Entre confirmation et contestation du paradigme ouvrier par l'assemblée

L'activisme épiscopal n'est cependant pas synonyme d'un renouvellement radical de la pastorale et de ses méthodes. Les mouvements d'action catholique, leurs relais et leurs acteurs restent les interlocuteurs privilégiés de l'épiscopat. Il est à cet égard symptomatique que, faisant la synthèse des réactions des mouvements et laïcs à la redéfinition des perspectives missionnaires, le père Guy Régnier, secrétaire adjoint de l'épiscopat, voit encore dans Témoignage chrétien un vecteur puissant de la formation d'une opinion catholique. L'influence de l'hebdomadaire est supposée telle que ”la publicité faite par Témoignage chrétien sur le rapport Defois a rapidement occulté celui du père Coffy”, regrette le père Régnier 297 . ”L'opération TC-Perspectives missionnaires a cependant servi de locomotive et sorti ces textes de l'ombre où ils seraient restés”, souligne-t-il par ailleurs 298 . Le secrétaire adjoint de l'épiscopat ne manque pas d'évoquer les rumeurs qui ont traversé les mouvements, notamment d'action catholique, ”soupçonnant les évêques de prendre un virage, fascinés par l'image de l'Église polonaise en prise directe avec le peuple”, rapporte Félix Lacambre 299 .

De telles rumeurs ne tardent pas à être démenties. Forgé au creux du catholicisme social, l'épiscopat conciliaire engage les nouvelles perspectives missionnaires à partir du monde ouvrier. Le contraste devient saisissant entre une Église contrite d'avoir perdu le monde ouvrier et une France résignée quant à la disparition progressive de cette composante de la société et sa conscience de classe. La mission ouvrière apparaît nettement comme le point névralgique de l'assemblée. Le dossier du Renouveau charismatique ne retient l'attention qu'à la marge. La Croix reste lapidaire sur les conclusions de l'épiscopat à son sujet. ”Les évêques ont vu en lui un signe manifeste de l'action de l'Esprit dans l'Église, mais sans se cacher les risques de fracture qu'il peut comporter”, note laconiquement Jean Potin 300 .

A la veille de l'assemblée plénière, le père Le Fur, secrétaire national de la Mission ouvrière, situe les débats lourdais à venir sur la mission en monde ouvrier dans un climat apaisé. Et de citer le colloque organisé les 23 et 24 avril 1982 à l'institut catholique de Paris au cours duquel théologiens de la Mission ouvrière et théologiens universitaires ont débattu sur le thème ”faire mémoire de Jésus-Christ en classe ouvrière”. ”Pour nous, l'hospitalité de la Catho est un événement significatif à la fois pour ”désenclaver” la recherche théologique qui se vit en classe ouvrière et pour offrir aux théologiens ”de métier” une occasion de travailler ”en direct” à partir de réalités humaines fortement structurées”, indique le père Le Fur 301 . Dans ce contexte, celui-ci n'attend ”pas de résultat spectaculaire à Lourdes, mais un partage des questions et des réalisations” 302 .

Mgr Herbulot, président de la commission épiscopale du monde ouvrier, introduit les débats de l'assemblée. Saluée sur le fond, cette intervention du père Herbulot apparaît difficile d'accès. Tant et si bien qu'elle se ”perd dans les sables à cause peut-être d'un genre littéraire qui passe mal auprès de certains” note André Vimeux 303 . Mais proposant un panorama de la mission en monde ouvrier dans les diocèses français, Mgr Rousset reprend une des lignes de force de l'exposé Herbulot, à savoir ”la non-signifiance de la foi pour de nombreux travailleurs”. Ce travail de l'évêque de Saint-Etienne s'appuie sur une synthèse de réponses à un questionnaire ”à propos duquel on peut se demander pourquoi ils n'ont été que 64 à répondre - c'est à dire à peine plus des deux-tiers” comme le relève Brigitte André 304 . Chaque évêque était invité à donner son sentiment sur la mission en monde ouvrier dans son Église locale au terme de visites pastorales spécifiques.

