Lourdes 1980 : par-delà les milieux, de nouvelles perspectives missionnaires

L'assemblée plénière qui se tient du 5 au 10 novembre 1980 à Lourdes annonce pour l'épiscopat une inflexion dans son mode de gouvernement de l'Église. Les évêques français procèdent alors à une réévaluation des perspectives missionnaires arrêtées lors de l'assemblée de 1967. L'historien René Rémond introduit les débats par un exposé sur les mutations sociologiques et culturelles de l'après 1968. Les mouvements d'action catholique ne manquent alors pas de lui opposer l'absence de référence d'éléments socio-économiques dans l'analyse du politologue 176 . Le président de la conférence épiscopale insiste sur le déclin de ”l'élitisme nietzschéen” et de son emprise sur les chrétiens militants. Mgr Etchegaray appelle de ses vœux un retour critique sur cette page de l'histoire intellectuelle du catholicisme français en train de se tourner. L'archevêque de Marseille s'attire alors les commentaires mitigés de Témoignage chrétien 177 :

‘L'épiscopat ne doit pas oublier de battre la coulpe de ses propres méthodes de travail. N'enserrent-elles pas dans un quadrillage serré de commissions, d'organismes divers, toutes les initiatives apostoliques ? Si aujourd'hui la JOC de 1927 naissait, parviendrait-elle à glisser à travers les mailles du filet?’

L'épiscopat décide la constitution d'un groupe de réflexions autour de Mgr Panafieu pour la définition de nouvelles orientations missionnaires. Mgrs Coffy, Bourrat, Streiff, Kervennic ainsi que les pères Bonfils, Molin (chargé de l'apostolat des laïcs) et Talagrand entourent l'archevêque d'Aix-en-Provence. En prévision de l'assemblée, Mgr Panafieu adresse un courrier aux évêques afin qu'ils définissent les priorités à discuter à Lourdes. L'équipe ainsi constituée souhaite alors dresser la synthèse des convictions pastorales et questions nouvelles qui surgissent. La discussion avec les forces vives de l'Église s'engage autour de trois points : les axes apostoliques de la prochaine décennie, les points d'appui doctrinaux et le lien avec les Églises dans le monde. A la veille de l'assemblée, Mgr Panafieu présente le contexte dans lequel intervient la réflexion qu'il dirige 178 :

‘En dix ans, la société française a connu d'importants changements, moins spectaculaires qu'en 1968 mais probablement plus durables. Nous sommes sortis d'une société de croissance continue et du mythe du progrès pour entrer dans un nouveau type de développement. Et ceci dans un contexte d'instabilité mondiale et de menaces de guerre.
Plus profondément, les mentalités se modifient. Les idéologies ne mobilisent plus beaucoup. Les centres d'intérêt et les attentes des Français ne sont plus les mêmes qu'en 1970.
L'Église de France elle aussi a été fortement secouée. Elle a connu des hémorragies qui l'ont affaiblie et des oppositions internes qui ont parfois stérilisé son action.’

Dans sa présentation de l'avant-projet pour de nouvelles perspectives missionnaires, Mgr Panafieu annonce qu'avec ”la prise en compte de questions nouvelles et d'attentes inédites”, l'ensemble de l'épiscopat se devra de ”relativiser ses propres méthodes pastorales, de regarder au-delà des frontières” 179 . A cette occasion, les évêques identifient l'apparition d'une ligne de fracture dans l'Église. Mgr Etchegaray l'établit entre les ”classes moyennes du salut”, présents dans les paroisses, et les militants ”qui ont creusé des sillons sur les sols les plus fermés à la parole de Dieu” 180 . Gaston Piétri, directeur du centre national de l'enseignement religieux revient dans un article pour Témoignage chrétien sur les enjeux que fait naître une telle césure au cœur de l'Église. Il relève alors que les catégories pastorales, culturelles, sociales et politiques forgées au creux de ces deux groupes identifiés ne communiquent pas. ”A la limite ils n'ont pas la même religion”. Or sondages et rencontres alarment les évêques sur le caractère incompressible de la distance creusée entre ces deux visages du catholicisme français.

Outre le contexte strictement ecclésial, le père Piétri justifie les inquiétudes épiscopales du fait de la recomposition du paysage intellectuel et culturel de la France. Le renouvellement des options missionnaires par les évêques tente d'esquiver le double écueil de l'incroyance persistante et celui d'un paganisme résurgent 181 . Le 3 octobre 1980, l'attentat de la rue Copernic intervient au terme d'une succession de quarante et un attentats racistes depuis le mois de juin. L'incident provoque la mort de quatre personnes et en blesse une vingtaine. Il s'agit de l'attentat le plus meurtrier contre la communauté juive depuis la Libération. Le pire est cependant évité au vu des 300 fidèles présents à l'heure de l'explosion. La veille, pas moins de 10 000 manifestants protestaient contre la vague d'attentats racistes en cours. Le soir du drame, le cardinal Marty intervient à la télévision, demandant ”pardon au Seigneur de tous les actes de violence”. Depuis Rome où il participe au synode, Mgr Etchegaray exprime, en communion avec les évêques du monde entier, son ”indignation et émotion unanime devant l'escalade de la violence contre nos frères juifs” 182 .

