Résurrection de la scène intellectuelle catholique

C'est pourtant précisément sur ce point que le prêtre et écrivain Jean Toulat s'interroge dans une tribune au Monde du 11 novembre 1983. Quelle est la légitimité morale de la dissuasion nucléaire ? Est-elle efficace ? Autant de question que l'écrivain pose dans son ouvrage La bombe ou la vie (1982) 815 . Jean Toulat se réfère alors à la réunion de cinquante-sept savants de l'Est et de l'Ouest à l'académie pontificale des sciences en septembre 1982. Le document produit pour la circonstance soulignait que ”la course aux armements doit être arrêtée”. Référence papale pour référence papale, le père Toulat juge contraire à l'enseignement de Jean XXIII la distinction opérée entre conscience individuelle et collective face à l'impératif de non-violence, dont il est par ailleurs un spécialiste 816 . Et de citer Pacem in terris… ”la même loi morale qui régit la vie des hommes doit régler les rapports entre les États”.

Toujours dans le milieu intellectuel catholique, un groupe de chrétiens réuni autour du théologien Alfred Bour – Jean-Pierre Lanvin, Arnaud de Mareuil, Nicole Lacoste – adresse une ”lettre ouverte aux évêques de France” dénonçant le texte ”Gagner la paix” 817 :

‘Nous sommes peinés au plus profond de nous-mêmes, de voir les responsables de notre Église tolérer les armes sataniques et suicidaires de la terreur. Nous leur demandons avec respect et confiance, de revoir leur position et, retrouvant leur fonction de prophètes, d'inviter les chrétiens à se former à la résistance non violente.’

Directeur de la revue jésuite Cultures et foi et signataire de ”l'appel des Cent”, le père François Fournier critique vertement le texte épiscopal décevant à bien des égards de telle sorte qu'il se sent libre d'en dénoncer avec véhémence le contenu dans une tribune à Témoignage chrétien que La Croix reprend dans son forum du 4 décembre 818 :

‘Une autorité ecclésiale ne peut pas imposer de choix politiques à ”SES sujets”. D'ailleurs, ce n'est pas auprès de l'épiscopat français que j'irai demander des conseils pour m'orienter politiquement. Où serions-nous si nous l'avions suivi sous l'occupation nazie pendant la deuxième Guerre mondiale, quand le grand danger qu'on nous présentait alors c'était du ”communisme athée” ?’

Pour sa part, le dominicain François Biot adresse un long texte à Témoignage chrétien pour dénoncer une position épiscopale en retrait par rapport à celle de la fédération protestante 819 :

‘Il est bien certain que, à nos yeux, il appartient à la mission épiscopale d'intervenir en de tels domaines, contrairement à ce que d'aucuns souhaitent, en cherchant à enfermer les évêques, mais aussi la conscience chrétienne, à l'intérieur des sanctuaires, voire des sacristies. C'est en effet sur la place publique que l'Évangile doit être proclamé, ; c'est là aussi qu'il doit se vivre. Malheureusement le message évangélique à portée politique, au sens noble du terme, qu'on était en droit d'attendre de la part de nos évêques, est particulièrement décevant.’

La contestation est d'autant plus vigoureuse que celle-ci s'engouffre dans la brèche creusée par Mgr Gaillot le 10 novembre 1983 dans Libération, puis le 12 novembre 1983 dans Le Monde et enfin dans Témoignage chrétien le 21 novembre 1983. Pour la première fois, un évêque se désolidarise de l'assemblée plénière en révélant publiquement son opposition au texte adopté. Mgr Gaillot avait pourtant donné son accord lors de l'assemblée plénière de mai pour participer à la rédaction du texte souhaité par le conseil permanent. ”Il n'a jamais pu en fait être associé aux travaux”, relève Henri Tincq 820 . L'évêque récalcitrant justifie alors son refus de voter le texte épiscopal regrettant en premier lieu que les évêques de France n'aient pas suivi la démarche de leurs homologues américains, engagés dans une longue concertation avec l'ensemble des communautés chrétiennes de leur Église. Le court texte de Mgr Gaillot s'achève sur la nécessité pour l'Église de produire une parole prophétique ”devant la course folle aux armements, devant la capacité inouïe de destruction de l'arme atomique, devant les sommes fabuleuses qui sont dépensées et qui sont un scandale et une insulte pour les peuples de la faim et de la pauvreté” 821 .

Fort de son audience quotidienne, La Croix tend à appuyer la démarche épiscopale, se ravisant quant à la lecture politique du texte 822 . ”Celui qui ne ferait qu'une lecture partielle de ce texte serait donc inconscient ou de mauvaise foi. Or, dans un contexte de rapports internationaux tendus, l'irresponsabilité n'est plus permise”, prévient Henri Tincq 823 . Le quotidien catholique organise un forum de réflexion autour de ”Gagner la paix”. Entre autres prises de position, un officier chrétien y salue la dénonciation de la menace soviétique ainsi que l'analyse technique des enjeux militaires. Inscrivant ”Gagner la paix” dans le droit fil de Gaudium et Spes et de l'intervention de Jean-Paul II à l'ONU en 1982, le lecteur dénonce par avance toute lecture partielle du document. ”Mutiler leur pensée en disséquant le raisonnement et en brisant l'unité essentielle ne peut aboutir qu'à raviver des querelles dépassées”, relève-t-il 824 .

