Forums des communautés chrétiennes (1983-1984) : embarras épiscopal

C'est précisément dans cet esprit que, forte de ses cent vingt-cinq ans d'expérience, l'Union des œuvres catholiques de France (UOCF) saisit l'opportunité des nouvelles ”perspectives missionnaires” pour relancer l'organisation de ses congrès sous un nouvel intitulé : ”forum des communautés chrétiennes”. Avec le soutien du secrétariat de l'épiscopat et des évêques - au premier rang desquels, Mgr Decourtray –, l'UOCF organise son 75e congrès pour la Pentecôte 1984. Sur la base d'une double adhésion aux orientations conciliaires et au projet des ”perspectives missionnaires” de la conférence épiscopale 426 , paroisses, équipes animatrices, aumôneries scolaires et hospitalières, équipes d'action catholique, communautés catéchuménales, etc. sont invitées à retisser le tissu ecclésial notamment par le biais d'une meilleure communication. Savoirs historique, théologique, sociologique et psychologique nourrissent la réflexion 427 :

‘L'UOCF insiste sur la perspective et l'esprit de ce forum : provoquer l'ouverture, la mise en commun fraternelle, l'espérance devant la vitalité actuelle de l'Église dont trop d'images ne retiennent que les crises et les difficultés. Le forum ne les camouflera pas. L'esprit est aussi de démontrer que les différences s'enrichissent mutuellement et enrichissent l'ensemble ecclésial dès lors qu'elles acceptent de s'ouvrir les unes aux autres.’

Le 23 octobre 1983, près de 200 catholiques des diocèses d'Agen, Albi, Cahors, Montauban, Périgueux, Rodez et Tulle convergent vers Cahors pour le premier mini-forum. Reprenant la théologie du laïcat de l'action catholique ”du levain dans la pâte”, chacun témoigne de l'intrication de son engagement ecclésial avec sa présence au monde lors de travaux en groupe. Les participants sont invités à répondre à quatre questions : ”Qui sommes-nous ?”, ”Que vivons-nous ?”, ”Comment et avec qui communiquons-nous ?”, ”Que désirons-nous ?”. La question identitaire posée par le rapport Defois constitue la trame d'une réflexion autour de l'utopie communautaire chrétienne. Au-delà de la question de sa pertinence, c'est caractère effectif du concept de ”communauté” sur lequel s'interroge le forum. Confrontée à l'émergence de l'individu, l'Église doit également s'interroger sur la pérennité du modèle paroissial 428 :

‘La paroisse a ses mérites et ses limites. Elle est ouverte à tous. Elle est un signe visible de l'Église, mais peut-être n'aide-t-elle pas assez ses membres à vivre concrètement leur vie selon les exigences de l’Évangile.’

L'UOCF insiste sur le caractère dynamique de la mission. Son caractère utopique procéderait de la controverse assumée, sorte d'éthique de la discussion. La question des jeunes, celle de la place de la femme dans l'Église sont autant de sujet à discuter. Il ne s'agit pas ”sous prétexte de ”gentillesse ecclésiale” prétendre gommer divergence et différences”, insistent les organisateurs 429 . Dans cet esprit, le mini-forum de Cahors n'hésite pas à demander que soient ”reprécisés et redéfinis les ministères des prêtres et des laïques dans la pastorale” 430 . Il est d'ailleurs particulièrement saisissant de constater que la conférence épiscopale aide à la renaissance des forums des communautés alors que les controverses ecclésiales s'évanouissent. Larvée, la critique institutionnelle de l'Église devient de fait organique alors qu'une réinterprétation de l'utopie communautaire tend subrepticement à substituer terme à terme ”communion” et ”collégialité” 431 :

‘N'est-il pas trop souvent un visage du passé ? Le poids de l'institution ne se fait-il pas trop lourdement sentir ? L'Église apparaît-elle comme l'ensemble des croyants en Jésus-Christ, ou comme une organisation trop figée et trop hiérarchisée ?’

Le forum de Cahors inaugure une série de trois rendez-vous au Mans, le 3 décembre 1983, à Amiens, le 28 janvier 1984 puis à Nancy, le 17 mars 1984. Ainsi, l'UOCF procède par touche successive à l'évaluation de la théologie conciliaire du Peuple de Dieu et son principe de coresponsabilité 432 . ”Le foisonnement et la diversification de ces entités représentées à Cahors ne constituent pas une entrave à l'homogénéité de l'Église qu'il faut à tout prix préserver de l'effritement”, rapporte La Croix 433 . Le bilan des forums régionaux est pourtant mitigé pour l'UOCF : ”certains n'ont pas répercuté l'annonce du Forum de Lyon, Pourquoi ? Serait-ce par peur de cette logique conciliaire qui redéploie les rôles dans l'Église et les fait prendre de façon plus communautaire ?” 434 .

