L'enjeu des nominations épiscopales

Depuis la nomination de Mgr Lustiger à l'archevêché de Paris jusqu'à l'appel deCologne en 1989 110 , la politique de nominations épiscopales du Vatican alimente de nombreux débats ecclésiaux largement évanouis depuis. Au-delà du phénomène Lustiger, maintes fois évoqué depuis son accession à l'archevêché de Paris 111 , une étude serait à faire sur le phénomène des réseaux d'affinités chez les évêques et son influence sur les nominations, élections et composition de groupes, comités ou commissions 112 . Les nominations épiscopales semblent avoir été un instrument de normalisation puissant pour le Vatican durant la première décennie du pontificat de Jean-Paul II, non sans conflit 113 .

Membre du conseil permanent, des commissions sociales et du monde rural, évêque critique quant à l'évolution du gouvernement de l'Église 114 , l'évêque de Meaux, Mgr Kuehn apprend à ses dépens les risques d’une telle position. Le 29 août 1986, Jean-Paul II accepte sa démission et annonce le même jour la nomination du carme Guy Gaucher pour lui succéder 115 . ”Je ne sais toujours pas pourquoi Rome a agi avec tant de précipitation”, confesse à Golias le père Kuehn 116 . De fait, son successeur se trouve très vite dépassé. ”L'accumulation rapide de tâches nouvelles, le changement brusque d'orientation spirituelle et diverses circonstances ont fortement ébranlé ma santé”, déclare le nouveau promu neuf mois après sa nomination 117 . Il est alors transféré évêque auxiliaire de l'évêque de Bayeux 118 .

Le jeu des nominations n'est cependant pas entre les seules mains de Rome. L'évolution des relations qu'entretiennent les évêques titulaires avec leurs auxiliaires contribuent à modeler le corps épiscopal français. Evêque auxiliaire de Lyon, Mgr Delorme est nommé directeur national en France des œuvres pontificales missionnaires et président des deux conseils de Paris et de Lyon au cours de l'été 1987. Une telle nomination scelle une simplification de l'organigramme de l'Église de France 119 . Le père Delorme est alors âgé de 68 ans. ”Le cardinal Decourtray a ainsi trouvé le moyen de m'écarter du diocèse. Je me suis retrouvé définitivement sur la touche”, soupire encore aujourd'hui l'évêque retiré dans le quartier Saint-Jean 120 .

Reste que la décennie voit l'épiscopat français renouvelé de manière significative avec 54 nouvelles nominations entre 1978 et 1990. Des personnalités contrastées émergent au travers un équilibre subtil de nominations puisant dans le traditionnel vivier des aumôniers d'action catholique mais aussi dans les accompagnateurs des communautés nouvelles ou encore des religieux. A l'échelle de l'Église universelle, les nominations épiscopales nourrissent de nombreuses controverses dans les années 1980 121 . Ainsi, 4 000 personnes défilent-elles devant la cathédrale de Feldkirsch à la veille de la consécration de Mgr Klaus Küng comme nouvel archevêque de Forenberg, membre de l'Opus Dei en 1989 122 . Au-delà de son caractère juridique et administratif 123 , toute nomination épiscopale recèle un enjeu pastoral fort.

La compilation des titres choisis par La Croix au gré des nominations épiscopales agit comme une sorte de thermomètre que l'observateur applique au corps épiscopal à chacune de ses mutations. ”Mgr Pontier, homme d'ouverture”, tel est le titre donné à la chronique annonçant la nomination du nouvel évêque de Digne en février 1988. Le quotidien suggère-t-il en creux que certains évêques sont plus ou moins ouverts selon un baromètre La Croix, seul quotidien catholique de France ? Une étude serait à mener sur les titres tantôt enthousiastes, tantôt prudents à l'annonce de telle ou telle nomination épiscopale. La teneur de l'article est également très instructive. Celle-ci peut être assimilée à la froideur d'une notice de la Documentation catholique dans certains cas. A l'inverse, pour d’autres, le journal recourt aux commentaires d'un proche du nouvel élu. Ainsi apprend-on de la bouche de Mgr Rabine que le père Pontier s'est révélé pasteur alliant ”une solide formation intellectuelle et une très grande ouverture aux personnes et aux problèmes de notre temps”, durant son service comme vicaire épiscopal du diocèse d'Albi 124 .

