Pourtant, la position de pointe de l'épiscopat n'augure pas nécessairement un clivage entre les positions des diverses églises en France. Pour Alain Faujas, il ne fait aucun doute que les Églises vont s'acheminer à terme vers une déclaration œcuménique sur le sujet. ”Malgré leur sensibilité et leur point de départ très différents, catholiques et protestants français se retrouvent écartelés, de la même façon, entre prudence et prophétisme”, relève-t-il 830 .
Reste que le texte ”La lutte pour la paix” adopté par les 400 représentants de la fédération protestante de France réunis en assemblée générale les 11 au 13 novembre 1983 marque un net écart d'appréciation avec l'épiscopat français. Ainsi, la fédération protestante refuse-t-elle une lecture bipolaire de la réalité géopolitique et articule conjointement dimensions individuelle et collective de la problématique. Sur le plan théologique, le pasteur Jacques Maury exhorte même les autorités religieuses à ne pas abuser de leur légitimité magistérielle. ”Peut-être devrions-nous plutôt nous interroger sérieusement sur le concept de ”guerre juste” sur lequel s'appuie la chrétienté depuis le Haut Moyen-Âge” 831 . Selon lui, la perpétuation de ces concepts théologiques et d'une approche exclusivement morale des débats met en péril jusqu'à l'exercice même du magistère religieux 832 :
‘J'ai été frappé de voir que les évêques réunis à Lourdes ont essayé de dire quelque chose où ils ont voulu mettre à la fois leur anxiété, leurs hésitations, et surtout leur volonté de contribuer à la recherche de la paix. Mais le résultat au niveau des médias a été simplement qu'ils étaient ”pour la dissuasion”. […] Je pense tout d'abord qu'il y a, pour les Églises, deux ordres de périls à éviter.Cet archaïsme épistémologique du discours se double d'une appréciation erronée du contexte historique dans lequel l'épiscopat se prononce selon Georges Montaron. Au-delà des interrogations quant au statut du document dénoncé et à la méthode employée par l'épiscopat pour sa réalisation, le directeur de Témoignage chrétien se demande si l'épiscopat ne s'illusionne pas sur la réceptivité des français à un tel document dans une période de post chrétienté. Inaudibles, les évêques risquent alors de se priver de leur double mission pastorale et prophétique.
‘Nos évêques n'aiment guère qu'on leur dise comment sont reçus leurs documents. Ils n'aiment pas entendre les bruits qui montent des bureaux et des usines. Ils me reprochent de les rapporter. Ils voudraient que leurs textes rédigés dans le silence de leurs bureaux, soient lus mot à mot dans le calme de chaque foyer, que chaque phrase soit pesée, que les silences soient interprétés autant que les multiples nuances par tous ceux qui reçoivent ce document. Certes, c'est ce que nous faisons. Mais l'opinion publique à d'autres réactions. Elles sont d'une autre nature, plus vives ; et parfois, plus justes. A leur manière, elles éclairent le texte d'une vision particulière, sans doute trop crue, mais qui n'en est pas moins importante.’L'hebdomadaire protestant Réforme accueille pourtant avec bienveillance la déclaration épiscopale sous la signature d'André Dumas. ”Il me semble que les évêques catholiques à Lourdes ont eu davantage raison, théologiquement, spirituellement et politiquement, que la Fédération protestante de France à La Rochelle. Il me semble, et je le dis clairement, mais je peux me tromper comme tout le monde ! En tous cas, la paix est bilatérale. C'est le mot bilatéral qui doit demeurer l'objectif international dans la partie de bras de fer, plus politique que véritablement militaire, qui se joue aujourd'hui au niveau des missiles à moyenne portée que nous avons tort d'appeler égocentriquement euromissiles” 833 . Le journal Réforme rend alors saillante la difficulté des pasteurs à risquer une parole collective au nom de leurs Églises. Dès le vote de l'assemblée protestante de La Rochelle, Jean Bourdarias relève ce dilemme que partage l'ensemble des Églises chrétiennes 834 :
