La montée d’une contestation interne

Le sillon de l'affirmation d'une Église identitaire en dehors des évêques se creuse. Au début de l'année 1988, deux Versaillais, Gérard Derobert, professeur dans un lycée catholique, et Philippe de Saint-Germain, employé dans un cabinet d'assurances, annoncent la tenue du ”congrès national des jeunes chrétiens” à Versailles pour les 5 et 6 mars 1988. Baptisé ”Apôtres pour l'an 2000, ce rassemblement est organisé par l'association Lux et Caritas. Près de cinq mille jeunes issus des mouvements conservateurs de l'Église comme les scouts d'Europe, les scouts unitaires de France, les équipes Notre-Dame, Provie, les associations familiales catholiques, l'ordre de Malte, l'Emmanuel, le comité de défense de l'école libre, Aide à l'Église en détresse, les présidents de la CFTC et du patronat chrétien ou encore Communion et Libération.

L'événement ne manque pas de troubler l'Église. Les mouvements éducatifs que sont le MEJ, les scouts de France, les guides de France, les Jeunesses mariales, la fédération sportive et culturelle de France, les Focolari signent un texte commun et l'adressent à Mgr Cornet. La Mission étudiante fait de même en se tournant vers le cardinal Decourtray. Les mouvements disent alors leur inquiétude de voir dans ce rassemblement une vitrine pour le seul courant traditionnel de l'Église. Dans La Croix, Dominique Quinio est dubitative. ”Le 6 mars, à Versailles, ces jeunes chrétiens démontreront sans doute, comme le suggèrent leurs tracts, une certaine vitalité de l'Église mais il leur sera difficile de montrer comment ils œuvrent à la richesse de son unité” 702 .

Côté épiscopat, la situation est contrastée. ”Nous avons envoyé une invitation à tous les évêques. Ils nous ont répondu qu'ils s'associaient à notre démarche par la prière, mais la plupart ont dit qu'ils étaient pris ce jour-là”, indique la secrétaire générale du congrès, Nathalie Debray 703 . Seuls les évêques conservateurs de Sées et Belley, Mgrs Dubigeon et Bagnard sont invités à prendre la parole. Mgr Hardy se récuse à la dernière minute. Un temps pressentis, les cardinaux Lustiger, Gantin, Macharski, s'abstiennent. Mgr Thomas n'est alors présent à la manifestation qu'au titre d'évêque coadjuteur de Versailles.

La manifestation intervient alors qu'un cléricalisme vigoureux s'installe dans le catholicisme français. Ses modèles cléricaux courent de la Pologne chrétienne et persécutée jusqu'au martyr des chrétiens libanais et de l'union soviétique. Une géographie de ce catholicisme traditionnel se dessine depuis Paray-le-Monial jusqu'à l'abbaye de Randol en Auvergne et les sites d'apparition mariale. Courant religieux, il est également courant d'opinion. L'hebdomadaire Famille chrétienne revendique 50 000 abonnés tandis que fort de son succès, l'hebdomadaire France catholique lance son mensuel Trente jours.

Le groupe Ampère s'enracine dans le paysage éditorial français à la fin des années 1980 704 . Son groupe Médias-Participations rachète des parts de marché dans l'édition religieuse, en Belgique et en France. Les éditions Fleurus tombent sous son contrôle dès 1985. Le groupe Gedit, qui réunit les éditions Desclée de Brouwer, Mame, le Chalet, et Gamma, complète ses acquisitions en 1987. Rémy Montagne revendique par ailleurs des participations chez Dargaud et dans le secteur religieux de Fayard (Le Sarment). Témoignage Chrétien ne tarde pas à dénoncer la ”toile d'araignée” des ”cathos de droite”.

A la veille du rassemblement, le malaise est perceptible dans le diocèse de Versailles. ”Devant tous ces moyens mis en œuvre, ceux qui préparent avec fort peu de moyens, le rassemblement diocésain ont parlé de concurrence déloyale”, relève La Croix 705 . En effet, le congrès national intervient deux semaines avant la tenue d'une journée diocésaine à l'adresse des jeunes âgés de 15 à 25 ans. Mgr Simonneaux tente cependant de temporiser. ”Un certain découragement s'est manifesté, mais j'ai expliqué que les démarches et les objectifs étaient distincts : le premier rassemblement est un congrès national, le nôtre est diocésain. D'autre part, nous essayons, comme les Papes nous l'ont demandé, d'intéresser les jeunes chrétiens à l'Église diocésaine”. Tout en esquivant la controverse, l'évêque de Versailles définit deux lignes de fractures dans l'appréhension de la mission de l'Église. La première concerne la reconnaissance ou non de l'autorité de l'évêque sur son Église locale. La seconde intéresse les fins de la mission. Dans le droit fil d'Evangelii nuntiandi, le rassemblement diocésain ”n'est pas réservé à une catégorie favorisée”, mais s'attache à attirer avec le MEJ et l'action catholique les jeunes éloignés de l'Église.

”La pédagogie de ce courant est spécifique : faire nombre et se rassembler; utiliser les moyens les plus modernes de communication : préférer les leaders ”charismatiques”, exprimant librement leur foi, à des porte-parole mandatés; favoriser un enseignement de type magistral, plutôt que la recherche patiente en petits groupes; organiser de nouveaux réseaux missionnaires, en court-circuitant au besoin les canaux classiques paroissiaux et militants”, commente Le Monde 706 .

