Adoption surprise de ”Gagner la paix”

Le 8 novembre, l'assemblée adopte par 93 voix pour, 8 voix contre et 2 abstentions un document sur la dissuasion nucléaire : ”Gagner la paix”. Le texte est le fruit du binôme qui aura été le plus disert en la matière : Mgr Jullien et le père Defois. Mgr Fihey, vicaire aux armées, n'est associé qu'à la phase ultime de la rédaction d'un texte dans lequel on retrouve pour partie des réflexions que l'évêque de Beauvais livrait dans son ouvrage L'homme debout 799 , dès 1980 800 :

‘Il ne s'agit pas de renier quoi que ce soit de l'éthique et d'une morale de l'homme, pas plus que de l'esprit de l'Évangile. Mais il nous faut situer ces exigences dans le contexte géopolitique qui est le nôtre. Et c'est cela le paradoxe du chrétien et de l'homme dans le monde : nous ne gérons pas le paradis, et c'est bien dommage !’

”Je me rappelle être intervenu en faveur du texte, alors que j'avais été hésitant en mai”, rappelle rétrospectivement Mgr Matagrin. ”Plus tard, Decourtray m'a dit : ” ton intervention a valu trente voix ”” 801 . Ce ralliement au texte de l'évêque de Grenoble en scelle le succès auprès d'une assemblée prise quelque peu au dépourvu. ”Le 5 novembre, nous ne savions pas encore s'il s'agirait d'un simple document de réflexion ou d'un texte qui engagerait officiellement les évêques ; c'est au fil des discussions que la seconde option s'est imposée : je ne pensais pas que notre réflexion évoluerait si vite”, témoigne Mgr Decourtray 802 . Lors de sa présentation à la presse, le secrétaire général adjoint de l'épiscopat, Michel Boullet s'efforce de situer le document français en contraste avec le texte américain 803 .

‘Par rapport aux déclarations des épiscopats allemand ou américain, ce texte part du dilemme guerre - chantage ; il tente de cerner de façon plus ponctuelle le problème de la dissuasion alors que les américains s'arrêtent davantage sur la moralité de l'emploi. Dans chaque déclaration des épiscopats est abordée la dimension spirituelle du problème. L'épiscopat français insiste sur les sources spirituelles communes à l'Est comme à l'Ouest. Peut-on vivre vraiment en frères si l'on ne se reconnaît pas du même Père ? ’

Concernant la dissuasion nucléaire, l'épiscopat français adopte une position ferme en sa faveur, à rebours du texte américain 804 :

‘La légitimité morale de ce passage à l'acte est plus que problématique. D'autant plus que, en France, notre dissuasion ”du faible au fort”, la dissuasion du pauvre, ne fait pas le détail : faute de moyens très diversifiés, elle repose encore sur une stratégie anticités… condamnée elle, clairement et sans appel par le concile. […]
Mais la menace n'est pas l'emploi. L'immoralité de l'usage rend-elle immorale la menace ? Ce n'est pas évident. Car nous ne pouvons ”pas faire abstraction de la complexité des choses telles qu'elles sont”, disait le concile. Dans la situation de violence et de pêché qui est celle du monde, les politiciens et les militaires ont un devoir de justice de désamorcer les chantages auxquels la nation pourrait être soumise. ”La charité ne peut remplacer le droit, écrivent les évêques allemands. L'amour exige d'abord le respect des droits de l'homme en tant que droits fondamentaux de toute société. Leur respect est le trait d'union avec la paix dans la liberté à l'intérieur et à l'extérieur.
Affronté à un choix entre deux maux quasiment imparables, la capitulation ou la contre menace... on choisit le moindre sans prétendre en faire un bien !’

Au lendemain de la déclaration des évêques, l'ensemble de la presse française se saisit du texte. Son actualité ne tarde pas à déborder les seules colonnes des chroniques d'actualité religieuse. Il s'agit alors de l'insérer dans le débat politique. A cet égard, la lecture épiscopale du contexte géopolitique ne manque pas de faire réagir. L'Humanité regrette que ”certains passages du document semblent empruntés directement à l'Évangile reaganien et à ses considérations sur l'empire du mal” 805 . A l'inverse, Le Figaro salue l'intervention épiscopale pour ce qu'elle marque ”la volonté de l'Église catholique de se démarquer nettement du mouvement pacifiste” 806 . Dans la même veine, Le Quotidien de Paris titre : ”Pacifisme : le défi des évêques” tandis que Le Matin voit dans ”Gagner la paix” un soutien à la politique gouvernementale, une sorte de ”prime à l'OTAN”. Libération titrant ”Sainte bombe protégez-nous” renchérit en relevant, par ailleurs, les réactions négatives des ”chrétiens de gauche” 807 . Pour La Croix le document appelle à dépasser la dissuasion 808 .

