L'Entretien sur la foi du cardinal Ratzinger : l’épiscopat face à la tentation restauratrice

Une nouvelle fois, le cardinal Ratzinger s'invite au débat pour s'imposer comme la référence. Après avoir honoré les éditions Téqui de son ouvrage Les principes de la théologie catholique, le cardinal Ratzinger accorde à Fayard la publication d'un livre-entretien, Entretien sur la foi 475 . Celui-ci paraît au printemps tandis que les évêques français travaillent le document du secrétariat du synode pour dresser bilan du concile et son processus de réception 476 .

Dès avant la publication de l'ouvrage, le préfet de la congrégation romaine pour la doctrine de la foi n'omet pas de formuler sa propre appréciation sur le sujet en évoquant une ”évolution postconciliaire pernicieuse”. ”Ce qui a dévasté l'Église durant la décennie n'était pas le concile, mais le refus de sa réception”, poursuit-il 477 . Mis en perspective avec la crise des Pierres vivantes, il ne fait pas de doute que l'épiscopat français ne partage pas, dans sa majorité, l'appréciation du cardinal ainsi que le suggère Mgr Rozier 478 :

‘Certains raccourcis des propos du cardinal Ratzinger expriment un bilan de l'évolution postconciliaire de l'Église, bilan tout entier situé sous le signe de la négativité, et dans lequel les évêques français ne se reconnaissent pas. Ceci est un fait. Mais, une divergence d'évaluation d'une expérience n'engage pas un désaccord sur le plan de la foi. On est dans un domaine où les points de vue doivent se confronter. Le synode aidera sans doute à faire la lumière sur ce point.’

Reste que, proportionnelle à l'affaiblissement de l'épiscopat français, la vigueur du cardinal Ratzinger laisse craindre une reprise en main de l'Église accentuée. Au cœur des ”turbulences de l'Église”, Mgr Rozier évoque le réconfort du soutien du peuple de Dieu. Un animateur du centre théologique interdiocésain de Montpellier lui a adressé une lettre pour le remercier pour sa pastorale. ”Il m'informait que cela rejoignait et appuyait l'initiative d'une opération lancée dans l'opinion publique dans la perspective du prochain synode ”pour aider à un ressaisissement dans le sens de la fidélité à Vatican II””. L'évêque de Poitiers fait référence à l'initiative d'un groupe de chrétiens réunis à Montpellier soucieux de ne pas voir enterrer les réformes conciliaires 479 . Désigné ”L'appel de Montpellier”, le document ne tarde pas à recueillir une audience importante.

Mais sympathie épiscopale ne vaut pas soutien. ”Je ne suis pas d'accord avec tout le contenu de ce texte, ni avec la stratégie dans laquelle il s'inscrit. Mais je rejoins la préoccupation qu'il exprime”, précise Mgr Rozier au terme d'un développement casuistique complexe 480 . Le soupçon gallican ne tarde cependant pas à peser sur l'évêque. La presse conservatrice l'intronise initiateur de l'appel contestataire. La rumeur enfle. A tel point que le président de la conférence épiscopale doit saisir l'occasion d'une réunion du conseil permanent pour préciser que son homologue poitevin n'est pas signataire de l'appel.

Bienveillant à l'égard de L'appel de Montpellier dans un premier temps, Mgr Boffet, évêque de Montpellier, revient de la réunion du conseil permanent soucieux. L'attention accordée au texte lui apparaît excessive 481 . Le lecteur d'Église de Montpellier retrouve quasi à l'identique l'argumentaire de Mgr Rozier. ”Je n'ai pas été personnellement à l'origine de [cette démarche] et n'ai pas non plus signé ce texte, car je n'en approuve pas tous les termes. Le titre lui-même ne me paraît pas heureux, mais je ne désapprouve pas l'initiative” 482 . Passé au risque de la médiatisation, L'appel de Montpellier perd de sa légitimité dans la mesure où il tend à valider l'hypothèse d'une Église clivée. Comme pour signifier la permanence de la communion ecclésiale, Mgr Boffet cite Mgr Favreau tout au long de son intervention.