De même, le choix des évêques intervenant dans La Croix pour des commentaires liturgiques ou intéressant l'enseignement social de l'Église offre une indication sur le profil de l'évêque élu. De fait, nous pouvons considérer les père Thomas et Maziers 125 comme représentatifs de l'Église de France selon La Croix. Pour sa part, Témoignage chrétien sollicite les plumes des pères Gilson ou Simonneaux pour ce même type d'exercice. Les premières déclarations épiscopales des nouveaux élus marquent souvent des tendances. Lorsqu'il remplace le père Rousset à la tête du diocèse de Saint-Etienne en 1988, le père Joatton indique sa filiation pastorale et intellectuelle : ”J'ai été marqué par le père Chevrier et par Mgr Ancel qui insistaient sur le retour à l'Évangile et sur l'attention aux plus pauvres” 126 .

A vingt ans de distance des événements, notre travail propose de passer l’institution épiscopale et ses acteurs au filtre de l’histoire du temps présent. le récit que nous proposons est celui de l’affaiblissement sensible de l’institution épiscopale en France. A cet égard, la première décennie du pontificat de Jean-Paul II nous semble décisive. Ce glissement sémantique qui nous amène à désigner successivement l’épiscopat puis les évêques français nous révèle un mouvement de délitement de la collégialité épiscopale en France.

Essentiellement confiné à la lecture de la presse, l'historien du temps présent ne peut proposer qu'une définition à contre-jour de son objet d'étude 127 . De fait, à vingt ans de distance, l'épiscopat français des années 1980 trouve essentiellement ses contours publics dans les colonnes du Monde, de La Croix et du Figaro pour les quotidiens et Témoignage chrétien, les Informations catholiques internationales ou Actualités religieuses dans le monde, La Vie, pour les hebdomadaires chrétiens que nous avons consultés. Seul le Snop, bulletin hebdomadaire du secrétariat de l'épiscopat, revendique de resaisir collégialement les préoccupations qui animent les évêques de France. Ainsi, des extraits et la classification par tables des bulletins diocésains donne à voir une relative diversité de l'épiscopat français même si des plumes s'affirment avec récurrence telles Mgrs Matagrin, Jullien, Rozier, Decourtray, Delaporte ou Maziers… A noter la relative discrétion du père Lustiger qui n'apparaît dans les colonnes du Snop qu'à l'occasion de courts communiqués de presse ou des discours au pape lors des visites ad limina de 1982 et 1987.

La difficulté concernant notre travail consiste à saisir un objet d'étude fuyant. Témoignage chrétien se désintéresse peu à peu de l'actualité épiscopale tandis que La Croix se focalise sur l'actualité romaine ou préfère l'épiscopat américain à l'Église de France qui n'est évoqué que sous la forme de reportages consacrés à une actualité diocésaine. Concernant les pages religieuses du Monde, les duettistes Alain Woodrow et Henri Fesquet sont remplacés par Henri Tincq en provenance de La Croix. Au-delà du caractère univoque de l'information, le style évolue. Le Monde propose alors davantage d'analyses que de faits 128 . La matière mise à la disposition du chercheur n'est plus la même. Nous privilégions alors la lecture des revues telles les Etudes ou Esprit qui consacrent à l'Église de France de nombreux articles critiques 129 .

Séparé seulement de deux décennies de la période qui nous intéresse, nous nous trouvons confronté au dilemme qu’évoque a posteriori René Rémond à propos de ses Crises du catholicisme en France dans les années trente : ”Sommaire, la bibliographie publiée à la fin de l’ouvrage en 1960 ne l’était pas seulement pour souci de ne pas accabler le lecteur sous le poids d’une érudition superflue : sa brièveté était le reflet d’une historiographie fort maigre” 130 . Aux limites du terrain sociologique, l’historien du temps présent dispose d’une précieuse littérature sociologique. Concernant le fait religieux, la sociologie française est relativement prolixe sur ses pans quantitatif comme qualitatif 131 .

