Tentative de l’épiscopat français pour peser sur l'Église universelle

Les interpellations régulières qu'adressent les pacifistes chrétiens à l'épiscopat français poussent, une nouvelle fois, sur le devant de la scène le secrétaire général de l'épiscopat. La ligne française défendue par le père Defois défend une parole d'Église considérant les aspects géopolitiques du problème de la paix. La réunion romaine vise à harmoniser les prises de positions des différents épiscopats. En d'autres termes, à faire infléchir l'épiscopat américain. ”Il nous a été demandé de développer la partie concernant les relations Est-Ouest de telle sorte que soit à la fois mentionnées la réalité de la menace soviétique, la volonté hégémonique de l'URSS et la nature de son système répressif” indique le père Bryan Héhir, cheville ouvrière du projet américain 763 . René Coste synthétise ainsi les dispositions arrêtées par les épiscopats 764  :

‘Un approfondissement de l'argumentation scripturaire, avec la mise en garde contre la tentation de vouloir déduire de la Bible des réponses détaillées et immédiates pour les problèmes que nous avons à affronter aujourd'hui.
Tout en encourageant la recherche de formes de résistance non violentes à l'agression, une forte affirmation du devoir des gouvernements d'assurer la défense de leur pays respectif.
Une révision de la formulation critique de la dissuasion nucléaire tout en maintenant substantiellement cette critique.
Une mise en cause plus développée du système totalitaire soviétique et de son impérialisme.
Un effort pour mieux préciser les niveaux d'autorité du document, notamment en ce qui concerne l'enseignement moral universel qui s'impose à tous les catholiques et son application contingente et particulière à des situations concrètes où une certaine diversité des choix peut éventuellement se concevoir.’

René Coste revient pour La Croix sur la réunion des épiscopats à Rome. Le professeur de l'institut catholique de Toulouse s'applique alors à faire converger points de vue américain et européens pour un compromis. ”Le document [américain] refuse, expressément - à l'encontre des prises de position individuelles de certains évêques des Etats-Unis - de prendre parti en faveur du désarmement nucléaire unilatéral” 765 . René Coste s'applique à tisser des convergences entre les points de vue français et américain afin d'atténuer le sentiment que l'épiscopat américain a été désavoué. Il doit cependant concéder que ”le document américain appelle des retouches” 766 . De fait, celles-ci interviennent dans la troisième mouture du texte présentée le 5 avril par Mgr Bernardin, président de la commission chargée de la lettre. Il ne s'agit plus pour eux de préconiser l'arrêt des essais nucléaires mais leur réduction. Le jugement politique est également plus nuancé 767 :

‘C'est une chose de reconnaître que l'écrasante majorité de nos frères et sœurs du monde entier sont bons et ne veulent pas plus la guerre que nous-mêmes. Mais cela en est une autre de créditer des mêmes bonnes intentions des régimes et des systèmes politiques qui ont déjà fait la preuve d'un comportement totalement différent. Cela constitue une bonne raison pour ne pas s'asseoir à la table des négociations aveuglément ou naïvement.’

”Cette modification est significative de la volonté des évêques de ne se voir identifier à aucun mouvement d'opinion particulière ou à aucune démarche politique spécifique, notamment au mouvement ”Freeze”, qui aux Etats-Unis demande le ”gel de la course aux armements. Mais si la lettre a été modifiée, l'esprit demeure le même”, indique le porte-parole de la conférence épiscopale américaine 768 . Même atténué, le texte de l'épiscopat américain demeure éminemment enthousiasmant pour Jean Toulat qui veut croire en une ”escalade de la paix” sous l'impulsion de l'Église 769 .

Confirmé dans ses analyses par la réunion de Rome, l'épiscopat français reprend progressivement l'initiative dans l'espoir de s'imposer comme acteur principal du débat de l'Église en France par-delà la référence américaine. Pour le père Defois, la mise au point opérée à Rome crédibilise le discours épiscopal français. ”En rester aux aspects techniques de la dissuasion […] c'est vider la dissuasion de son contenu”, déclare-t-il au Matin de Paris 770 . Une réflexion épiscopale sur la dissuasion nucléaire ne peut faire l'économie des enjeux politiques du débat qui prend place dans un monde bipolaire. En éludant cette dimension de la question nucléaire, l'épiscopat américain risquait d'être marginalisé à l'échelle de l'Église universelle dans la mesure où ”la dissuasion à l'heure actuelle reste le moindre mal pour créer une dynamique de la paix basée sur le pouvoir des idées”, insiste le père Defois en référence au discours papal du 11 juin 1982.

