Réactivation de la méthode quantitative dans l'évaluation

Il apparaît avec acuité que le travail engagé par les évêques pour la redéfinition de la mission n'est pas sans poser de problème de méthode. Contestés, les travaux du chanoine Boulard ne sont cependant pas remisés définitivement. Diverses enquêtes continuent ainsi de satisfaire la curiosité des évêques concernant l'évolution de la pratique religieuse dans leurs diocèses. A Angers, l'abbé Joseph Jeannin qui a déjà recensé la pratique dominicale en 1961 dans toutes les paroisses et tous les lieux de culte du diocèse reconduit l'opération les 27 et 28 mars 1982 dans la dynamique du recensement civil 637 . Il s'agit alors pour Mgr Orchampt d'une ”opération vérité”. ”Elle ouvre nos yeux, même si ce qui est dévoilé était depuis longtemps pressenti… Aujourd'hui, si la majorité des français se déclarent catholiques, et c'est particulièrement vrai pour notre région, le nombre de ceux qui participent à l'eucharistie est terriblement limité et ce constat est grave… Le recensement est interpellant pour tous” 638 . L'enquête s'organise autour de quatre axes principaux : la participation hommes-femmes, les catégories sociales, le lieu d'habitation approximatif, l'âge 639 .

A Marseille, le service diocésain d'études sociologiques publie dans son bulletin Religion et société de novembre et décembre 1982, le bilan confessionnel d'une décennie 1971-1979 dans la région Provence-Méditerranée. Le commentaire de l'étude assuré par le père Charpin, sociologue, tente de démonter les hypothèses d'une sociologie intuitive de la sécularisation. Pour ce faire, l'approche quantitative reste la seule source scientifique légitime pour une institution suspecté d'apologétique intempestive 640 :

‘Ce bilan, en ce qui concernent les Église chrétiennes, apparaîtra même surprenant pour une période où, la sociologie de la sécularisation a décrit dans d'innombrables publications : la fin des religions traditionnelles, puis celle du retour du sacré : la montée des religions nouvelles. Ceux qui ont pris cette littérature pour la description scientifique de la réalité pourront croire que ce bilan arrive d'une autre planète. Non, c'est bien de la région Provence-Méditerranée-Corse qu'il s'agit.
Il dresse avec le concours d'une vingtaine de correspondants de l'Ormavir (Observatoire régional Marseillais de la vie religieuse) d'après des actes pastoraux dispensés par un clergé attentif aux dispositions des demandeurs, le constat de la fidélité des familles à leur confession respective, à l'exception de quelques-unes qui s'en écartent, compensées par d'autres qui s'en rapprochent à nouveau.
Le contraste entre la réalité régionale et la littérature sur la sécularisation s'explique si l'on prend en considération le caractère très théorique de cette construction sociologique de la mort des religions. Dans un article récent, le professeur R. Cipriani a livré aux spécialistes, avec sa verve coutumière, les réflexions que lui inspire l'absence de recherches empiriques sérieuses à la base des hypothèses sur la sécularisation ou les prévisions sur le retour du sacré. Pour les lecteurs convaincus la surprise face au bilan régional tombera ou changera d'objet. Peut-être ! Car la mode vous le savez…’

Le père Charpin renouvelle l'expérience en 1985 par l'intermédiaire de l'observatoire régional marseillais de la vie religieuse en collaboration avec la fondation nationale des sciences politiques et le CNRS 641 . De telles initiatives n'empêchent cependant pas une partie de l'épiscopat français de relativiser les résultats de telles enquêtes. Pour Mgr Decourtray, les tendances dégagées par les observateurs du religieux souffrent d'un tropisme quantitatif. ”La sociologie d'il y a trente ou quarante ans, celle qu'ont mise en valeur M. Lebrun et le père Boulard, était très marquée par les chiffres... Si vous regardez ces chiffres, c'est tombé de 30 à 10%… Mais maintenant il y a d'autres critères qui sont mis en valeur. Par exemple celui-ci : la conscience d'appartenir. 80% des français interrogés par un sondage, répondent qu'ils sont catholiques” 642 . Les remarques du primat des Gaules ne sont cependant pas incompatibles avec le fait que la même année, le conseil épiscopal de Lyon sollicite les pères Pierre Berger, chargé de la formation presbytérale, Henri Denis, théologien, Georges Duperay, chargé des ministères nouveaux et Daniel Van en Bergh, archidiacre de Lyon, pour dresser une radioscopie du diocèse.