Les travaux de Danièle Hervieu-Léger sur la remise en cause de l’institution religieuse 132 nous confortent dans l’utilité de fournir le récit de ce qu’elle désigne aujourd’hui comme ”exculturation” 133 . Nous avons choisi de l’organiser en trois temps. Le premier reconstitue la toile de fond des réévaluations catéchétique et pastorale opérées par l’épiscopat lors de la décennie 1980. Le second identifie les thématiques par lesquelles l’épiscopat tente d’investir le débat public en tant qu’institution légitime. Le troisième temps propose un bilan des recompositions et reconfigurations de l’épiscopat français durant la première décennie du pontificat de Jean-Paul II.

Notes
110.

L'appel qui intéresse la question des nominations concerne particulièrement la France au lendemain des années 1987 et 1988 qui consacrent les plus grandes promotions épiscopales de la décennie 1980 avec 8 puis 11 nominations.

111.

Hormis ceux de ses trois auxiliaires de la capitale, Mgrs Coloni, Frikart, Rouet (3), les spécialistes n'attribuent pas plus de quatre ou cinq noms de nouveaux évêques à l'influence de l'archevêque de Paris. On peut estimer que des hommes promus cet été, comme Mgr Raffin à Metz ou Mgr Bagnard à Belley (Ain), qui ont tous deux enseigné à la maison sacerdotale Saint-Augustin à Paris, et quelques autres, sont effectivement proches du cardinal Lustiger, à la fois par l'origine intellectuelle, les expériences communes et le type de spiritualité. ”Les traits traditionnellement gallicans de l'épiscopat français ont disparu, en même temps que reviennent très fort les traits spirituels et cléricaux”, note pour sa part Philippe Levillain. Nouvel évêque de Belley, ancien supérieur du séminaire traditionnel de Paray-le-Monial, Mgr Guy Bagnard, qui a préféré être consacré à Ars plutôt que dans sa cathédrale, a déclaré, le 8 octobre dernier, à Lyon-Figaro : ”Il est vrai que la silhouette des évêques tels qu'on les voit arriver ces dernières semaines peut laisser augurer d'un certain changement dans les choix. Ce sont des hommes plus spirituels”. Et de citer des noms... Henri Tincq, ”Ouverture de l'assemblée des évêques français Les lieutenants du pape”, Le Monde, 4 novembre 1987

112.

Des affinités se nouent au cours des divers services pris en paroisses ou dans des groupes de réflexions. Ainsi, le père Bussini rencontre-t-il Mgr Dalloz au séminaire. Le jeune évêque de Langres le sollicite pour intégrer l'équipe du séminaire interdiocésain de Montciel à Lons-le-Saunier. Sa collaboration avec Mgr Matagrin comme évêque auxiliaire de Grenoble affermit sa stature intellectuelle. ”Ni un théologien ”en chambre” ni un théologien engagé politiquement, mais un théologien qui a participé sans cesse à la vie de son diocèse”, insiste l'évêque titulaire lors du transfert du père Bussini à Amiens. En 1970, il est professeur à la faculté de théologie catholique de Strasbourg où il se forge une connaissance approfondie du catholicisme français et allemand. Impliqué dans la démarche œcuménique, il fait partie du bureau d'études doctrinales de la conférence épiscopale et de la commission pour l'unité des chrétiens. L'intitulé de sa thèse ”l'homme pêcheur devant Dieu” le prédispose à se rendre à Rome dans la délégation française pour le synode de 1983 sur la pénitence et la réconciliation. Expert au synode de 1974, il participe à de nombreuses journées d'études ainsi qu'à des publications. Bernard Le Léannec, ”Mgr François Bussini, un théologien de terrain pour Amiens”, La Croix, 4 janvier 1986

113.

Anonyme, ”Le profil des nouveaux évêques”, Témoignage chrétien, 18 janvier 1988. Témoignage chrétien propose une analyse de l'étude de Walter Godjin dans Le retour des certitudes.

114.