Revendiqué par l'organisation néo-nazie des Faisceaux nationalistes européens, l'attentat intervient comme le stigmate d'une résurgence du paganisme en France. ”Tuer les juifs, c'est tuer l'âme des chrétiens”, déclare ainsi Mgr Lustiger dans Le Nouvel Observateur 183 . Les publications du groupement de recherche et d'études sur la civilisation européenne (GRECE) ne sont pas sans préoccuper l'épiscopat français. Même diffus, ce courant de la scène intellectuelle prend d'autant plus de poids qu'il peut compter sur la puissance médiatique du groupe Hersant pour la vulgarisation de ses thèses au travers, notamment de l'hebdomadaire Le Figaro-Magazine de Louis Pauwels. Le compagnonnage avec le magazine de l'ultramontain André Frossard, au-dessus de tout soupçon antisémite, n'est pas sans poser des problèmes de lisibilité pour l'Église de France ainsi que le relève Etienne Borne dans La Croix 184 . La prégnance du discours de la nouvelle droite dans une société française acquise à l'incroyance généralisée s'impose comme une donnée incontournable pour la redéfinition de la mission en France 185 .

Dans son discours de clôture de l'assemblée plénière de 1980, Mgr Etchegaray se montre offensif. ”L'élitisme nietzschéen est une maladie qui a contaminé la militance chrétienne. Lourdes est une privilégiée pour recevoir de plein fouet ces vérités qui déroutent” 186 . Et les observateurs de s'accorder pour voir dans cette assemblée un nouveau départ pour l'Église de France. ”Après l'ère ”Foi et politique” est peut-être en train de s'ouvrir l'ère ”Foi et culture” ”, relève enthousiaste Brigitte André pour les Informations catholiques internationales 187 . A Témoignage chrétien, André Vimeux est plus réservé lorsqu'il rapporte les ambitions de l'épiscopat français et l'incurie de ses structures.

Pour l'envoyé spécial de Témoignage chrétien, la rationalisation de l'institution épiscopale apparaît un préalable décisif à toute mise en œuvre des nouvelles orientations de l'Église de France 188 :

‘Encore faudrait-il que l'assemblée épiscopale ne doute pas sous le poids d'objectifs et d'impératifs multiples. Trop, c'est trop. La limite du raisonnable est atteinte, reconnaît le cardinal Etchegaray. Au moment de creuser les fondations du nouveau chantier missionnaire, n'importe-t-il pas, d'abord, d'éviter une pareille dispersion des efforts ?’

Notes
176.

Félix Lacambre, ”Les débats autour de la mission”, La Croix, 26 octobre 1982

177.

Ibid.

178.

Félix Lacambre , ”Mgr Panafieu : Nous recevons le défi de l'espérance”, La Croix, 5 novembre 1980

179.

Brigitte André, ”Les évêques soucieux du dialogue entre l'Église et les cultures modernes”, ICI, 557, décembre 1980

180.

Ibid

181.

”Relevant en apparence d'ordres strictement différents, trois faits s'imposent à la réflexion des chrétiens : la persistance du déisme dans les schémas religieux ; la rue Copernic et l'affleurement de vieux démons qui n'ont peut être jamais cessé de nous habiter ; l'imperméabilité catégorique qu'oppose à l'Évangile plus d'un domaine de notre vie sociale ”, indique le père Piétri.Gaston Piétri, ”Le Christ s'est arrêté…”, Témoignage chrétien, 1896, 10 novembre 1980

182.

Anonyme, ”Après les attentats antisémites”, ICI, 554, septembre 1980

183.

Mgr Lustiger, ”Les juifs et nous les chrétiens”, Le nouvel observateur, 20 octobre 1980

184.

Etienne Borne, ”Penser la révolution”, La Croix, 12 janvier 1979

185.

Nous verrons par la suite comment les évêques français trouvent dans la défense de l'immigré une fenêtre d'expression décisive pour la permanence de leur parole dans l'espace public au long de la décennie 1980.

186.

Félix Lacambre, ”Cette assemblée : un kaléidoscope”, La Croix, 11 et 12 novembre 1980

187.

Ibid

188.

Ibid