Au lendemain du mini-forum de Nancy qui réunit 250 personnes, Philippe Warnier pressent que ”certains prêtres ou évêques ont peur que l'Autorité ne soit mise en cause ! Certains militants ont peur de se faire récupérer ! Certains trouvent qu'il y a trop d'évêques dans le camp et d'autres pas assez” 435 . La présence de quinze évêques autour de Mgrs Decourtray et Vilnet lors du Forum de Lyon infirme l'hypothèse d'une résistance de l'institution au projet. Au surplus, la présence du cardinal Casaroli, secrétaire d'Etat du Vatican, confirme l'intérêt que porte le Saint-Siège à la manifestation. Finalement, la faible audience des forums régionaux consacre un affaiblissement patent des communautés chrétiennes traditionnelles dans l'Église de France en dépit des 2 000 animateurs et animatrices de communautés chrétiennes finalement réunis à Lyon pour la Pentecôte 1984. Les participants sont alors invités à s'interroger sur divers thèmes : ”le partage des responsabilités dans l'Église”, ”les responsabilités des femmes”, ”la place des jeunes et des cultures nouvelles”, ”la parole dans l'Église, qui parle, qui authentifie”, ”l'organisation et l'articulation des communautés chrétiennes sur le plan géographique”, ”les questions politiques, la paix, la guerre, le Tiers-Monde, les nouveaux repères éthiques” 436 .

L'esthétique du programme et le soutien appuyé de l'épiscopat ne fait cependant pas illusion. Au lendemain de la manifestation, le père Vinatier est pessimiste quant à sa portée. Il fait alors le constat d'une disparition avancée des ”creusets d'une pastorale ouverte” avec l'effacement successif des Semaines sociales, des Congrès de l'Union des œuvres ou ceux de la pastorale liturgique 437 . L'épiscopat français se trouve alors mis face à ses contradictions. Dressant l'acte de décès de la chrétienté dans les rapports Defois et Coffy, les évêques français persistent pourtant à articuler la mission sur un tissu aussi périmé qu'exsangue. La Croix n'hésite pas à dire du forum des communautés chrétiennes qu'il est ”loin d'être représentatif de la totalité de l'Église qui est en France” 438 :

‘D'entrée, les organisateurs prévoyaient certains ”manques”. Deux raisons pour les expliquer. D'abord, étaient privilégiées là ceux qui, engagés dans la vie ecclésiale, ne disposent pas de moyens d'expression. Mais il y a aussi - et beaucoup en sont conscients - ceux qui maintiennent à l'écart d'une tel rassemblement des différences culturelles à ce jour non surmontées, faute d'une langue appropriée : ni le monde ouvrier n'était vraiment représenté à ce forum, moins encore celui des migrants.’

Dans les Etudes, Joseph Thomas (s.j.) concède la quasi-absence des immigrés, une relative discrétion des mouvements charismatiques ainsi que la présence des ”anciens combattants”. Il n'en demeure pas moins enthousiaste reconnaissant dans la manifestation une dynamique en parfaite adéquation avec les perspectives missionnaires définies par l'épiscopat. ”La tendance actuelle semble aller dans le sens du passage de la marginalisation à la communion. Et le lieu où cette communion progresse c'est le diocèse. Malgré l'hétérogénéité des pratiques et des identités, ces groupes divers se veulent tous en lien avec l'Église locale” 439 .

Or Mgr Matagrin et Mgr Bussini voient dans ces forums l'occasion pour eux de capitaliser les informations récoltées dans le diocèse grenoblois auprès des diverses communautés chrétiennes. Initiateur d'une consultation en 1983, l'évêque auxiliaire de Grenoble organise des débats dans le diocèse à partir des 3 000 réponses obtenues. Les communautés de base et les groupes liturgiques jouent un rôle actif dans la consultation qui débouche sur l'organisation d'un Forum des communautés catholiques les 1er et 2 juin 1985 440 . Il n'en demeure pas moins que ”Louis de Vaucelles a très bien montré que les mouvements d'action catholique liés à la doctrine sociale étaient indissociables d'une certaine anthropologie chrétienne et que leur échec est également celui de cette anthropologie”, ainsi que le relève Olivier Mongin 441 . Et le 29 juin 1984, Jean Vinatier s'interroge dans La Croix sur une paradoxale éclipse de l'épiscopat tandis que celle-ci s'engage toujours plus avant dans une réévaluation de la mission. S'intéressant plus particulièrement au découpage administratif proposé par les neufs régions apostoliques françaises, l'auteur se risque à des propositions concrètes 442 :