Intervenant dans le cadre des conférences du groupe Confrontations, il n'hésite pas à dénoncer ce qu'il estime être une dérive propre à l'Église catholique. ”Je crains qu'on ne revienne trop facilement aujourd'hui à une parole déductive et à un discours bétonné”, Mgr Kuehn, ”Comment les fidèles deviennent ”acteurs” dans un diocèse”, Confrontations, 2, 1987, page 64

115.

Anonyme, ”Meaux : Mgr Kuehn démissionne”, La Croix, 30 août 1986

116.

Anonyme, ”Retour sur une démission mal comprise”, Golias, 23, août-septembre 1990, pp. 11-16

117.

Dorian Malovic, ”Deux nominations d'évêques”, La Croix, 21 août 1987

118.

En août 1987, Jean-Paul II pourvoit finalement à la vacance du siège épiscopal de Meaux en août 1987 par le transfert de Mgr Cornet, évêque du Puy et président de la commission épiscopale enfance-jeunesse (Dorian Malovic, ”Deux nominations d'évêques”, La Croix, 21 août 1987). Proche de Mgr Lustiger, le père Cornet a sollicité l'archevêque de Paris pour présider le pèlerinage de l'Assomption du diocèse du Puy. Anonyme, ”L'appel du cardinal Lustiger à l'unité des catholiques”, La Croix, 18 août 1987

119.

Cette fonction étaient jusque-là remplie par le président de la commission épiscopale des missions à l'extérieur ; mais aussi trois autres personnes remplissaient les fonctions de président du conseil central de Paris, de président du conseil central de Lyon et de directeur national de la quête pour l'évangélisation de l'Afrique. Anonyme, ”Mgr Delorme, coordinateur de la solidarité”, La Croix, 4 août 1987

120.

Entretien avec l'auteur

121.

A l’occasion de la démission de Mgr Lallier de l’archevêché bisontin, Le Monde s’interroge : ”Comment devient-on évêque ? ”. Alain Woodrow propose de définir les critères qui prévalent dans les choix de Jean-Paul II. La succession de Mgr Marty à la tête du diocèse parisien alimente largement les débats. Alain Woodrow, ”D’ici trois ans, dix sièges épiscopaux seront vacants en France”, Le Monde, 11 mars 1980

122.

Michel Dubois, ”Manifestation contre Mgr Küng”, La Croix, 7 mars 1989

123.

Joël-Benoit d'Onorio, La nomination des évêques. Procédures canoniques et conventions diplomatiques, Paris, Tardy, 1986, 159 pages

124.

Dominique Quinio, ”Mgr Pontier, homme d'ouverture”, La Croix, 3 février 1988

125.

Mgr Maziers, ”Sous le souffle de Dieu”, La Croix, 19 mai 1988

126.

Yves de Gentil-Baichis, ”Mgr Pierre Joatton : un pradosien couvert d'éloges”, La Croix, 21 avril 1988

127.

Nous ne disposons que d'une petite dizaine de lettres d'évêques après consultation des archives personnelles de Mgr Matagrin et du MRJC.

128.

Ainsi que le relève Jean Rémy, les pages d’actualité religieuse s’apparentent de plus en plus au rubriques consacrées à la critique littéraire. Jean Rémy, Cléricature : conflits de légitimité entre savoirs religieus et savoirs exogènes, Paris,

129.

Tandis que les réunions de l'assemblée plénière à Lourdes se déroulent de plus en plus sous le sceau de la confidentialité, les comptes rendus du père Thomas sont éclairants.

130.

René Rémond, Les crises du catholicisme en France dans les années trente, Paris, Cana, collection points-histoire, 1996, page 6

131.

Sommairement, nous identifions les travaux de Pierre Bréchon pour la méthode quantitative et Danièle Hervieu-Léger pour une approche davantage qualitative. Pierre Bréchon, Bruno Duriez & Jacques Ion, Religion et action dans l’espace public, Paris, L’Harmattan, 301 pages ; Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, 335 pages

132.

Hervieu-Léger Danièle, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, 273 pages

133.

Hervieu-Léger Danièle, Catholicisme, la fin d’un monde, op. cit.