscience d'un charisme prophétique lié au ministère sacerdotal” 72 .
Les évêques français doivent renouveler la contribution française dans le domaine missionnaire. ”Il faudrait évidemment considérer ici toute une série de tâches élémentaires à l'intérieur de l'Église de France, même, par exemple, la catéchèse, la pastorale, la famille, l'œuvre des vocations, les séminaires, l'éducation catholique à la théologie”. Tandis que Le Monde voit dans le discours du pape une vigoureuse admonestation à l'épiscopat, La Croix relativise la vigueur du propos papal pour mettre en avant la sévérité du constat que fait le père Etchegaray de l'Église de France. ”La situation de l'Église qui est en France ne serait pas si précaire si elle n'était troublée que par ces deux tendances qui restent marginales par le nombre, sinon par le bruit qu'elles font”, relève Jean Potin qui argue alors que ”c'est l'ensemble du corps ecclésial qui est affaibli gravement par les idéologies modernes” 73 .
Mgr Etchegaray évoque l'enjeu que constitue cette ”permanence que l'on appelle, faute de mieux, le ”catholicisme populaire”. Près de 80% des Français persistent, d'année en année, à se dire catholiques” 74 . Pour partie traumatisée par la réforme liturgique, ”cette sensibilité à fleur de peau est comme une côte d'alerte qui nous rappelle (les sociologues nous le disent aussi) qu'on ne peut toucher qu'avec précaution aux gestes extérieurs qui modèlent l'homme intérieur” 75 . Tel est le défi de l'Église face au ”souci de vérité”, selon le président de la conférence épiscopale. Or pour Jean Potin, l'Église de France se trouve dans l'urgence. ”L'Église de France doit retrouver son élan missionnaire par une grande vitalité spirituelle, comme le lui a demandé Jean-Paul II. N'est-ce pas ainsi d'ailleurs qu'elle surmontera ses tensions internes ?” 76 .
Tandis que le paysage éditorial ne revendique aucune biographie consacrée à Paul VI, pas moins de cinq ouvrages intéressants Jean-Paul II sortent en librairie à la veille de sa première visite en France avec Mon ami, Karol Wojtyla du prêtre universitaire de Cracovie, Malinski (Paris, Centurion, 1980, 376 pages), Jean-Paul II et l'Église de France de Michel Sarazin (Paris, éditions Olivier Orban, 1980, 290 pages), Jean-Paul II, le pèlerin de la liberté de Jean Chélini (Paris, éditions Jean Goujon, 1980, 268 pages) avec une préface de Jean Guitton, Jean-Paul II au service du monde de Robert Serrou (Paris, Hachette-Gamma, 1980, 132 pages) et Le Pape par Paul Poupard dans la collection ”Que sais-je ?” (Paris, PUF, 1980, 128 pages). La Croix sollicite la SOFRES pour un sondage sur ”la personnalité et l'action de Jean-Paul II”. 79% des Français - et 97% des catholiques pratiquants - éprouvent de la sympathie pour Jean-Paul II relève le quotidien catholique. Anonyme, ”La personnalité et l'action de Jean-Paul II”, La Croix, 30 mai 1980
André Vimeux, ”Ne devenons pas l'Église du silence”, Témoignage chrétien, 29 octobre 1979
Ibid
Alors que Jean-Paul II rejoint Puebla, Antoine Wenger salue dans La Croix l'anthropologie wojtylienne. ”Les cardinaux Wyszynski et Wojtyla en tête, ont toujours montré qu'ils étaient les meilleurs défenseurs de l'homme contre ceux qui en faisaient un instrument de production économique et un objet d'endoctrinement idéologique”. Antoine Wenger, ”L'homme dans la pensée de Jean-Paul II”, La Croix, 25 janvier 1979. Le voyage continuant, Jean Boissonnat prend le relais pour relever le retour décisif de la question sociale dans le discours papal. Jean Boissonnat, ”Le Pape, le pouvoir et l'économie”, La Croix, 4 & 5 février 1979. Jean Potin, lui, met en exergue la figure du défenseur des droits de l'homme - Jean Potin, ”Une mission de foi et de défense des droits de l'homme”, La Croix, 6 février 1979 - tandis qu'Etienne Borne récuse la critique anti papiste. ”Ils prêtaient aux paroles pontificales une oreille critique, et ils n'ont entendu parler que de droits de l'homme à respecter et à revendiquer, et d'Evangile à prêcher tel qu'il est, libéré de toute manipulation idéologique”. Etienne Borne, ”Ce pape qui choisit le catholicisme”, La Croix, 9 février 1979. Commentateur de l'événement pour la télévision, Jean Delumeau voit dans la foule accourue pour accueillir le pape ”un témoignage rendu à la transcendance”. Pour Lucien Guissard, le surgissement de la parole wojtylienne ouvre une nouvelle ère intellectuelle, sorte de revanche sur le triomphe passé des idéologies de la mort de Dieu. Lucien Guissard, ”Dieu n'était pas mort”, La Croix, 13 février 1979.
Ernest Milcent, ”Conférence épiscopale française : la continuité”, Informations catholiques internationales, 579, octobre 1982
François Bernard, ”Une vision de l'Église radicalement centrée sur le Christ”, La Croix, 17 mars 1979
Présence et dialogue, janvier 1972
Michel de Certeau, La rupture instauratrice, ou Le christianisme dans la culture contemporaine, Esprit, juin 1971, pp. 1177-1214.
Karol Wojtyla, ”Signum magnum”, Communio, juillet 1978
Mgr Poupard, ”Quels sont, dans la culture contemporaine, les points d'ancrage de la foi ?”, DC, n°1764, 20 mai 1979, pp. 481-488
Ibid, page 484
Ibid, page 488
Collectif, Le courage des prophètes, Paris, Le Centurion, 1979, page 21
Anonyme, ”Jean-Paul II condamne le progressisme et l'intégrisme”, Le Monde, 3 juin 1980
I bid
Jean Potin, ”Au Peuple de Dieu, aux évêques, aux jeunes, Jean-Paul II a délivré le même message”, La Croix, 3 juin 1980
Mgr Etchegaray, ”Les risques de la mission et l'effort de communion”, La Croix, 3 juin 1980
Ibid
Jean Potin, ”Le double message de Jean-Paul II à l'Église de France”, La Croix, 4 juin 1980