Assumer une parole collégiale

En se désolidarisant publiquement du vote de l'assemblée plénière, l'évêque d'Evreux place l'épiscopat dans une situation inédite ainsi que se souvient Mgr Matagrin ⁸⁴⁰ :

‘Le soir, Gaillot était furieux. Il a alors réuni une conférence de presse au cours de laquelle, il a dévoilé le secret du vote. Je n'avais jamais vu ça… En disant : ” voilà les méchants ! ” Alors, les méchants étaient Jullien, Matagrin, Defois et Decourtray. Alors je lui ai dit : ” Depuis que je suis évêque, c'est la première fois que je vois un évêque organiser une conférence de presse pour dévoiler les résultats d'un vote secret. ” C'est un type individualiste, qui ne se préoccupe pas de l'épiscopat.’

Intervenue dans l'élan d'un réveil du débat chez les catholiques, l'attitude de Mgr Gaillot interroge l'épiscopat à produire, partager puis défendre une parole collégiale. La controverse s'anime et persiste. Les évêques regagnent leurs diocèses respectifs. Il s'agit alors de faire œuvre de pédagogie. La quasi-totalité des journaux diocésains revient sur le texte de l'assemblée plénière soit à l'occasion d'analyses de prêtres ou de spécialistes, soit à l'occasion d'éditoriaux ou d'homélies de la main de l'évêque du lieu ⁸⁴¹ . Le 13 novembre, Mgr Despierre, évêque de Carcassonne, reprend en chaire les points importants de ”Gagner la paix”. L'accent est mis sur la distinction entre éthiques individuelle et collective. Reste que l'impératif de paix fonde pour lui la colonne vertébrale de la déclaration ⁸⁴² . Des évêques comme Mgr Daloz prennent subrepticement leurs distances avec le texte de Lourdes. ”Je n'ai pas l'intention de me défendre ni d'exposer mes propres préférences : je me sens naturellement solidaire de mes frères dans l'épiscopat, et c'est dans cette solidarité que je m'exprime”, semble obligé de préciser l'évêque de Besançon dans une tribune à La Croix ⁸⁴³ . A cette occasion Mgr Daloz reconnaît même les difficultés que connaît l'épiscopat dans sa fonction pastorale. Il convient également du caractère contestable de la méthode épiscopale pour l'écriture de ”Gagner la paix”. Sous sa plume, ce texte n'est qu'une première étape pour un débat à vivre au niveau des corps intermédiaires de l'Église : ”comme cela avait été le cas pour les nouveaux modes de vie - pas seulement avec (ou contre!) les évêques, mais entre les opinions et les groupes” ⁸⁴⁴ .

Pour sa part, Mgr Gaillot persiste dans la contestation. Le 19 novembre, La Croix lui ouvre ses colonnes pour une mise au point sur un mode revendiqué comme ”contemplatif”. S'inscrivant sous le patronat du cardinal Suhard, l'évêque d'Evreux revendique une parole prophétique. Le discours de Jean-Paul II du 12 novembre 1983 à l'Académie pontificale des sciences sur le pouvoir des ”prophètes désarmés” est également cité. En cela, Mgr Gaillot récuse l'accusation portée contre lui quant à un non-respect de la collégialité. ”Jouant avec l'Église le jeu de la collégialité, je reviens pour finir à notre texte de Lourdes pour souligner qu'il entend ne pas être un document terminal excluant désormais tout débat” ⁸⁴⁵ .

Le 20 novembre, Mgr Rol rappelle à ses diocésains le caractère moralement acceptable de la dissuasion nucléaire en l'état actuel des relations internationales. L'analyse épiscopale se fonde essentiellement sur une appréhension spirituelle du problème. La société française ne participera à la paix qu'en renouant avec ses racines spirituelles qui nourrissent à la fois son histoire et son identité. ”Quand s'oublient la justice et la solidarité, quand les étrangers et les immigrés se voient reprocher de remplir les berceaux et les classes maternelles que nous laissons vides, quand l'amour est sans vie et la vie sans amour, quand la famille est ruinée, quand les partis et les groupes se jettent l'anathème, quand la foi est systématiquement brocardée, l'absolu devient relatif et le relatif absolu. Alors l'inspiration profonde d'une nation se perd et le pays tout entier doute de son identité et de sa vocation” ⁸⁴⁶ . Ce diagnostic établi, les catholiques sont invités à se constituer en groupes restreints pour discuter le texte épiscopal. A Bayeux, Mgr Picandet reprend sensiblement les termes de la démarche de Mgr Rol. ”Chers frères chrétiens, chers amis de bonne volonté, lisez et relisez intégralement la longue déclaration des évêques de France” ⁸⁴⁷ .

Le 8 janvier 1984, Mgr Fihey revient sur ”Gagner la paix” en l'Église Saint-Louis des Invalides, à l'occasion du dimanche de la paix. Le vicaire aux armées adopte une lecture civilisationnelle du problème de l'armement et justifie par la même le détour opéré par les évêques de France pour analyser un contexte dominé par les idéologies matérialistes et les appétits de puissance. ”Evêques français nous avons dit aussi que dans cette situation de détresse, il fallait d'abord sauvegarder la paix précaire qui subsiste et que les valeurs fondamentales qui nous motivent et façonnent notre patrie devaient être défendues, faute de quoi nous serions comme des otages face aux puissances qui entendraient nous asservir” ⁸⁴⁸ .