A Nancy, la presse locale publie la correspondance de l'évêque avec l'un des prêtres signataires de l'appel. Mgr Bernard y dévoile ses craintes concernant le synode à venir. L'évêque de Nancy et Toul ne peut se dérober et confirme à L'Est républicain ses écrits : ”c'est vrai qu'il y a un certain durcissement ; le balancier semble partir dans l'autre sens ; comment maintenir les acquis très positifs de Vatican II sans se fermer à certaines insistances venant d'ailleurs, au sein de la communauté de l'Église ?” 483 .

Ironie du sort, Mgr Bernard occupe la présidence de la commission épiscopale de l'opinion publique. ”Si j'avais su que ces quelques mots manuscrits, ajoutés rapidement à la fin d'une carte de condoléances seraient donnés à la presse pour les diffuser, j'aurais pris tout le temps nécessaire pour exprimer ma pensée plus longuement et sans aucune équivoque possible”, regrette-t-il 484 . Mgr Bernard en réfute d'ailleurs la pertinence et l'expertise pour mieux adopter la ligne épiscopale classique dans la sphère extra ecclésiale, à savoir : l'irénisme. Ainsi, le communiqué du diocèse de Nancy s'inquiète-t-il : ”la présentation faite par la presse peut laisser entendre [qu'il] est en opposition avec le pape” 485 .

Face à la multiplication des incidents, Le Figaro est alors tout indiqué pour évoquer, dans son édition du 21 juin 1985, des ”tensions entre le Vatican et plusieurs évêques français”. Le quotidien dénonce l'attitude de l'épiscopat français à l'égard du cardinal Ratzinger. ”La thèse des opposants [les évêques français] est claire : ”Rome s'apprête à enterrer Vatican II alors que les forces vives du ”peuple de Dieu” se mobilisent pour le sauver”. Dès lors, toute critique à l'égard du concile, tout essai d'analyse, toute tentative de bilan s'apparente au blasphème”, regrette Joseph Vandrisse 486 . Celui-ci défend avec vigueur la fermeté du préfet de la congrégation romaine pour la doctrine de la foi. ”Il est difficile à certains évêques de dire ”non” à des cénacles qui intimident, tant il est par contre facile pour eux de parler ”d'espoir” en évoquant de réconfortants lendemains”, poursuit-il dans une plume acerbe 487 .

A quatre mois du synode, les évêques de la région Provence-Méditerranée publient une déclaration rappelant leur attachement au concile Vatican II. L'occasion pour eux de porter un regard rétrospectif critique sur le processus de réception présenté comme inachevé : ”Au cours de ces 20 dernières années, nous avons insisté plus sur l'aggiornamento structurel - mise en place de conseils de concertation, réforme liturgique, etc. - que sur le sens profond de ces évolutions et la conversion des mentalités qu'elles réclamaient de la part des personnes et des groupes. Il est donc nécessaire de prendre le temps de l'approfondissement des textes et pratiques conciliaires, car le concile a été souvent considéré plus comme un réservoir de solutions qui allait rendre l'Église plus crédible, que comme un appel spirituel à la conversion. Selon l'expression de l'un d'entre nous, ”on a restauré des canalisations sans suffisamment revenir à la source”” 488 .

Les évêques ne dissimulent pas leurs préoccupations quant à l'hypothétique mise en œuvre d'une contre-réforme : ”devant le décalage de plus en plus accusé entre les modes culturels et le message évangélique que nous pouvons constater aujourd'hui, notamment sur le plan éthique, il nous semble que le synode ne doit pas se laisser tenter par une restauration - à moins que ce ne soit au sens paulinien du terme : ”tout restaurer dans le Christ” -, mais bien plutôt être porteur d'un appel vigoureux à la conversion spirituelle et à la mission apostolique. Il ne faut pas que prédomine la peur et que soit cassé le dynamisme missionnaire de beaucoup de communautés chrétiennes” 489 .