‘N'y aurait-il pas un moyen pour les aider (les évêques) à faire face à cette tâche spécifique qui demande du temps et des moyens propres ? Ne pourrait-il pas y avoir, dans chacune de ces régions [apostolique], un évêque libre par rapport aux exigences habituelles de l'apostolat qui se consacrerait entièrement à la mission dans ces territoires ? Non pour en décharger ses frères, mais au contraire pour être humblement au service de leurs décisions missionnaires.’

La mission de l'évêque est alors perçue comme celle d'un soutien à l'action des prêtres. Elle consiste également dans l'initiation de recherches théologiques et spirituelles. L'évêque est ici perçu comme le coordinateur des initiatives disparates qui ont court dans l'Église. A la veille de l'assemblée plénière, Jean-Marie Mayeur renchérit évoquant la figure dominante de l'évêque-pasteur, ”placé au milieu d'un réseau de relations : clergé, fidèles, théologiens, militants, Rome” 443 . Reste que l'assemblée plénière de cette année 1984 offre un visage de l'Église beaucoup moins complaisant.

Or, tandis que sa devancière était parvenue, vaille que vaille, à définir des orientations claires pour le gouvernement de l'Église, l'assemblée lourdaise réunie en 1984 marque une rupture pour l'Église de France. La crise du catéchisme ainsi que la mise en œuvre du nouveau code de droit canon amène Mgr Vilnet à repousser le dossier des perspectives missionnaires à l'année suivante. Finalement, la matrice des perspectives missionnaires s'étiole et les évêques français tentent de ressaisir leur projet initial dans une redéfinition plus large du cadre laïc. Plus fondamentalement, ”c'est bien à partir d'une réélaboration anthropologico-philosophique [que l'Église doit] reprendre la question de la doctrine sociale”, relève Olivier Mongin 444 .

Notes
426.

Gwendoline Jarczyk, ”Une Église aux cent visages”, La Croix, 21 octobre 1983

427.

Snop, n°505, 8 juin 1983

428.

Anonyme, ”Mini-forum des communautés chrétiennes (Cahors - 23 octobre 1983)”, Semaine religieuse de Cahors, n°20, 30 octobre 1983

429.

Ibid

430.

Ibid

431.

Ibid

432.

”… dès lors que toutes ces communautés se reconnaissent dans les orientations conciliaires et se sentent partie prenante des perspectives missionnaires tracées par la Conférence épiscopales française”. Anonyme, ”Forum des communautés chrétiennes”, Snop, n°526, 4 janvier 1984

433.

Dominique Manenc, ”Une nappe tissée comme symbole…”, La Croix, 26 octobre 1983

434.

Anonyme, ”Forum des communautés chrétiennes”, Snop, n°543, 2 mai 1984

435.

Philippe Warnier, ”L'Église au risque de la liberté”, Témoignage chrétien, 2074, 9 avril 1984

436.

Anonyme, ”Le forum national des communautés chrétiennes : un premier bilan”, Snop, n°548, 20 juin 1984

437.

Jean Vinatier, ”Maintenant que les chrétiens se font rares…”, La Croix, 21 juin 1984

438.

Gwendoline Jarczyk, ”Une libération de la parole”, La Croix, 11 et 12 juin 1984

439.

Joseph Thomas, ”Le forum des communautés chrétiennes”, Etudes, juillet-août 1984, page 121

440.

Gwendoline Jarczyk, ”A Grenoble, un Forum des communautés”, La Croix, 14 février 1985

441.

Jean-Claude Eslin & Olivier Mongin, ”L'Église catholique est-elle capable d'imagination ? Entretien avec Gérard Defois”, Esprit, 113-114, avril-mai 1986, page 252

442.

Jean Vinatier, ”Maintenant que les évêques se faut rares…”, La Croix, 20 juin 1984

443.

Henri Tincq, ”La société française attend beaucoup des évêques”, La Croix, 24 octobre 1984

444.

Jean-Claude Eslin & Olivier Mongin, ”L'Église catholique est-elle capable d'imagination ? Entretien avec Gérard Defois”, Esprit, 113-114, avril-mai 1986, page 252