‘Plus que l'Église catholique, le protestantisme français apparaît politiquement écartelé entre ses pacifistes et ses conservateurs. Les premiers ont fait fréquemment du ”sit-in” devant les centrales nucléaires. Les seconds ont été jusqu'alors discrets. Cependant, un représentant de l'Alsace est monté au micro pour rappeler, sous les applaudissements, que si la défense de la paix passait par celle de la justice sociale comme l'avait remarqué le pasteur Maury, elle était aussi étroitement liée à celle de la liberté.’Invité d'Europe 1 le 10 novembre, le pasteur luthérien Michel Viot approuve la déclaration de l'épiscopat français considérant que ”le droit de se défendre n'a jamais été interdit par l'évangile”. Le pasteur valide également la distinction introduite entre éthique individuelle et éthique collective 835 :
‘Toutes les prescriptions sur la non-violence s'adressent à des comportements individuels : Jésus n'a pas voulu être un législateur pour une nation. Il annonçait le royaume de Dieu et, par conséquent, je ne vois pas dans la Bible qu'il y ait des commandements de non-violence. Les évêques ont eu raison.’Quelques semaines après, Michel Viot s'associe au manifeste d'une cinquantaine de personnalités protestantes s'inscrivant en faux par rapport aux déclarations de l'assemble de la fédération protestante de France lors de sa prise de parole du 13 novembre 1983 à La Rochelle. Ceux-ci refusent d'entrer dans une dichotomie opposant catholiques et protestants. ”Le vœu de l'assemblée générale du protestantisme n'engageant notre pays vers un gel nucléaire comme premier pas de désescalade du désarmement, même unilatérale' ne peut être mis en parallèle avec la récente déclaration de la conférence épiscopale (”Gagner la paix”) qui lui est généralement opposée. En effet, ce vœu n'engage que les 124 personnes qui l'ont voté à main levée, cette assemblée n'ayant qu'un caractère consultatif” insistent les signataires qui rappellent que seul un synode national – luthérien ou réformé – a compétence pour s'exprimer sur un sujet de cette gravité au nom des Églises réformées.
Ces personnalités protestantes, réformées et luthériennes parmi lesquelles France Quéré, Daniel Atger, Philippe Bertrand, Philippe Boegner, Pierre Chaunu, François Dreyfus, François Goguel, Michel Viot, André Gounel et André Caquot 836 refusent par ailleurs toute confusion entre ”volonté de paix” et pacifisme 837 . Le spectre munichois est alors agité comme en écho au positionnement de Mgr Jullien 838 . Refusant aux Églises le droit de dicter aux États la moindre politique en matière nucléaire, le manifeste conclut : ”Nous avons enfin la conviction que la lutte pour la paix véritable impose aussi à tous les chrétiens un effort de discernement et, parfois, un ”gel” des déclarations généreuses mais irresponsables” 839 .
Alain Faujas, ”Vers un document œcuménique”, Le Monde, 10 novembre 1983
Jean Bourdarias, ”Les protestants : il n'y a pas de guerre légitime”, Le Figaro, 13 novembre 1983
Alain Woodrow, ”Le pasteur Maury : non au manichéisme diabolique”, Le Monde, 12 novembre 1983
André Dumas, ”Contre un gel nucléaire unilatéral”, Réforme, 26 novembre 1983
Jean Bourdarias, ”Les protestants : il n'y a pas de guerre légitime”, Le Figaro, 13 novembre 1983
Anonyme, ”Attention aux brevets de moralité”, La Croix, 12 novembre 1983
Anonyme, ”Des personnalités protestantes critiquent la position de l'assemblée de La Rochelle”, Le Monde, 19 décembre 1983
France Quéré livre notamment un texte sur le pacifisme dans La Croix des 11 et 12 décembre 1983. Dans un style lyrique : ”Qu'on leur rende au moins cette justice : le dégoût de vivre, la philosophie de l'absurde, la quête éplorée de sens, ils les laissent à ces âmes de luxe qui dans leur société d'abondance ont eu loisir de choyer leurs douleurs métaphysiques”.
Anonyme, ”Des personnalités protestantes critiquent la position de l'assemblée de La Rochelle”, op. cit.
”Une cinquantaine de protestants ont signé le manifeste ci-dessous hostile au vœu La lutte pour la paix adopté par l'Assemblée de la Fédération protestante de France à La Rochelle”, Snop, n°526, 4 janvier 1984