A/ ”L'individu”, une clé pour évangéliser la modernité

Analysant le phénomène d'indifférence à la lumière de la chute des idéologies 598 , Gaston Piétri s'interroge sur la capacité de l'Église à évangéliser la recherche du bonheur individuel à l'heure du triomphe de l'individualisme. L'enjeu pour l'Église réside dans la conciliation des aspirations individuelles à la liberté d'une part et de la nécessaire affirmation de la vérité 599 . Paul Valadier identifie ”un contentieux” historique entre l'Église et l'individualisme. Or, pour le directeur des Etudes, ”il faut réhabiliter les valeurs de l'individu et celles de la personne” à partir de la trace laissée par le personnalisme d'Emmanuel Mounier dans l'intelligence.

En janvier 1985, la revue du Mouvement des cadres chrétiens, Responsables, publie un exposé du père Defois intitulé ”Incidences sur l'Église de la montée de l'individualisme” 600 . Cette réflexion a été produite à l'occasion de la session nationale des aumôniers du mouvement réunie les 22 et 23 octobre 1984. La Croix ne tarde pas à relayer l'information. Son édition remet à l'honneur l'initiateur des nouvelles perspectives missionnaires dans un article au titre provocateur : ”L'individualisme, une chance à saisir”. Ce sont alors de larges extraits de la contribution du père Defois qui sont publiés. ”Dans une société où être chrétien ne va plus de soi, la priorité est donnée à la formation et à l'affirmation de l'identité. Par ailleurs, le besoin de personnalisation et de relations courtes décourage chez l'homme (et le chrétien) d'aujourd'hui les perspectives de transformation globale de la société”, souligne La Croix 601 . Le père Defois appelle alors l'Église à s'extirper de l'utopie communautaire qui préside historiquement aux destinés de la mission : 

‘Derrière le refus d'engagement, il y a sous-jacente une valeur de personnalisation. Il est important de la prendre en compte si nous ne voulons pas rester éternellement, sous prétexte d'esprit missionnaire, les nostalgiques de 1945 et de France, pays de mission.’

Pour sa part, Mgr Vilnet estime que l'analyse de cet individualisme ne doit pas être dissociée de celle plus globale des recompositions qui s'opèrent dans le champ politique. A cet égard, la suspicion entretenue par la nouvelle droite à l'égard de l'Église est déterminante 602 . ”Le débat politique peut devenir un combat tendu qui fasse voler en éclats les regroupements et les projets communs. Certaines gens seront portées à se réjouir de cet éclatement. On sera conduit à estimer que l'action apostolique en milieu ouvrier se dégagera ainsi de toute collusion ; qu'elle se purifiera de l'équivoque d'un messianisme qui aurait fait attendre du seul appui politique la libération évangélique, laquelle, c'est indéniable, est d'un autre ordre”, relève le président de la conférence épiscopale. Or, la figure du militant conserve toute sa pertinence pour Mgr Vilnet dans la mise en œuvre notamment de la doctrine sociale de l'Église 603 :

‘Ceux qui limitent ainsi leur raisonnement n'attendent-ils pas, à leur tour, du seul balancier de la politique la purification de l'action libératrice ? N'apaisent-ils pas trop vite leur conscience par l'espoir d'une tranquillité sociale à retrouver sous la tutelle protectrice de la seule victoire d'une politique sur l'autre ? Qui les provoquera à s'interroger encore, en tant que citoyens responsables et agissants, sur les problèmes non résolus et les questions toujours à vif du travail et de la condition ouvrière ?’

Le succès du désenchantement du monde de Marcel Gauchet ne manque pas d'interpeler l'Église. A défaut d'établir un lien direct entre la généalogie de l'individu que propose le philosophe et le choix des sujets adoptés par le groupe Confrontations 604 , il ne fait pas de doute que l'individu s'impose comme figure de la pensée catholique au cœur des années 1980. Ainsi le cycle de conférence de Confrontations 1986 s'intitule-t-il ”l'individu comme sujet”. La résurgence du débat sur l'individu concomitante à l'essoufflement des perspectives missionnaires matérialise l'approfondissement du phénomène de sortie de la religion mis en évidence par Marcel Gauchet comme processus de déliaison de l'individuel et du collectif articulés précédemment par l'institution religieuse 605 .

Notes
598.

Gaston Piétri, ”Ouvrir une brèche”, La Croix, 27 mars 1984

599.

Yves de Gentil-Baichis, ”Un chrétien peut-il être heureux ?”, La Croix, 30 mai 1986

600.

Gérard Defois, ”Incidences sur l'Église de la montée de l'individualisme”, Responsables, janvier 1985

601.

Henri Tincq, ”L'individualisme, une chance à saisir”, La Croix, 23 janvier 1985

602.

”Je condamne le christianisme. J'élève contre l'Église chrétienne l'accusation la plus terrible qu'accusateur ait jamais prononcée. Elle est pour moi la pire des corruptions concevable, elle a voulu, sciemment, le comble de la pire corruption possible… J'appelle le christianisme l'unique grande malédiction”, écrit Alain de Benoist dans Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981, 280 pages

603.

Mgr Vilnet, ”Bâtir la justice”, Église de Lille, n°12, 21 juin 1985

604.

Encore qu'une référence explicite est faite aux travaux de Marcel Gauchet dans l'exposé d'Olivier Mongin, ” nouvelle représentation de la personne, nouvel âge de l'individu ?”, publié dans le second numéro Confrontations de 1987 sur ”l'individu comme sujet : de la personne à l'acteur”.

605.

Marcel Gauchet, La condition historique, Paris, Stock, 2003, page 288