Du politique au moral : ”Gagner la paix” comme tournant

A la manière du document de l'assemblée plénière de 1972, ”Pour une pratique chrétienne de la politique”, pour la décennie 1968, ”Gagner la paix” suggère une trame pour définir la nature du magistère épiscopal des années 1980. Tant par sa conception que sa réception, ”Gagner la paix” intervient comme événement matriciel d'une décennie épiscopale de transition à mi-chemin entre le politique et l'éthique 723 . Le délitement de la collégialité épiscopale dans les interprétations concurrentes de Mgrs Gaillot et Jullien révèle les glissements épistémologiques de l'analyse épiscopale durant la décennie 1980. L'adoption de ”Gagner la paix” et son processus de réception travaillent profondément l’exercice du magistère épiscopal du point de vue de sa légitimité et de son exercice. Les pères Gaillot et Jullien proposent deux appréhensions de leur ministère. Lorsque l'évêque d'Evreux oppose discours pastoral et prophétique à son pendent réaliste, il fonde son propos sur une analyse de morale politique. Le père Jullien puise son davantage son discours dans la philosophie morale. Il semble que ce dernier va incarner la doctrine de l'épiscopat français des années 1980 724 .

Le regain d'intérêt pour la question morale dans la société française place l'épiscopat en situation d'expert. Mgr Jullien participe activement au redéploiement des catégories morales dans le discours épiscopal. Or, telle systématisation de l'approche morale selon l'enseignement du concile Vatican II concourt à l'émergence d'un discours éthique tel que le définit Peter Baeltz dans le Dictionnaire critique de théologie. ”Il s'agit de combiner la foi en la création des hommes à l'image de Dieu avec tout ce que nous savons par ailleurs de ce qui rend les hommes vraiment humains” 725 .

Notes
723.

épidermiques, certaines controverses diocésaines trouvent-elles des relais nationaux tant elles révèlent le déclin de la problématique politique dans l’église. Ainsi, Le Monde, Le Quotidien de Paris, les Informations catholiques internationales se font-ils l’écho du conflit opposant à Strasbourg Mgr Elchinger et le père Jean-Marc Chauveau, directeur du cercle universitaire Georges Bernanos à l’été 1982 : Le 8 juin 1982, Mgr Elchinger annonce une ”réorganisation complète de l'aumônerie des étudiants” après avoir fait le constat de ”la discordance entre l'évêque et la plupart des aumôniers concernant la pastorale des étudiants et du monde universitaire” (Brigitte André, ”Conflit entre l'évêque et l'aumônerie étudiante”, ICI, 578, septembre 1982). Le père Chauveau apprend son éviction de la tête du cercle universitaire Georges Bernanos au profit du père Damien Deprez. Démis de ses fonctions, il proteste auprès de son évêque le 16 juin. ”Quelques mois avant son départ à la retraite, l'évêque de Strasbourg fait le ménage afin d'épargner quelques soucis à son successeur”, note le Quotidien de Paris. ”Nostalgique de mai 1968”, pour ses détracteurs, le père Chauveau, est un ancien professeur du petit séminaire de Dijon et aumônier de l'institut catholique de Paris. Chargé de la commission incroyance et foi au conseil presbytéral, il rejoint le diocèse de Strasbourg en 1966 sollicité par Mgr Elchinger pour la pastorale étudiante. Seize ans après, les soutiens du père Chauveau dénoncent une ”normalisation”, ”victoire d'un christianisme conformiste, autoritaire, sans âme, sur toute tentative de compréhension nouvelle de la mission du chrétien dans le monde contemporain”(Jean-Claude Philip, ”Le ”limogeage” d'un aumônier par l'évêque de Strasbourg soulève des protestations”, Le Monde, 28 juillet 1982). La crise révèle le ”vieux débat que l'on retrouve ailleurs et particulièrement dans les mouvements d'action catholique où l'Église craint toujours de perdre son identité et la spécificité de son message”, selon Brigitte André. Les incidents strasbourgeois illustrent le déclin rédhibitoire du paradigme politique dans la mise en œuvre de toute pastorale au seuil de la décennie 1980.

724.

Ainsi que le relève Le Monde : ”Pendant des années, l'épiscopat a été plutôt silencieux et a donné la priorité à un discours politique et socioculturel sans doute par peur du moralisme. Mais en raison des attentes de la société, notamment sur les grandes questions éthiques que soulève le monde moderne, il est en train de rééquilibrer son discours”. Henri Tincq, ”La société française attend beaucoup des évêques”, La Croix, 24 octobre 1984

725.

Peter Baeltz, ”Ethique” in Jean-Yves Lacoste (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 1998, page 416