L'épiscopat américain, référence du pacifisme chrétien en France

La réunion nationale des évêques américains à Washington du 15 au 20 novembre 1982 attire particulièrement l'attention de Témoignage chrétien qui occupe une position de pointe dans l'opinion chrétienne pacifiste en France. L'épiscopat américain donne alors une orientation pacifiste à sa lettre pastorale promise pour le mois de mai 1983. Témoignage chrétien titre alors en Une : ”Les évêques américains pour le désarmement” 749 .

Les semaines suivantes, le groupe de travail mixte Justice et paix et CSEI - composé de Jackie Fabre, Joseph Limagne, Daniel Maquart et Pierre Toulatpour Justice et Paix et de Claude Gruson pour la CSEI - produit le texte ”les menaces”, largement inspiré des réflexions du père Christian Mellon (s.j.) 750 . La Documentation catholique publie l'intégralité du document dans son édition du 16 janvier 1983 accompagné du texte des commissions Justice et Paix d'Europe réunie à Strasbourg le 24 octobre 1982 751 . Le groupe de travail appréhende la problématique de l'armement comme un élément d'une réalité géopolitique complexe. ”Toute affirmation du genre ”l'URSS nous menace” demande à être située comme une composante de ce jeu mondial, qui lui donne à la fois son sens et sa limite” 752 . L'hypertrophie de l'analyse politique et idéologique tend à minimiser les réalités sociales et culturelles des tensions internationales. Ainsi, le péril de la guerre est-il à considérer comme ”une conséquence de mouvements de fond non militaires qui les déterminent largement et les provoquent” 753 . Enfin, le texte ”les menaces” dénonce un ”équilibre de la paix mondiale [qui] repose sur l'hypothèse de la totale rationalité des gouvernements, notamment de ceux des empires centraux”. Les auteurs y décèlent ”une sécurité dramatiquement fragile et, à la longue, dérisoire” 754 .

Au mois de décembre 1982, Jean-Luc Séguillon et André Vimeux se rendent à l'évêché de Beauvais pour y rencontrer Mgr Jullien. Les journalistes de Témoignage chrétien vont ainsi au devant d'un ancien professeur de morale politique au grand séminaire de Quimper (1958), auteur de deux articles justifiant moralement la force française de frappe dans la revue Masses ouvrières en 1965. A l'occasion de cet entretien publié le 20 décembre 1982 par Témoignage chrétien, Mgr Jullien consacre la caducité du concept de la ”guerre juste” élaboré par Saint-Augustin et Saint-Thomas d'Aquin 755 :

‘Cette grille d'appréciation que les moralistes avaient forgée sur la ”guerre juste” (…) posait, entre autres conditions, que, dans une guerre supposée ”juste” l'on puisse escompter un bilan positif, c'est à dire un ”bénéfice” supérieur au coût, si l'on peut parler ainsi.
Or, aujourd'hui, aucun stratège ne prétend qu'une guerre nucléaire se gagnerait. Même ”juste” dans sa cause une telle guerre serait perdante pour tous. Globalement, le schéma de la ”guerre juste” ne fonctionne donc plus. (…) L'accent se déplace de la guerre à la dissuasion. Et ce n'est pas la même chose.’

Fraîchement élu président de la commission épiscopale de la famille, le père Jullien appréhende volontiers avortement, morale sexuelle et péril nucléaire selon une même démarche d'anthropologie morale fondée sur le droit à la vie. Témoignage chrétien ne manque pas de relever le paradoxe d'une telle démarche qui voit Mgr Jullien prôner le réalisme en matière nucléaire et l'orthodoxie du dogme romain en matière d'avortement. L'évêque de Beauvais fonde cet écart sur une disjonction des dimensions individuelles et collectives de la morale. ”Il est plus facile de cerner la valeur morale d'un acte personnel ou interpersonnel : la complexité des problèmes collectifs économiques ou politiques demandent des analyses autrement plus subtiles” 756 . Pris au débat d'intérêt collectif, Mgr Jullien assume une approche ”réaliste” 757 :

‘Je comprends qu'un stratège ou un politicien, se garde comme la peste du courant à outrance pacifiste - que je ne confonds pas avec le combat pour la paix et le désarmement. Mais le pacifisme à courte vue n'a jamais conduit qu'à des Munich, comme en 1939.’

En visite à Lyon le 12 janvier 1983 758 , Mgr Höffner, archevêque de Cologne, suggère une prise de position commune des deux épiscopats français et allemand. Il se voit alors opposer une fin de non-recevoir au prétexte que France et Allemagne se trouvent dans des situations trop distinctes au plan géopolitique et culturel. ”L'Église ne peut pas présenter une opinion particulière, comme exclusivement juste”, concède l'évêque allemand dans l'homélie qu'il prononce en la cathédrale Saint-Jean 759 . Les débats suscités par le document de l'épiscopat américain sur la paix est, pour lui, exemplaire : ”Il y a des positions différentes sur une question tellement compliquée que c'est un dilemme” 760 .

Rétrospectivement, le père Valadier regrette cette ère d'une Église universelle forgée au creux du concept anthropologique d'inculturation. ”L'une des caractéristiques du pontificat de Jean-Paul II réside dans cette uniformisation du discours des conférences épiscopales. A l'époque, leurs analyses n'étaient pas nécessairement convergentes en tout point. Chacune développait une analyse géopolitique et culturelle prenant en compte les différents contextes dans lesquels les différentes Églises locales s'exprimaient”, relève le théologien 761 . Ainsi, invité en France par la revue Etudes en plein débat sur la dissuasion nucléaire, l'évêque de Georgetown ne cache-t-il pas sa surprise de voir les catholiques français prendre le parti de la dissuasion comme moindre mal éthique.

Les 18 et 19 janvier 1983, Rome réunit épiscopats européens et étatsunien pour discuter de la lettre des évêques américains et ses répercussions. Côté français, Mgrs Vilnet et Ernoult sont accompagnés de Gérard Defois et du théologien René Coste 762 . Mgr Ménager n'est pas convié à la réflexion. Pourtant, le président de la commission Justice et Paix travaille à un document sur le sujet depuis septembre 1982 en concertation avec la commission sociale, économique et internationale de la fédération protestante.

Notes
749.

Claudia Wright, ”Dieu et la bombe”, Témoignage chrétien, 2003, 29 novembre 1982

750.

DC, 1844, 16 janvier 1983, p. 113

751.

Ibid, pp. 116-118

752.

Ibid, p. 116

753.

Ibid, 1844, 16 janvier 1983, p. 116

754.

Ibid, 1844, 16 janvier 1983, p. 116

755.

Jean-Luc Séguillon & André Vimeux, ”Nous dansons sur un volcan”, Témoignage chrétien, 2006, 20 décembre 1982

756.

Ibid

757.

Ibid

758.

Pierre Hycques, ”Lyon : rencontre épiscopale franco-allemande”, La Croix, 14 janvier 1983

759.

André Vimeux, ”L'épiscopat américain dans le collimateur”, Témoignage chrétien, 2021, 4 avril 1983

760.

Ibid

761.

Entretien avec l'auteur, le 7 juin 2004

762.

Bernard Le Léannec, ”Le défi de la paix”, La Croix, 21 janvier 1983