A l'heure de la synthèse, le père Rousset révèle lui-même avoir dû opérer une reconversion culturelle doublée d'une véritable conversion spirituelle lorsque, fils d'agriculteur, il a pris ses fonction à la tête d'un diocèse à la forte identité ouvrière. Analyse sociologique du monde ouvrier, rapports conflictuels entre idéologies et évangélisation, relation entre Églises en monde ouvrier et paroissiale structurent les échanges de l'assemblée. ”Certains ont regretté que, dans une démarche intellectuelle déductive logique, on n'ait pas convoqué un sociologue pour décrire l'évolution de la société française”, relève Félix Lacambre 305 . La tentation marxiste occupe le haut du pavé. ”Le marxisme tel qu'il est vécu et théorisé laisse-t-il la porte ouverte à un salut qui vient de Dieu ? Non pas une porte pour des chrétiens ou pour une religion mais pour Dieu ?”, interroge le père Herbulot 306 . La perception du libéralisme en termes idéologiques n'est, à l'inverse, pas débattue. La tentation pour la mission ouvrière de s'ériger en Église particulière constitue le second point délicat pour l'assemblée dans la mesure où les évêques refusent ”que l'Église soit mutilée par l'absence des travailleurs” en son sein.

Reporter de la session pour les Cahiers, Yves de Kergaradec ne masque pas l'existence de ”contentieux préalable(s) entre les évêques” 307 . La difficile circonscription du champ du débat engage les évêques dans un débat sémantique. Faut-il désigner la population ouvrière au filtre des termes ”classes”, ”milieux” ou ”monde” 308 ? C'est alors qu'affleurent des divergences nettes au sein de l'épiscopat en ce qui concerne les options missionnaires à prendre. La consultation de ”la synthèse des apports de régions apostoliques et des commissions épiscopales” à la réflexion révèle l'existence de nets clivages. Ainsi, les évêques avaient-ils décidé de poursuivre Lourdes 1982 par une réflexion consistant en la rencontre d'évêques des neuf régions apostoliques et des commissions épiscopales autour de trois fiches de travail proposées par le groupe de travail sur la ”mission en monde ouvrier” pour Lourdes 1982 et 1983 309 .

A l'heure de l'examen de la fiche ”plusieurs chemins, plusieurs portes”, force et de constater que cette dernière ”semble avoir motivé que très modérément les évêques”. Ainsi, deux régions ont-elles éludé la question. Pour le rapporteur, il ne fait aucun doute qu'un tel désintérêt renvoie ”à des débats assez vifs des assemblées partielles de Lourdes 1982”. Se pose la question de la coexistence d'un engagement catholique et communiste. ”Jésus est-il perçu comme un mystère qui, non seulement illumine la vie des personnes, mais interroge une anthropologie ?” s'interroge un évêque. Face à ce type de problématique, émergent des suggestions pour une diversification de la présence d'Église en monde ouvrier. Sur la question, presque tous les rapports mentionnent le groupe de recherche et d'étude pour une pastorale ouvrière (GREPO) et son action comme ligne à suivre. Une des régions apostoliques souligne que ”ce sont surtout les équipes du Grepo qui se sont emparées de cette troisième fiche”.

Notes
297.

André Vimeux, ”Face à un athéisme tranquille”, Témoignage chrétien, 1999, 1er novembre 1982

298.

Ibid

299.

Félix Lacambre, ”Les débats autour de la mission”, op. cit. Le 12 octobre, Jean Potin proposant un bilan de vingt ans de renouveau conciliaire refusait fermement de déprécier les vieilles églises de la catholicité” au bénéfice des seules nouvelles Églises qui ”ont su prendre racine au sein de leur peuple”. Jean Potin, ”Vingt ans de renouveau conciliaire”, La Croix, 12 octobre 1982

300.

Jean Potin, ”Le renouveau charismatique : un mouvement providentiel”, La Croix, 28 octobre 1982

301.

Félix Lacambre, ”Quand donc les travailleurs seront-ils chez eux dans l'Église ?”, La Croix, 12 octobre 1982

302.

Ibid

303.

André Vimeux, ”Face à un athéisme tranquille”, op. cit.

304.

Brigitte André, ”Une instance de mûrissement”, ICI, 580, novembre 1982

305.

Félix Lacambre, ”Un sujet explosif : Mission en monde ouvrier”, La Croix, 29 octobre 1982

306.

Ibid

307.

Yves de Kergaradec, ”La mission de l'Église de France : s'ouvrir au plus universel”, Cahiers de l'actualité religieuse et sociale, 256, 1er décembre 1982, pp. 604-605

308.

Du 1er au 10 février 1983, le Ceras organise à la Villa Mansère de Clamart une session autour du thème : ”La classe ouvrière change-t-elle ?” Ouverte aux prêtres et religieuses, cette réflexion contribue à la redéfinition des termes du débats comme input intellectuel.

309.

Cette synthèse a été préparée par les Pères Guy Herbulot, Daniel Labille, Eugène Lecrosnier, Jean Le Fur, Michel Barbier et Guy Régnier. La rédaction est assurée par le P. Lecrosnier. Les thématiques sont les suivantes : ”Le monde et l'Église changent”, ”Foi et vie”, ”Plusieurs chemins, plusieurs portes”.