Mais le pas de côté reste mesuré. Tenants de l'Église enseignante, ces évêques rappellent que la constitution Dei verbum et le texte Lumen Gentium ne sauraient donner lieu à ”une compréhension faussement démocratique de la notion de Peuple de Dieu, prenant le pas sur l'Église comme don du Père, Corps du Christ et Temple de l'Esprit”. La définition des ministères ne répond pas à une seule dichotomie fonctionnelle 490 . La région apostolique Provence-Méditerranée n'en sollicite pas moins un approfondissement de la collégialité épiscopale et de la synodalité ecclésiale. ”Ne faudrait-il pas souligner l'importance des liens et échanges entre Églises locales - dont la région apostolique et la conférence épiscopale sont des expressions privilégiées ? Ne faudrait-il pas également réfléchir dans cette perspective, aux rapports entre les conférences épiscopales ou les Églises locales et l'Église de Rome et ses dicastères dans le sens d'une communion respectueuse des identités et des responsabilités propres ? Ne conviendrait-il pas de préciser la signification du ”ministère de Pierre” dans son rapport aux épiscopats ?” 491 .

Outre l'évocation du souci des vocations et la spécificité du ministère presbytéral, les évêques de Provence-Méditerranée souhaitent une lecture à nouveau frais de Gaudium et Spes afin de clarifier le dialogue de l'Église avec le monde. L'optimisme qui berçait le monde contemporain du concile évanoui, les évêques estiment nécessaire d'opérer une conversion au-delà des jugements euphoriques ou critiques. L'insertion de la crise économique et sociale dans le processus de réception appelle la valorisation de la dimension sotériologique de l'Église. En marge de la déclaration collégiale, l'évêque de Nîmes plaidant pour un retour aux sources du concile Vatican II concède ”certaines fausses interprétations qu'on a pu en donner, les erreurs pédagogiques qui ont pu être commises dans son application, les abus dont il a été le prétexte” pour mieux insister sur le retour qu’ont alors pu opérer les catholiques sur le Livre, les sacrements et la mission 492 .

Notes
475.

Cardinal Ratzinger, Entretien sur la foi, Paris, Fayard, 1985

476.

En France, les évêques ont jusqu'au 1er juin pour faire parvenir leurs observations au père Vilnet chargé de composer, avec l'aide des présidents des régions apostoliques, le rapport final de la conférence épiscopale pour le 1er septembre. Décision du conseil permanent au terme de sa réunion des 10 et 12 juin 1985. Début octobre, Rome ne dispose que de seulement 69 synthèses des 103 attendues de l'ensemble des conférences épiscopales. Georges Mattia, ”Le succès est déjà assuré”, La Croix, 5 octobre 1985. 18 réponses étaient arrivées le 1er septembre, 64 au 1er octobre, 85 au 1er novembre et 92 à la mi novembre. Georges Mattia, ”Vingt années riches mais mouvementées”, La Croix, 16 novembre 1985

477.

Jean-Pierre Manigne & Charles Chauvin, ”Qui êtes-vous cardinal Ratzinger ?”, L'actualité religieuse dans le monde, mai 1985

478.

Cardinal Ratzinger, Entretien sur la foi, Paris, Fayard, 1985

479.

Mgr Rozier, ”Votre évêque s'explique”, Église en Poitou, n°22, 22 juin 1985

480.

Ibid

481.

Mgr Boffet, ”La communion dans l'Église”, Église de Montpellier, n° 19, 25 mai 1985

482.

Mgr Boffet, ”Un peu de paix pour le Synode !”, Église de Montpellier, n° 23, 22 juin 1985. A l'occasion de cet éditorial, l'évêque de Montpellier révèle que le Conseil permanent n'est toujours pas mis au courant de l'ordre du jour prévu pour le synode extraordinaire à venir.

483.

Mgr Bernard, ”Le prochain synode : priorité à l'union dans la diversité”, L'Est républicain, 10 juillet 1985

484.

Anonyme, ”Communiqué de Mgr Bernard, évêque de Nancy à la suite de la publication de son nom dans des articles de journaux à propos de ”L'appel de Montpellier” traitant du prochain synode”, Snop, n°594, 17 juillet 1985

485.

Ibid.

486.

Joseph Vandrisse, ”Tension entre le Vatican et plusieurs évêques français”, Le Figaro, 21 juin 1985

487.

Ibid

488.

Région apostolique Provence-Méditerranée, ”Suggestions pour la préparation du synode extraordinaire”, Église de Corse, n°14, 1er août 1985

489.

Ibid

490.

Ibid

491.

Ibid

492.

Mgr Cadilhac, ”Revenir aux sources du renouveau conciliaire”, Église de Nîmes, n°15, 8 septembre 1985