Droits à la vie et droits de l’homme, banderilles de la réflexion ecclésiale

A la veille de l'assemblée plénière de 1981, Georges Montaron interpelle les évêques français, dont le silence sur le désarmement l'inquiète au regard des interventions épiscopales venues d'Allemagne, d'Amérique ou de Belgique. L'éditorialiste salue cependant l'intervention conjointe de la commission Justice et paix et de son homologue protestante, estimant que ”le droit de vivre en paix se traduit concrètement aujourd'hui par le refus de vivre sur une poudrière”. Cependant pour Georges Montaron, le compte n'y est pas : ”Devant l'extraordinaire danger qui nous menace, l'Église qui est en France peut-elle se contenter de la déclaration d'une commission ? Pourquoi ce silence des évêques ? Ne sont-ils pas des hommes de la Parole ?” 735 .

L'occasion est bonne pour le directeur de Témoignage chrétien d'évoquer les figures épiscopales de Mgrs Saliège 736 , à Toulouse, et Théas, à Tarbes aux sombres heures de l'occupation. Plus familière, la personnalité du père Riobé continue à marquer l'Église de France du début des années 1980. Disparu en juillet 1978, l'ancien évêque d'Orléans continue d'incarner un style épiscopal original avec ”une conscience plus universelle que diocésaine de l'Église”, selon l'abbé Leroy, responsable du sanctuaire Notre-Dame des miracles à Orléans 737 . Relativement marginal au sein de l'Église de France, le père Riobé incarne un épiscopat fondé sur le ministère de la parole. Son exemple nourrit les réflexions de Georges Montaron lorsqu'il interpelle les évêques de France 738 :

‘Aujourd'hui face à un pouvoir socialiste dont ils connaissent mal les hommes, les évêques sont gênés. D'autant plus que, demain, ils devront négocier avec celui-ci l'avenir de l'école catholique. Alors ils préfèrent laisser la parole à une commission.
Il est difficile de concilier la vocation prophétique de ceux qui ont la charge du peuple de Dieu avec le réalisme des contingences politiques. Mais la prudence est-elle la voie évangélique ?’

L'interpellation de Témoignage chrétien n'est pas vaine. Président national de Pax Christi, Le cardinal Gouyon, fait part de ses inquiétudes sur le sujet à l'assemblée plénière réunie à Lourdes quelques semaines après. ”L'Église de France ne semble pas assez consciente de la terrible menace que fait peser sur le monde la course aux armements”, prévient-il 739 . Largement marginalisé au sein de l'épiscopat, l'archevêque de Rennes se voit opposer une fin de non-recevoir par l'ensemble de l'assemblée quant à l'examen du dossier de la paix.

Le débat se poursuit cependant par ailleurs. A la veille de la seconde session spéciale de l'ONU sur le désarmement mondial du mois de mai 1982, la conférence épiscopale du Japon lance une pétition pour l'interdiction totale des armements nucléaires et l'affectation de l'argent mondial de l'armement à la lutte contre la faim et la pauvreté. La lettre est symboliquement publiée le 25 février, date anniversaire du bombardement de Hiroshima et de la visite papale sur les lieux du drame l'année précédente 740 .

En juin 1982, l'assemblée générale des Nations-Unies consacre une session au désarmement. Pour l'occasion, les évêques de la région apostolique Centre - Est se réunissent à Francheville en vue de réfléchir à la question. Le 2 juin 1982, ils adressent une lettre à l'ensemble des communautés chrétiennes que compte la région apostolique. La référence papale sous-tend l'ensemble de l'adresse. Le discours prononcé à Coventry par Jean-Paul II est ainsi abondamment cité. ”Aujourd'hui, l'échelle et l'horreur de la guerre moderne, nucléaire ou pas, la rendent totalement inacceptable comme moyen de règlement des différends entre nations” 741 . Au plan pastoral, l'action de Pax Christi est citée comme référence pour l'ensemble des communautés chrétiennes invitées à mener actions et réflexions à partir des orientations de la branche française du mouvement international chrétien pour la paix.

