L'épiscopat français acculé à une réaction collective

Dans le même temps, le père René Coste s'essaie une nouvelle fois à une lecture conciliante du texte américain eu égard aux décisions arrêtés en janvier à Rome et les prises de position des pères Jullien et Defois 788 . Le texte américain finit de convaincre La Croix de la nécessité de voir l'épiscopat français prendre position. Le quotidien catholique alimente ainsi les débats et exhume des textes antérieurs à la lettre pastorale d'outre-Atlantique. Le 10 juin, sont ainsi commentés les résultats du groupe de travail œcuménique réunissant Justice et Paix et la commission sociale, économique et internationale de la fédération protestante de France d'octobre 1981.

En dépit du mutisme de la conférence épiscopale, l'été 1983 consacre le débat sur l'armement et la paix chez les chrétiens. Hors de l'institution ecclésiale, communistes et chrétiens de gauche se réunissent à Vincennes le 19 juin pour la ”fête de la paix”. Réunion pathétique pour La Croix, signe prophétique pour Témoignage chrétien… Georges Montaron regrette l'absence de structure ”spécifiquement chrétienne pour les combats de la paix” dans l'Église de France, Pax Christi n'étant ”qu'un bureau d'études et non un mouvement de masse” 789 . Juridiquement indépendante de la conférence épiscopale, la commission Justice et Paix de Mgr Ménager n'est pas plus en mesure d'engager l'épiscopat par ses déclarations. Les Cahiers prédisent de nombreuses difficultés aux évêques français s'ils engagent une réflexion sur le nucléaire 790 :

‘Ces derniers auront une tâche plus difficile que leurs confrères allemands, puisque la France possède ses propres armes nucléaires, et que sa stratégie est ouvertement fondée sur la dissuasion par menace de représailles anti-cités, ce qui constitue, on l'a vu, une contradiction nette avec la doctrine de la ”guerre juste”.’

Symptôme de l'omniprésence du secrétariat général, mais aussi illustration de l'embarras épiscopal, le père Defois s'applique à définir les contours d'une hypothétique parole des évêques français. En interne, son secrétariat a produit divers documents techniques sur le sujet afin de nourrir le débat. Il s'agit une nouvelle fois pour lui de dissocier les positions américaine et française qui s'insèrent nécessairement dans des contextes géopolitique et national très différents. ”Dans les questions de société aux Etats-Unis, les Églises sont très fréquemment consultées par l'Etat, et elles déposent notamment devant un certain nombre de commissions du Congrès” relève le père Defois 791 . Par ailleurs, ”ce qui est en jeu dans ce débat américain, ce n'est pas la dissuasion elle-même, mais le fait que l'on tende à banaliser le recours au nucléaire dans l'opinion publique” 792 . Au surplus, ”le rôle de l'éthique ne se réduit pas à condamner, c'est aussi de proposer des valeurs positives”, insiste le secrétaire général qui refuse d'abandonner le débat aux seuls techniciens et politiques 793 .

Ceci n'empêche pas le conseil œcuménique des églises (COE) de condamner l'utilisation, la production et le déploiement des armes nucléaires alors que des chrétiens participent à la réunion pacifiste du Larzac organisée pour commémorer le drame d'Hiroshima. Entre autres actions de résistance non-violentes, des chrétiens - parmi lesquels Solange Fernex - engagent un jeûne pour la paix le 6 août. Les ”jeûneurs pour la vie” exigent la suspension des essais atomiques à Mururoa et l'organisation d'un ”vaste débat public sur les questions de défense”. Interpellés, Pierre Bérégovoy et André Cellard, chargés de mission auprès de François Mitterrand rendent visite aux pacifistes le 8 septembre 1983. Mgr Lustiger, le pasteur Maury et le secrétaire général du COE adressent également des messages aux jeûneurs. Après l'interruption le 15 septembre du premier jeûne, Pierre et Thérèse Parodi, animateurs de la communauté de l'Arche, et le dominicain François Deltombe prennent le relais de l'action pour un jeûne limité. L'abbé Pierre, le général de Bollardière et l'écrivain Jean Toulat s'engagent à assurer la troisième phase de l'action engagée symboliquement à proximité du PC de la force de frappe française.