Sur le plan théologique, René Coste refuse d'opposer prises de paroles américaine et française. Celles-ci constituent même, selon lui, un corpus de réflexions cohérent pour l'Église universelle 825 . Pour sa part, Jean Klein, maître de recherche au CNRS mais aussi président de la section française de Pax Christi, affilie le texte de l'épiscopat à l'encyclique Pacem in terris. Il plaide par ailleurs pour une lecture attentive du document, seule à même de faire émerger un débat autour des points jugés litigieux. ”La manière dont le message des évêques a été reçu appelle une fois de plus l'attention sur les carences de l'information et sur la nécessité d'établir des relais au sein de l'Église pour y remédier” 826 .

Ancien dirigeant du mouvement Vie nouvelle, Philippe Warnier est plus critique. Il dénonce alors une ”occasion manquée” reprochant aux évêques français de n'avoir pas su reproduire la démarche adoptée par leurs homologues américains. La non association aux débats de la commission Justice et Paix est ici, pour lui, emblématique de l'incapacité française à organiser le débat dans l'Église. Par ailleurs, l'accent mis sur la seule responsabilité des états renvoie pour lui de façon regrettable le débat de la non-violence dans la sphère privée. Enfin, Philippe Warnier dénonce une casuistique proche du sophisme 827 :

‘Reconnaissant avec la lucidité que la dissuasion nucléaire est ”un mal”, face à un conflit de devoirs et à une ”situation de détresse” (toutes notions traditionnelles, qu'ils semblaient pourtant écarter lors du débat sur l'avortement), ils affirment que la menace nucléaire est ”encore” morale, alors que l'usage de l'arme atomique ne le serait pas !’

D'ailleurs, la frange pacifiste du catholicisme français ne décolère pas. Le secrétaire de la commission française Justice et paix, Pierre Toulat, n'est pas des moins véhéments. D'une plume virulente, il dénonce, dans Le Monde du 12 novembre 1983, le texte des évêques dans une interpellation lapidaire - ”Quel est le message ?” 828 :

‘Les évêques de France ont appris à s'informer : ils veulent être crédibles. Partant de données de situation, ils proposent une analyse, entre autres. Chemin faisant, ils ouvrent la Bible. Tout cela fait un document de réflexion et de référence. Mais, au juste, quel est le message ?’

Refusant d'ancrer le document épiscopal dans le jeu politique, Etienne Borne, ancien directeur d'Esprit, apporte un soutien particulièrement marqué aux évêques français dans un commentaire qu'il livre à La Croix le 19 novembre 829 :

‘Il appartenait aux évêques d'affronter dans le cas le plus éprouvant et où les fils paraissent diaboliquement emmêlés, le conflit entre ”l'éthique de conviction” qui requiert la moralité des moyens et ”l'éthique de la responsabilité” qui accepte d'user de la force contre les abus de la force. En reconnaissant la tension entre ceci et cela sans conclure à une antinomie tragiquement indénouable, les évêques de France ont, avec probité et courage, apporté une contribution à l'espérance.’
Notes
815.

Jean Toulat, ”La bombe ou la vie” in Un combat pour la vie, Paris, Nouvelle Cité, 1982

816.

Jean Toulat, Combattants de la non-violence, Paris, Cerf, 1983

817.

Alain Woodrow, ”Les évêques et la dissuasion : surprises et déceptions”, La Monde, 11 novembre 1983

818.

François Fournier, ”Profondément déçu, je demeure libre”, Témoignage chrétien, 2054, 21 novembre 1983 ; Anonyme, ”Le caractère unilatéral de la menace”, La Croix, 4 et 5 décembre 1983

819.

François Biot, ”Malheur à celui par qui arrive le scandale”, Témoignage chrétien, 2054, 21 novembre 1983

820.

Henri Tincq, ”Jacques Gaillot : un évêque non-violent”, La Croix, 12 novembre 1983

821.

Mgr Gaillot, ”Les raisons d'un refus”, Témoignage chrétien, 2054, 21 novembre 1983

822.

Henri Tincq, ”La séparation des rôles”, La Croix, 10 novembre 1983

823.

Henri Tincq, ”Dissuasion : les retombées”, La Croix, 14 novembre 1983

824.

Dominique Chavanat, ”Un texte équilibré à lire entièrement”, La Croix, 18 novembre 1983

825.

René Coste, ”Une convergence fondamentale entre l'épiscopat français et les autres épiscopats”, La Croix, 18 novembre 1983

826.

Jean Klein, ”Dissiper les malentendus et ouvrir le débat”, La Croix, 18 novembre 1983

827.

Philippe Warnier, ”L'occasion manquée”, La Croix, 18 novembre 1983

828.

Pierre Toulat, ”Quel est le message ?”, Le Monde, 12 novembre 1983

829.

Etienne Borne, ”La probité et le courage”, La Croix, 19 novembre 1983