Passablement désintéressés du sujet dans un premier temps, les évêques français se voient ainsi imposer le dossier de la paix de fil en aiguille. Le 15 juin 1982, la rencontre des présidents des conférences épiscopales allemande et française est largement consacrée au sujet, à tel point qu'une déclaration est produite au terme des discussions. Intitulé ”Faire la paix”, ce document intervient tandis que l'épiscopat français n'a pas encore de réel débat sur la question. Il apparaît déjà que les Églises française et allemande se positionnent clairement, dans le jeu des relations internationales, comme Églises occidentales en évoquant ”notre peuple” :

‘Des voix s'élèvent aujourd'hui, préconisant que l'on désarme de façon unilatérale, ne serait ce que pour l'exemple. Nous pensons qu'une telle position est actuellement périlleuse pour la paix, pour l'autonomie et la liberté de notre peuple.’

Le 2 juillet 1982, le cardinal Gouyon pour Pax Christi, Mgr Ménager pour Justice et paix, le pasteur Maury pour la fédération protestante et le père Defois, secrétaire général de l'épiscopat, adressent au président Mitterrand une déclaration sur le désarmement, dans le droit fil du texte d'avril 1973 produit conjointement par l'épiscopat français et l'Église protestante, ”Note de réflexion sur le commerce des armes” 742 . ”Les Églises tiennent à souligner les dangers que comporte, pour l'avenir même de la démocratie en France, une différence trop grande entre le langage employé par ses dirigeants et la réalité de la politique qu'ils mènent” 743 . Et d'ajouter qu'il est ”urgent de mettre l'accent sur la prévention de la guerre et d'envisager des mesures destinées à aménager l'équilibre des forces en Europe à un niveau inférieur d'armements, aussi bien classiques que nucléaires”. S'appuyant sur les accords d'Helsinki de 1975 et les fruits de la première session extraordinaire de l'assemblée générale des Nations-Unies en 1978, les Églises ancrent leurs réflexions dans le cadre du droit international. Le texte franco-allemand propose la constitution d'une agence internationale du désarmement.

Tandis que se profile une déclaration pastorale des évêques américains sur la dissuasion nucléaire pour le 18 novembre, Le Monde publie un billet de Mgr Pézeril en Une le 25 août. L'évêque auxiliaire de Paris prend alors fait et cause pour les lignes qui se dessinent au fil du travail de réflexion de l'épiscopat américain 744 :

‘Le retentissement est vraisemblable, en effet. Ce n'est pas peu de chose qu'un épiscopat comme celui des Etats-Unis refuse publiquement d'assimiler à un acte de légitime défense le recours à une guerre atomique, dont on convient partout que le déchaînement serait incontrôlable. Comment n'échapperait-elle pas à tout critère vérifiable de moralité, puisque nul ne sait ni comment, ni jusqu'où, ni sur qui surtout elle étendrait, de par les continents, ses ravages exterminateurs ?
Seul un point de départ doctrinal aussi catégoriquement fondé est susceptible de rendre raison aux deux condamnations majeures qu'on attend. La première concernerait non seulement l'usage, mais aussi - parce que l'intention participe à la perversité de l'acte - la simple menace de l'arme nucléaire. La seconde formulerait ”explicitement et en détail” une série de conseils pratiques qui en découlent. Elle mettrait en cause la collaboration professionnelle des catholiques - administrateurs, techniciens, membres de l'armée, politiques - à la menace ou à la mise à feu des engins atomiques.’

Cette contribution épiscopale s'insère dans un débat plus large autour de l'arme atomique, dont Le Monde rend compte régulièrement. Le quotidien y consacre nombre de ses pages ”idées” tout au long de l'année 1982, avec la participation de fonctionnaires, politiques, philosophes, militants de l'action non violente, etc. En entrant dans la controverse, Mgr Pézeril s'expose à une réplique.

Celle-ci intervient le 16 septembre, toujours dans les colonnes du Monde. Jean Laloy, del'Institut, réplique dans une courte tribune critique à l'égard de l'épiscopat américain. ”Condamner les aspects ”immoraux” de la dissuasion, manifester son indépendance à l'égard de son gouvernement, est une chose. Contribuer à affaiblir ainsi les fondements de cette dissuasion en est une autre qui risque de rouvrir la porte aux guerres ”limitées”, aux victoires sans guerre, à l'élargissement de la zone du monde dans laquelle les innocents, quand ils ne sont pas massacrés, sont opprimés sans espoir” 745 .