En partance pour le synode romain sur la réconciliation, Mgr Decourtray adresse à son diocèse une lettre publiée le 6 octobre 1983. Interpellé par la démarche de jeûne des mouvements pacifistes, l'archevêque de Lyon ”invite les chrétiens à une journée pénitentielle de jeûne accompagnée de prières pour la paix du monde au cours du mois d'octobre. Qu'ils le fassent avec discrétion et humilité, seuls ou en famille ou dans la communauté chrétienne, assurés que le Seigneur les entend et les exauce de la manière qu'il connaît” 794 .

En Allemagne fédérale, des frères et des sœurs de toute obédience parcourent villes et villages de Düsseldorf à Bonn durant le mois d'octobre. Se réclamant de la dernière lettre pastorale des évêques allemands, Justice, fondements de la paix, ils s'opposent à la mise en place de Pershings sur le sol allemand 795 . Le succès est tel que les supérieurs majeurs des diverses congrégations publient une lettre commune pour saluer le mouvement tout en rappelant explicitement que d'autres positions sont possibles pour des chrétiens.

Mis en porte-à-faux, l'épiscopat allemand tente lui aussi de rétablir l'équilibre des positions au sein de l'Église d'Allemagne. Ainsi le vicaire aux armées refuse-t-il de voir dans ”Justice, fondements de la paix” une condamnation de la politique atlantique tandis que le cardinal Höffner refuse d'y voir une condamnation de l'arme nucléaire comme immorale. Herman Joseph Spital, évêque de Trèves peut assurer les pacifistes de toute sa sympathie. Pour sa part, l'archevêque de Fulda adresse une mise en garde à Pax Christi pour excès de pacifisme tandis que Amadou Mahtar M'Baow, directeur général de l'Unesco, honore Pax Christi international du ”prix Unesco de l'éducation pour la paix 1983” 796 . Nul doute que l'épiscopat français apprécie la difficulté qu’a l'Église de se positionner dans le débat géopolitique.

Alors que se profile l'implantation de 572 Pershings américains en Europe, Jean Toulat s'interroge dans La Croix du 19 octobre 1983 sur la pertinence d'une telle option politique. L'écrivain rallie finalement la position arrêtée par les organisations belges de Pax Christi et Justice et Paix stipulant que ”la course aux armements nucléaires, si l'on n'y met pas fin, mène le monde à sa perte. […] L'installation des missiles […] accroîtrait le risque d'une guerre nucléaire en Europe” 797 . Pour sa part, Jean Potin s'interroge dans une double page de La Croix sur le caractère moral de la dissuasion nucléaire à la suite des réflexions des épiscopats américain, japonais, belge et irlandais sur le sujet 798 .

Notes
788.

René Coste, ”Le défi des évêques américains”, La Croix, 9 juin 1983

789.

Georges Montaron, ”Les chrétiens pour la paix”, Témoignage chrétien, 2032, 20 juin 1983

790.

Christian Mellon, ”Le défi de la paix”, Cahiers de l'actualité religieuse et sociale, 268, 1er juin 1983, page 349

791.

Alain Woodrow, ”L'épiscopat français et l'armement nucléaire”, Le Monde, 9 juillet 1983

792.

Ibid

793.

Ibid.

794.

Pierre Hycques, ”Deux paix, une conversion”, La Croix, 12 octobre 1983

795.

DC, 1853, 5 juin 1983

796.

Bernard Le Léannec, ”L'éducation à la paix”, La Croix, 13 octobre 1983

797.

Pierre Toulat, ”Pershing, est-ce la paix ?”, La Croix, 19 octobre 1983

798.

Jean Potin, ”La dissuasion nucléaire est-elle morale ?”, La Croix, 23 et 24 novembre 1983