L'épiscopat français en pointe pour une réconciliation avec la modernité

Dès le départ, Mgr Schmitt souhaite dépasser une vision antagoniste entre Église et modernité. ”Le diagnostic porté par le concile se confirme : la mutation de civilisation s'accélère, et nous sommes vraiment entrés, en Europe, dans un nouvel âge d'humanité, caractérisé par l'affranchissement des personnes, des valeurs et des sociétés par rapport aux croyances, institutions et signes qui jadis assuraient leur existence, pour se constituer en valeurs profanes et trouver dans leur autonomie le principe de leur organisation” 506 . Ainsi le processus de sécularisation encourage-t-il l'Église à réévaluer son anthropologie. Et Mgr Schmitt de poursuivre alors 507 :

‘D'autres situations pourront faire l'objet d'analyses qui montreront que les processus de sécularisation ne peuvent être expliqués en recourant simplement à des explications philosophiques (trop lointaines) ou morales (trop simples), et qui montreront aussi que dans ces processus l'Église est un acteur réel. Selon qu'elle saura analyser les situations et élaborer des réponses en s'inspirant de son trésor propre, le résultat ne sera pas le même. La sécularisation, en effet, n'est pas une réalité que l'Église subit de façon fataliste…’

Rapporteur du dossier préparatoire, issu d'une synthèse des travaux préparatoires en langues allemande, française, espagnole, anglaise et italienne, le père Hervé Legrand relève le caractère polysémique du terme ”sécularisation” pour appeler à une conversion de l'Église face à une réalité qu'elle appréhende traditionnellement en des termes péjoratifs. ”Certains des participants estiment que l'évangélisation doit tenir compte des évolutions actuelles, d'autres ne veulent pas que les analyses psychosociologiques prennent le pas sur le discours théologique”, relève Yves de Gentil-Baichis 508 . L'envoyé spécial de La Croix relève cependant que les tenants de cette seconde approche ”ne sont pas très nombreux” tout en reconnaissant qu'ils représentent ”une autre sensibilité” 509 .

A titre d'expert, le père Valadier propose un exposé dépeignant une recomposition du champ religieux dont l'Église doit convenir qu'elle n'a plus l'exclusive. Et le théologien de s'interroger si l'évangélisation ne doit pas prendre acte des mutations qui affecte le croire et privilégier une approche inductive de la mission évangélisatrice. L'hypothèse ne manque alors pas de susciter l'émoi parmi les évêques d'Europe de l'Est pour qui ”la sécularisation n'est pas un phénomène diffus et ambigu mais la très claire entreprise d'oppression d'un pouvoir athée” 510 . Prenant l'idéal démocratique pour cadre de réflexion, le père Valadier persiste dans les conclusions de son intervention. Reproduit, quelques semaines après, dans Documents-Episcopat, le texte trace le cadre dans lesquelles l'Église de France tente de négocier son dialogue avec la modernité 511 :

‘Les chrétiens d'Europe n'ont-ils pas précisément à démontrer la vitalité et la force (dunamis) de l'Esprit en ne se laissant pas submerger par des divisions idéologiques arbitraires que seule la puissance totalitaire soutient, en montrant concrètement ce que peut être une fécondation réciproque entre la foi et les sciences, en manifestant que la richesse matérielle peut se partager et que d'autres qu'eux peuvent la créer, en témoignant que la foi chrétienne donne les ressources pour animer des démocraties pluralistes vivantes, en puisant dans cette foi les possibilités d'un dialogue éthique pour affronter des problèmes moraux qui se posent certes d'abord à nous, mais qui seront bientôt le lot de tous ?’