L'ordre du jour de la réunion du conseil épiscopal du diocèse de Beauvais de septembre 1983 tend à accréditer la persistance de l'outil quantitatif dans la pastorale diocésaine. A cette occasion Mgr Jullien et ses vicaires se consacrent à l'étude de projections des effectifs du clergé diocésain à l'horizon 1990 et 2000. Les chiffres sont alors éloquents. En 1990, l'Oise ne disposera que d'un prêtre pour 4 000 habitants 643 . Cette chute des effectifs doublée d'un vieillissement des clercs conduit Mgr Jullien à dégager des priorités pour la mission. Le premier point du dispositif insiste sur la nécessité de soutenir l'action catholique. ”La présence missionnaire n'est pas matière à option. L'Église est missionnaire ou elle n'est pas” 644 . La seconde piste de réflexion reprend l'impératif arrêté à Lourdes en 1981 de visibilité. L'approfondissement du ministère pastoral vise à ”stimuler les chrétiens pour qu'ils assument pleinement ensemble la visibilité locale et sociale”. Enfin, le document suggère une diversification des ministères en adjoignant aux ministères ordonnés des ministères institués. Le sondage que commande en 1983 Mgr Saudreau sur la pratique dominicale dans son diocèse procède du même terreau intellectuel encore acquis aux méthodes de la sociologie quantitative 645 .

Transféré à Rennes, le père Jullien ne manque pas de reproduire l'opération et tente de dresser un bilan de son Église locale en novembre 1986. La raréfaction des prêtres en milieu rural constitue le nœud de la problématique. Les projections d'une enquête diocésaine avancent qu'en l'an 2000, l'Ille-et-Vilaine passera de 800 prêtres en 1986 à 380 dont la moitié aura plus de 70 ans. Des regroupements de paroisse sont ainsi envisagés. Le laïcat doit par ailleurs être de plus en plus investi à la gestion de la mission ecclésiale. Mgr Jullien a alors à cœur de relancer le conseil presbytéral tombé en désuétude depuis 1972. Soucieux d'apporter des solutions qualitative à la crise, l'évêque de Rennes ne manque cependant pas de souligner le caractère pessimiste des enquêtes pastorales menées. ”Les vingt années qui viennent vont être difficiles à vivre. Nous sommes tout le contraire d'une Église en montée. Toute la question est de savoir si nous serons une minorité molle ou agissante. D'où l'importance des paroisses, des équipes diverses et des mouvements d'action catholique” 646 .

Il n'en demeure pas moins que la démarche synodale provoque en certains lieux une véritable conversion intellectuelle des évêques dans l'appréhension du phénomène missionnaire. C'est alors qu'intervient l'analyse qualitative. Tandis qu'il s'interroge sur la manière qu'a l'Église de rejoindre les jeunes, Mgr Schmitt confie au recteur du séminaire interdiocésain, le père Marc Stenger, le soin de mener l'enquête. Celui-ci propose alors dans Église de Metz d'octobre 1986 une analyse en terme qualitatif, procédant par typologies. Ainsi évoque-t-il ”l'impérialisme de la militance” comme source de désaffection des jeunes dans l'engagement chrétien. La réforme liturgique devrait ”savoir davantage profiter de leur sens artistique”. Le malaise paroissial des jeunes s'explique, par ailleurs, par le fait que les jeunes sont plus à la recherche de ”témoins” plutôt que des ”doctrinaires” 647 .

Notes
637.

Joseph Jeannin, Visage religieux de l'Anjou, 1963

638.

Anonyme, ”Un recensement complet sur la pratique dominicale dans le diocèse d'Angers”, Snop, n°509, 13 juillet 1983

639.

Cantons choletais avec une pratique à 80% en 1961 passent à 50% en 1982. A l'est du département, la pratique passe de 20% à moins de10% en 1982. Les hommes représentent 1/3 des pratiquants. 1/3 des participants ont plus de 65 ans, 2/3 ont plus de 45 ans, la tranche des 21-28 ans est à moins de 10%.

640.

Fernand Charpin, ”Bilan confessionnel 1971-1979 dans la région Provence-Méditerranée”, Semaine religieuse de Marseille, n°30, 5 septembre 1982

641.

Isabelle de Wazières, ”La proportionnelle du peuple de Dieu”, La Croix, 23 novembre 1985

642.

Anonyme, ”Extraits de passages de l'interview de Mgr Decourtray à L'Heure de vérité - 18 mars 1985”, Snop, n°580, 27 mars 1985

643.

Collectif, ”Quel visage pour l'Église en l'an 2000”, Église de Beauvais, hors-série, 26 novembre 1983

644.

Henri Tincq, ”Une Église nouvelle en l'an 2000”, La Croix, 8 décembre 1983

645.

Henri Tincq, ”Le Havre : derrière les chiffres, l'Église de demain”, La Croix, 27 décembre 1983

646.

Jean-Luc Poussier, ”Vingt années difficiles pour le diocèse de Rennes”, La Croix, 6 novembre 1986

647.

Yves de Gentil-Baichis, ”Accueillir la culture jeune”, La Croix, 23 octobre 1985