Rompus à des méthodes d'évangélisation moins triomphalistes et moins identitaires, les évêques de France se trouvent dépassés. Pour Henri Tincq, telle excroissance de l'Église dans l'initiative privée interroge le magistère épiscopal jusque dans sa pertinence 707 :

‘La balle est dans le camp des évêques. Plusieurs s'étaient déjà fait l'écho, lors du dernier synode des laïcs à Rome, de tensions aujourd'hui perceptibles en France, créées par ces ”nouveaux mouvements religieux”, comme Communion et Libération, l'Opus Dei, le néo-catéchuménat, les communautés charismatiques internationales, etc.
L'autorité du ”pasteur légitime” - l'évêque dans son diocèse - a été réaffirmée. Mais elle risque à l'avenir d'être soumise aux pressions les plus contradictoires. A la Pentecôte, à Montpellier, va se tenir un forum des communautés chrétiennes d'inspiration beaucoup moins conservatrice que celle de Versailles. Que fera alors l'épiscopat français ?’

L'épiscopat français doit en premier lieu constater le succès de la manifestation qui réunit finalement 10 000 personnes. Sous la plume de Dominique Quinio, La Croix n'en demeure pas moins critique en stigmatisant l'absence de débat ou d'échanges entre les jeunes et les intervenants. ”La méthode adoptée n'était pas la confrontation, mais un enseignement spirituel magistral” 708 . Pour sa part, Yves de Gentil-Baichis relève l'idolâtrie papale développée tout au long du rassemblement. Hervé et Marie Sentis, promoteurs de la méthode Billings font l'unanimité par leur discours offensif. ”Si nous refusons le lien entre sexualité et fécondité, nous sommes des athées. La contraception est si profondément illicite qu'elle n'est jamais justifiée, dire le contraire serait faire preuve d'athéisme. Les médecins catholiques doivent refuser la contraception aux femmes qui le demandent” 709 . Autres intervenants du rassemblements : Guy Gilbert, le général Delaunay et le cancérologue Joyeux. Le président de la commission épiscopale enfance-jeunesse rejoint in extremis le rassemblement. La messe de clôture est l'occasion pour lui de pointer du doigt les limites du congrès 710 :

‘Vous avez désiré proclamer votre enthousiasme et notre volonté d'être apôtres des temps à venir. Vous rejoignez là un courant qui, dans l'Église, dans les mouvements d'adultes et de jeunes, a été reconnu par les évêques et par le Pape, je vous le dis pour que nul ne l'ignore : je ne connais pas, aujourd'hui, un seul mouvement en France, qui se refuse à être missionnaire, qui se refuserait à être l'Église ”qui est faite pour évangéliser”, comme le disait sobrement Paul VI. […]
Les évêques de France se sont prononcés sans ambiguïté en 1981 sur les chemins de la mission. ”Il n'y a pas de mission sans communion”.
Les formules incantatoires pour l'unité doivent céder la place à des pratiques évangéliques d'accueil, de respect, de délicatesse et de miséricorde.’

La réunion de 15 000 personnes au colloque des associations familiales catholiques à Bordeaux les 13 et 14 mars 1988 autour du thème ”le temps des médias, malédiction ou grâce ?” confirme l’écart entre l'épiscopat français et les catholiques conservateurs. Ainsi tandis que la plupart des participants s'appliquent à dépeindre une image quasi exclusivement négative des médias, les interventions de Mgrs Maziers, Eyt et du cardinal Poupard sont ”les plus positives”, relève Yves de Gentil-Baichis 711 . Face à une telle disjonction des approches, la figure du pape se révèle la seule à même de fédérer les deux parties. ”Ce monde, Jean-Paul II nous invite à le regarder avec amour”, indique ainsi l'archevêque de Bordeaux 712 .

Notes
702.

Dominique Quinio, ”Représentativité : les réserves des mouvements”, La Croix, 2 mars 1988

703.

Yves de Gentil-Baichis, ”Nous ne comprenons pas les réticences”, La Croix, 2 mars 1988

704.

Propriété de l'avocat Rémy Montagne, ancien maire et parlementaire de Louviers (Eure), ancien président de l'ACJF (action catholique de la jeunesse française), ministre de Raymond Barre tandis que Jean-Paul II effectue sa première visite en France.

705.

Yves de Gentil-Baichis, ”Mgr Simonneaux : Il n'y a pas deux Églises concurrentes”, La Croix, mars 1988

706.

Henri Tincq, ”Un congrès de jeunes catholiques conservateurs à Versailles Traditionalisme sous chapiteau”, Le Monde, 5 mars 1988

707.

Ibid

708.

Dominique Quinio, ”Le choc des témoins”, La Croix, 8 mars 1988

709.

Yves de Gentil-Baichis, ”A l'applaudimètre, Jean-Paul II fut la grande vedette”, La Croix, 8 mars 1988

710.

Mgr Cornet, ”Soyez pleinement l'Église”, La Croix, 8 mars 1988

711.

Yves de Gentil-Baichis, ”La télévision, malédiction ou grâce ?”, La Croix, 15 mars 1988

712.

Ibid