Les évêques ont adopté un ”langage dont le souffle évangélique et le ton peu ecclésiastique rendent la lecture passionnante, sur tous les enjeux de cette question capitale” relève Alain Woodrow 809 . Depuis Lourdes, l'envoyé spécial du Monde insiste sur la critique explicite du ”caractère dominateur et agressif de l'idéologie marxiste”. Sur le plan de la méthode, Alain Woodrow s'étonne de voir la commission française Justice et Paix mise au rancard. Cette différence notable de méthode de travail entre épiscopats français et américain n'empêche pas pour autant Alain Woodrow de voir dans le texte français un ”exposé honnête du dilemme nucléaire et un plaidoyer lyrique pour s'en sortir” 810 . L'ensemble de la classe politique, du parti socialiste (PS) au rassemblement pour la république (RPR), salue la prise de position épiscopale, à l'exception notable de Georges Marchais qui dénonce le 10 novembre sur TF1 une justification de la course aux armements 811 . Pour sa part, la CGT regrette que le texte ”justifie l'existence de la force de dissuasion française comme moyen de pression et de chantage contre les pays socialistes. Loin d'inciter à la coexistence pacifique, une telle prise de position conforte les thèses partisanes d'un retour à la guerre froide” 812 .

Pour Le Monde, Jacques Isnard révèle que Mgr Jullien et le père Defois se sont largement documentés auprès du ministère de la Défense. De nombreux experts de l'armement, parmi lesquels de nombreux officiers catholiques, ont également été rencontrés. La part belle faite aux spécialistes militaires 813 explique largement la différence de ton des textes français et américain, les évêques français ancrant leur réflexion dans le contexte spécifiquement français. Par ailleurs le discours prononcé par Jean-Paul II en 1982 lors de la deuxième conférence des Nations-Unies, justifiant moralement l'arme défensive dépourvue d'ambition hégémonique, s'impose comme la pierre d'angle pour un texte dont les premières moutures n'y faisaient paradoxalement nullement référence. Les réflexions des archevêques de Marseille et de Paris sont également citées en notes par les auteurs du texte 814 .

Notes
799.

Mgr Jullien, L'homme debout, Paris, Desclée de Brouwer, 1980

800.

Alain Woodrow, ”L'épiscopat français et l'armement nucléaire”, Le Monde, 9 juillet 1983

801.

Entretien avec l'auteur, automne 2000

802.

Paul Gravillon, ”Après la déclaration des évêques sur la dissuasion nucléaire. Mgr Decourtray : Nous avons beaucoup parlé de la non-violence”, Le Progrès, 12 novembre 1983

803.

DC, 4 décembre 1983, 1863, p. 1111

804.

”Gagner la paix”, La Croix, 10 novembre 1983

805.

Anonyme, ”Guerre ou paix”, L'Humanité, 10 novembre 1983

806.

Jean Bourdarias, ”Les évêques français pour la dissuasion nucléaire”, Le Figaro, 9 novembre 1983

807.

Revue de presse du Monde. Alain Woodrow, ”Dans la presse parisienne”, Le Monde, 11 novembre 1983

808.

Jean Potin, ”Dépasser la dissuasion”, La Croix, 10 novembre 1983

809.

Alain Woodrow, ”Les évêques et la dissuasion nucléaire”, La Monde, 10 novembre 1983

810.

Ibid

811.

Anonyme, ”Le réalisme des évêques frappe l'opinion”, La Croix, 11 et 12 novembre 1983

812.

Anonyme, ”Réactions passionnées aux déclarations de l'épiscopat”, Le Figaro, 13 novembre 1983

813.

Général Poirier, ”Essais de stratégie théorique”, Documentation française, 1982

814.

Mgr Etchegaray, L'Église aujourd'hui à Marseille, septembre 1983 ; Mgr Lustiger à Bonn, DC, 1981, p. 982