Cette référence aux ”idées” recèle les germes d'un discours idéologique largement partagé au sein de l'épiscopat français. L'aire soviétique constitue bel et bien une menace potentielle pour l'avenir du monde, notamment occidental. Et Philippe Warnier de rappeler les propos du père Jullien dans Témoignage chrétien le 20 décembre 1982 : ”Pour moi, oui, c'est clair. Quitte à paraître primairement antisoviétique, ce n'est pas le Liechtenstein qui nous menace !” A quelque mois de distance, la superposition de ces deux interventions, du secrétaire général de l'épiscopat et d'un membre du bureau d'études doctrinales de l'épiscopat, inquiète Témoignage chrétien 771 :

‘La position tranchée du père Defois étonne et inquiète. On croyait le débat plus ouvert à l'intérieur de l'épiscopat français, entre les ”prophétiques” et les ”réalistes”. Qu'on nous comprenne bien : nous ne caricaturons pas le débat, pour la facilité, en le réduisant à un affrontement entre des ”idéalistes”, ”pacifistes”, qui témoigneraient de la pureté non-violente de l'Évangile, et des ”réalistes”, prêts à bénir à coup de goupillon une nouvelle croisade.’

Une semaine après, le secrétaire général de l'épiscopat adresse à Témoignage chrétien une mise au point sur son entretien au Matin de Paris 772 . Celle-ci fait alors la Une de l'hebdomadaire le 11 avril. Le père Defois y récuse l'idée d'une quelconque condamnation de sa part de la position américaine. Mais l'analyse des situations géopolitiques de la France et des Etats-Unis justifie les nuances qui existent entre les appréciations des deux épiscopats. Du point de vue français, si l'équilibre de la terreur est moralement condamnable, la question nucléaire recouvre plus que les catégories morales et théologiques. L'analyse politique et culturelle du problème est incontournable pour l'épiscopat français baigné, en matière de relations internationales, dans la pensée du père Lebret, inspirateur de l'encyclique Populorum progressio de 1967. ”Les données internationales qui nous sont imposées et le devoir qu'a tout Etat d'assurer la sécurité et la défense de la nation, conduisent les peuples à s'armer pour préserver leur identité et leurs modes de vie” 773 .

Par ailleurs, l'intervention de Jean-Paul II à la conférence des Nations-Unies sur le désarmement autorise le secrétaire général à qualifier la dissuasion de moralement acceptable dans la mesure où celle-ci ne se confond pas avec l'emploi. Le débat sur le nucléaire intervient alors en rupture avec l'anthropologie développée par l'épiscopat français - notamment le père Jullien - selon laquelle les impératifs moraux individuels président à la définition d'une morale universelle forgée de proche en proche. Ainsi des groupes constitués, organisés en cercles concentriques, participent-ils à diffuser, par capillarité, des valeurs propres à l'individu à l'échelle universelle. Pour la question du nucléaire au contraire, morales individuelle et étatique se disjoignent. En première ligne dans les débats, le père Defois n'en n'oublie pas pour autant de situer son propos, qu'il se refuse à définir autrement que comme une pièce particulière à une réflexion que l'épiscopat français n'a pas encore amorcée.

Le père René Coste occupe également le terrain intellectuel dans les colonnes de La Croix. Vingt ans après Pacem in terris, le théologien plaide l'équilibre : ”ni un pacifisme qui ne tienne pas compte de la réalité concrète ni une confiance aveugle dans la dissuasion nucléaire” 774 . Il tente de désenclaver le débat de l'emprise technicienne : l'exploit technique ne s'apprécie qu'à l'aune de sa valeur morale. L'épiscopat français lance ainsi les bases d'une éthique 775 :

‘La question de la stratégie de paix de l'Occident doit être posée à un tout autre niveau de profondeur, suivant la perspective ébauchée par une percutante interrogation du cardinal Lustiger : ”Y a-t-il donc des raisons de vivre qui seraient assez fortes pour être aussi des raisons de mourir ?” C'est l'homme lui-même qui est engagé avec la question fondamentale : qu'est-ce qui fait la valeur proprement humaine d'une existence humaine ?’

Ces débats animés ne débouchent cependant sur aucune prise de position claire de l'épiscopat. Seule la commission Justice et Paix semble en mesure de formaliser le débat. Le 28 avril 1983, elle cosigne un texte avec la CSEI. Témoignage chrétien ne tarde pas à apporter son soutien à l'initiative. Georges Montaron en identifie les lignes de force selon trois points : la commission appelle de ses vœux un débat démocratique sur le problème de la dissuasion nucléaire. Elle critique également le soutien du président Mitterrand à l'installation d'euromissiles sur le sol européen en contradiction avec la doctrine française de ”la dissuasion du faible au fort” 776 . Pour finir, Justice et Paix rappelle que ”dans la tradition chrétienne de la guerre juste, parmi les moyens qui ne sauraient être admis en aucun cas, figure l'attaque délibérée des populations non combattantes” 777 .

La faible mobilisation du conseil permanent et des évêques français en général favorise l'inclination qu'ont les pacifistes chrétiens à se référer aux travaux de l'épiscopat américain. Attachés à leur indépendance et au respect des consultations engagées auprès des catholiques de leur Église, les évêques américains s'imposent comme la référence ”prophétique” indépassable du débat.