Largement influencé par la lecture de l'ouvrage de Jean Stoetzel, Les valeurs du temps présent : une enquête européenne, le secrétariat de l'épiscopat français salue par ailleurs l'allocution de l'archevêque de Westminster comme réaliste dans son analyse de la situation religieuse européenne. ”Nous vivons dans une époque post-chrétienne et de plus en plus, dans une ère post-sécularisée. La diminution de l'influence de la religion dans la société est évidente dans toute l'Europe, tant à l'Est qu'à l'Ouest” 512 . Cette mutation des deux sphères concurrentes appelle dès lors une approche de la sécularisation à nouveau frais au terme de laquelle l'Église doit se demander si sa survie à la modernité ne passe pas par son insertion intégrale au mouvement sécularisant. Dans ce contexte, il ne fait pas de doute que le succès éditorial du Désenchantement du monde (1985) de Marcel Gauchet n'est pas sans influencer la réflexion française.

Dans son allocution au symposium, Mgr Vilnet propose, le 10 octobre 1985, une relecture de la constitution conciliaire Gaudium et Spes. Il apparaît déterminant de réévaluer sa problématique à la lumière de la décennie 1980. ” Les questions et les attentes de l'homme de la décennie du concile ne sont plus exactement celles d'aujourd'hui. Pour l'aujourd'hui de l'Europe, que dirions-nous plus clairement, en tenant compte de l'athéisme systématique qui maintient son emprise sur tant de pays, et de la sécularisation ailleurs si généralisées ? La vision d'un monde en croissance positive et en expansion dans tous les domaines ne se concilie plus avec les crises, les fragilités, les échecs de notre Europe” 513 .

Aux côtés du cardinal Basil Hume, président du C.C.E.E., et du cardinal Daneels, président de la conférence épiscopale belge, Mgr Vilnet travaille au consensus en écartant d'emblée l'idée d'une position collective des évêques européens susceptible d'influencer le synode à venir 514 . Les propos du président de la congrégation pour la doctrine de la foi sont, par ailleurs, savamment esquivés en public. Reste qu'en coulisses, les tractations vont bon train. Des groupes se constituent. Ainsi, Français, Belges, Italiens et anglophones tendent-ils à partager les mêmes points de vue. Pour ces derniers, l'évangélisation doit à l'avenir procéder d'un meilleur dosage entre kerygme et didache. En filigrane pointe le regret de voir une Église enferrée dans des controverses dérisoires autour de la catéchèse et ses méthodes au détriment d'un mouvement missionnaire.

Le 11 octobre, le pape adresse une longue méditation sur la sécularisation à l'assemblée du symposium. Jean-Paul II ne fait alors aucune référence au synode extraordinaire à venir et focalise son attention sur les situations faites à l'Église à l'Est comme à l'Ouest 515 . Reste qu'au terme des débats, l'événement du symposium demeure la maestria avec laquelle le cardinal Hume a mené les débats. ”Alors qu'une analyse de la situation de l'Église en Europe aurait pu provoquer un réflexe de repliement sur soi, le symposium de Rome a provoqué une mobilisation positive et dynamique des évêques européens”, note Yves de Gentil-Baichis 516 .

Notes
506.

Mgr Schmitt, ”Le XIVe conseil des conférences épiscopales européennes à Fatima”, Snop, n°561, 7 novembre 1984

507.

Ibid

508.

Yves de Gentil-Baichis, ”Des sensibilités différentes”, La Croix, 11 octobre 1985

509.

Ibid

510.

Jean-Pierre Manigne, ”Dernières approches : les évêques européens fixent le cap”, L'actualité religieuse dans le monde, n°28, 15 novembre 1985

511.

Paul Valadier, ”Société moderne et religion chrétienne”, Documents-Episcopat, 17, novembre 1985

512.

Cardinal Hume, ”Le défi de l'évangélisation”, Snop, n°602, 23 octobre 1985

513.

Mgr Vilnet, ”Avant le synode extraordinaire, quelle évangélisation pour l'Europe ?”, Snop, n°602, 23 octobre 1985

514.

Anonyme, ”Interview de Mgr Vilnet, président de la Conférence des évêques de France à Radio-Vatican”, Snop, n°602, 23 octobre 1985

515.

Georges Mattia, ”Jean-Paul II : Non à une culture de la crise”, La Croix, 13, 14 & 15 octobre 1985

516.

Yves de Gentil-Baichis, ”Évangéliser l'Europe : une leçon de réalisme”, La Croix, 15 octobre 1985