Droits de l'homme et victoire de l’éthique sur le politique

Pour Emile Poulat, le discours épiscopal a résolument évolué. ”Une théologie morale sociale prend corps en s'aventurant dans des terres inconnues”, écrit-il dans La Croix en décembre 1984 726 . Accédant à la tête de la commission épiscopale de la famille, Mgr Jullien ne tarde pas à incarner cette métamorphose de l'épiscopat. Celui-ci opère un compromis original entre la tradition sociale de l'Église de France et la doctrine romaine des droits de l'homme.

Or pour l'épiscopat, droits de l'homme et mission tendent à se lier étroitement tant la mission à l'extérieur ”fait retour”. La doctrine des french doctors consistant à assister, mais aussi à dénoncer les violations des droits de l'homme, pénètre nécessairement l'enseignement social des évêques de France. La réaction des mouvements d'action catholique dans la crise polonaise est à ce point éclairante. Le respect de ces droits prime sur le politique. Ainsi, la messe de rentrée des tribunaux de janvier 1982 est l'occasion pour le cardinal Etchegaray d'évoquer les droits de l'homme au miroir du drame polonais 727 :

‘Il faut comprendre la démarche de Jean-Paul II dans tous les pays où l'homme est mutilé par quelque idéologie, exploité par quelque intérêt de parti ou de groupe. Seule la reconnaissance religieusement fondée de la transcendance de l'homme donne une véritable assise aux droits de l'homme, parce que seule, cette réalité permet de réduire l'homme à un objet manipulable.’

La génération conciliaire tente de marquer son originalité vis-à-vis de Rome. Mgr Rozier intervient sur le sujet dans La Croix, le 13 décembre 1983. ”Ces grandes causes que sont la paix, la justice, la sécurité ne sont pas nécessairement dans la trajectoire des rapports de force du jeu des individualismes qui continuent à prévaloir” 728 . Largement fondé sur une utopie communautaire, le magistère intellectuel de l'épiscopat connaît les plus grandes difficultés à s'accommoder de l'individualisme ainsi que le révèle sa réflexion menée sur la mission. Au lendemain du ”tout politique” de 1968, l'enjeu réside à penser le collectif à nouveaux frais. L'évêque de Poitiers suggère alors une éthique du sens comme recours au-delà de tous horizons politiques 729 .

Le père Rozier esquisse les contours de son intervention lors du conseil permanent des 12-15 décembre 1983, en tant que président de la commission sociale. Assisté de son secrétaire national, le père Guimbert, l'évêque de Poitiers y rappelle la triple fonction de la commission sociale qui concerne à la fois la prospective, de préparation de dossiers pour l'assemblée plénière ou le conseil permanent et de publication de documents relatifs à la conjoncture et les points chauds de la vie sociale. Finalement, le conseil permanent précise que la commission a ”d'abord pour mission d'éclairer les problèmes de société avant d'être porte-parole d'organismes ou de mouvements d'Église” 730 :

‘Les évêques doivent-ils se contenter de paroles intemporelles ou vouloir des interventions qui concernent des situations concrètes ? Dans ce dernier cas alors, au-delà d'une anthropologie chrétienne, ces déclarations épiscopales apportent un discernement moral et évangélique précis dans la mesure où elles s'appuient sur une analyse située en Église, même au risque qu'une telle analyse située en Église, même au risque qu'une telle analyse rentre en concurrence, voire en conflit avec celle présentée par des organisations non confessionnelles sociopolitiques.’

A cette occasion, le conseil permanent interroge le secrétariat général sur l'opportunité d'engager une nouvelle réflexion du type ”Église, politique et foi”. Le retentissement des ”nouveaux modes de vie” et de ”Gagner la paix” nécessite une qualification des documents à venir de l'épiscopat. ”Ce statut est particulièrement à affiner quand les sujets abordés évoquent la doctrine sociale de l'Église que Vatican II et Paul VI nomment l'enjeu de l'Église en matière sociale”, rapporte Michel Boullet. Il s'agit alors de retrouver les ”fondements scripturaires théologiques” de l'expression épiscopale. Celle-ci doit également s'insérer dans la tradition ecclésiale - ”notamment celle des cent dernières années et plus précisément de Vatican II”, précise le conseil permanent 731 . Il esquive ainsi le débat opposant partisans de la ”doctrine sociale” contre ceux de ”l'enseignement social” de l'Église 732 .

L'impératif de la mission consiste désormais en un approfondissement de la constitution doctrinale Lumen gentium. L'essoufflement relatif de l'action catholique et l'épanouissement des mouvements charismatiques nécessite un approfondissement de la théologie du mystère de l'Église et ses ministères. Cette mutation intervient tandis que l'examen du nouveau code de droit canon rend toujours plus indépendant l'évêque résidentiel des décisions de la conférence épiscopale en la matière.

De fait, l'approfondissement de la constitution Gaudium et spes est appelé à se vivre dans un renouvellement de la pensée catholique dont l'éthique devient la matrice. Mgr Vilnet identifie les difficultés d'une telle entreprise avec la question de la ”cohabitation dans une société en passe de devenir pluriethnique, complexité morale du champ biogénétique, comportement chrétien dans l'économie, équilibre mondial de la justice et évangélisation de la culture contemporaine” 733 .

Tandis que les nouvelles perspectives missionnaires s'étiolent, étouffés par la controverse des Pierres vivantes, mais aussi, sans doute, du fait d'analyses divergentes quant aux recompositions de l'Église, l'assemblée plénière de 1984 constitue un tournant dans le gouvernement de l'Église de France. Dès l'inauguration de la session, Mgr Vilnet annonce une réorientation de la mission 734 :

‘Tout en maintenant fermement le cap, nous repérons de nouveaux points d'application de la mission. Ils imposent de nouveaux chemins pour de nouvelles urgences, au prix de la recherche des vrais enjeux, de l'interrogation sur le langage à trouver, et par-dessus tout, au prix de l'indispensable lucidité sur ce qui relève de l'Évangile et ce qui est relativité des modèles culturels.’
Notes
726.

Emile Poulat, ”L'Église et l'économie”, La Croix, 14 décembre 1984

727.

Anonyme, ”Cardinal Etchegaray : la véritable assise des droits de l'homme”, La Croix, 23 janvier 1982

728.

Mgr Rozier, ”Les tâches de notre temps”, La Croix, 13 décembre1983

729.

”On a dénoncé ces derniers temps le silence des intellectuels de gauche. Que signifie ce silence ? Certainement pas un non-être, ni seulement un non-dit, mais peut-être un non-lieu. Que peut valoir la réponse à une injonction fondée sur la ségrégation des esprits et un cantonnement de l'intelligence ? N'est-ce pas le signe qu'on n'a pas pris tout à fait la mesure des besoins qui sont à prendre en compte et des tâches qui sont à assumer ? Le besoin de l'homme d'aujourd'hui est d'être motivé fondamentalement pour vivre son histoire et mis en mesure de lui donner un sens”, écrit-il dans La Croix. Mgr Rozier, ”Les tâches de notre temps”, La Croix, 13 décembre1983

730.

DC, 1865, 1er janvier 1983, page 50

731.

Ibid

732.

Ibid

733.

Henri Tincq, ”Des évêques ”veilleurs” et ”prophètes””, La Croix, 27 octobre 1984

734.

Gwendoline Jarczyk & Henri Tincq, ”Nouveaux caps pour la mission”, La Croix, 25 octobre 1984