Le 2 mai, les évêques américains se retrouvent à Chicago pour arrêter la rédaction de leur lettre pastorale. S'achèvent ainsi deux ans de mûrissement dans le débat et la consultation avec des modifications substantielles du document pressenti. Or, le premier jour de débat, l'assemblée épiscopale invalide la correction qui voyait substituée la demande de ralentissement de la production d'armes nucléaires à celle de son arrêt pur et simple 778 . En dépit des 500 amendements des conservateurs, les évêques américains adoptent, le 3 mai, ”Le défi de la paix” par 238 voix contre 9. Malgré les interventions rétives de Mgr O'Connor, évêque de New York, refusant toute politisation des débats, la conférence plaide pour des ”accords immédiats bilatéraux et vérifiables pour arrêter les essais, la production et le déploiement de nouveaux systèmes d'armes nucléaires” 779 . Le texte final remise alors la plupart des amendements suggérés au lendemain de la réunion vaticane de janvier.

Le jour même, Témoignage chrétien salue le texte par un titre dithyrambique : ”Les évêques américains relèvent le défi de la paix”. Par des voix telles que celle du professeur Stanley Hoffman, le document bénéficie d'une audience internationale. L'enthousiasme de ce dernier symbolise la réussite de l'épiscopat dans la définition d'un consensus large. Confier la rédaction du document au père Bryan Héchir, ancien étudiant proche de ce même professeur Hoffman n'est ainsi pas le fruit du hasard. Le 5 mai, La Croix consacre sa double page ”L'événement” au texte américain. Dans son commentaire, Yves Pitette tente de nuancer le propos de la conférence américaine en l'insérant au milieu d'interventions épiscopales diverses et variées à l'échelle de l'Église universelle 780 . Gwendoline Jarczyk propose un tour d'horizon des positions philippine, brésilienne, autrichienne et allemande 781 .

Pour sa part, Mgr Vilnet indique que ”les évêques américains ont pris leurs responsabilités en tant qu'évêques dans l'Église universelle” 782 . Le président de la conférence épiscopale voit dans le texte américain la réalisation de la dimension collégiale de l'Église et de son modèle fondé sur l'inculturation. Ils réagissent ”avec leur conscience nationale, en tant qu'évêques américains placés au cœur d'un pays qui produit massivement l'arme nucléaire” 783 .

Notes
763.

Bryan Héhir & Pierre-Luc Séguillon, ”La lettre a été modifiée, l'esprit demeure”, Témoignage chrétien, 2025, 2 mai 1983

764.

René Coste, ”L'histoire d'une prise de parole”, La Croix, 5 mai 1983

765.

René Coste, ”L'épiscopat des Etats-Unis et le défi de la paix”, La Croix, 8 février 1983

766.

Ibid

767.

Anonyme, ”Pas de négociation naïve”, La Croix, 7 avril 1983

768.

Anonyme, ”Halte aux armements nucléaires !”, La Croix, 4 mai 1983

769.

Jean Toulat, ”L'exemple des évêques américains”, La Croix, 7 avril 1983

770.

Marie-Claude Decamps & Raoul Sachs, ”L'épiscopat français condamne le pacifisme de l'Église catholique américaine, Le Matin de Paris, 24 mars 1983

771.

André Vimeux, ”L'épiscopat américain dans le collimateur”, Témoignage chrétien, 2021, 4 avril 1983

772.

Entre temps, le père Defois propose un point de vue dans le forum de La Croix du 8 avril. Gérard Defois, ”La paix, question d'Église”, La Croix, 8 avril 1983

773.

Gérard Defois, ”Le père Gérard Defois s'explique”, Témoignage chrétien, 2022, 11 avril 1983

774.

René Coste, ”Quelle stratégie pour de paix ?”, La Croix, 22 avril 1983

775.

Ibid

776.

Le 27 juin 1983, Témoignage chrétien révèle l'existence d'un document confidentiel du gouvernement français dénonçant le document Justice et paix : ”C'est Mgr Ménager que le gouvernement (à travers un document destiné théoriquement à demeurer confidentiel) a naturellement placé dans son collimateur. Pour le flageller à grands coups de roses épineuses”. Anonyme, ”Le pouvoir, les évêques et la bombe”, Témoignage chrétien, 2033, 27 juin 1983

777.

Georges Montaron, ”Désarmement : la colombe et le goupillon”, Témoignage chrétien, 2026, 9 mai 1983

778.

Anonyme, ”Halte aux armements nucléaires !”, La Croix, 4 mai 1983

779.

Patrick Dubuis, ”Le non à la bombe des évêques américains”, La Croix, 5 mai 1983

780.

Yves Pitette, ”Les gouvernements pris à partie”, La Croix, 5 mai 1983

781.

Gwendoline Jarczyk, ”Pas de paix sans justice internationale”, La Croix, 5 mai 1983

782.

Gwendoline Jarczyk & Henri Tincq, ”La mission de l'Église : réconcilier l'humanité brisée”, La Croix, 6 mai 1983

783.

Ibid