A l'échelle de l'Église universelle, le mouvement pacifiste prend de l'ampleur. Le quatre-vingt-quinzième congrès des catholiques ouest-allemands qui se déroule du 1er au 5 septembre dans le grand stade de Düsseldorf ne peut esquiver le débat. Sur les 80 0000 participants, près de 50 000 contestataires défilent alors le long du Rhin pour dénoncer la perspective d'une installation de Pershings sur le sol allemand. De retour de la manifestation, le père Lustiger conserve le souvenir d'une jeunesse catholique ouest-allemande particulièrement virulente sur le sujet 746 .

Les 24 et 25 septembre 1982, le Vatican accueille les présidents des académies des sciences du monde entier. Les Soviétiques Velikov et Isaev y côtoient les Français Leprince-Ringuet et Lejeune, fervents opposants à l'avortement. Au terme de la rencontre, le collectif remet un rapport à Jean-Paul II plaidant : ”la course aux armements doit être arrêtée”. ”Le risque est très grand qu'une utilisation, même limitée, d'armes nucléaires, mène à l'escalade vers un guerre atomique générale”. Les préoccupations des tenants du droit naturel croisent également les principes du droit positif contenu dans les droits de l'homme. En octobre 1982, les commissions Justice et paix d'Europe se réunissent à Strasbourg et adoptent un texte précisant que l'Église ”ne peut pas s'engager dans le combat pour les droits de l'homme sans mettre en question la dissuasion nucléaire dont la mise en œuvre aboutirait à des destructions humaines sans précédent”.

La matière juridique devient le creuset d'une universalisation de la morale. L'articulation des deux branches du droit international public que sont le droit des conflits armés et le droit international des droits de l'homme satisfait l'Église lorsqu'elle lui offre d'appréhender l'armement tant au plan éthique individuel que collectif. Reste que, consacré conjointement par la charte des Nations-Unies et le concile Vatican II, l'état demeure l'unité de base indépassable de toute réflexion sur l'international.

Le 27 octobre 1982, tandis que la scène catholique bruit de toujours plus de rumeurs sur un texte tout aussi imminent de l'épiscopat américain sur la dissuasion nucléaire, l'écrivain Dominique-André Kergal obtient de La Croix une tribune sur le sujet. Celui-ci s'indigne alors contre ”le courant de censure éthique à l'égard de l'armement nucléaire occidental” faisant le jeu des sympathisants du communisme de la tendance ”plutôt rouges que morts” 747 . Or pour l'écrivain, ”l'équilibre des forces fait partie intégrante de la vie. La démarche proprement humaine consiste non à nier le jeu des forces mais à le soumettre à la règle de droit, à lui communiquer une finalité éthique et, en définitive, à en faire le ressort d'un progrès” 748 .

Notes
735.

Georges Montaron, ”Qu'ils parlent, mon Dieu !”, op. cit.

736.

Le 30 août 1942, l'archevêque de Toulouse protesta publiquement contre les mesures antisémites prises par le gouvernement de Vichy.

737.

Brigitte André, ”Orléans : un diocèse à conquérir”, ICI, 545, décembre 1979

738.

Georges Montaron, ”Qu'ils parlent, mon Dieu !”, Témoignage chrétien, 1946, 26 octobre 1981

739.

Anonyme, ”Reçu 5 sur 5”, Témoignage chrétien, 1947, 2 novembre 1981

740.

Dominique Quinio, ”Briser la spirale infernale des armements nucléaires”, La Croix, 18 mars 1982

741.

Snop, n°467, 23 juin 1982

742.

Anonyme, ”L'équilibre des forces en Europe ne peut être modifié unilatéralement”, Le Monde, 4 & 5 juillet 1982

743.

Snop, n°469, 7 juillet 1982

744.

Mgr Pézeril, ”L'épiscopat catholique des Etats-Unis et le défi atomique”, Le Monde, 25 août 1982

745.

Jean Laloy, ”Réplique à… Mgr Pézeril”, Le Monde, 16 septembre 1982

746.

Anonyme, ”Le congrès catholique a été dominé par des jeunes contestataires pacifistes”, Le Monde, 7 septembre 1982

747.

Dominique-André Kergal, ”Le pacifisme n'est pas la paix”, La Croix, 27 octobre 1982

748.

Ibid