Une presse chrétienne provoquée au débat

Le débat animé par Témoignage chrétien porte précisément sur la méthode de production, d'énonciation puis de diffusion du texte. Il n'est alors pas question de refuser aux évêques une parole politique. Traditionnellement, un tel positionnement épiscopal sied particulièrement à la gauche chrétienne pour qui le paradigme politique perdure. C'est d'ailleurs sur un défaut de représentativité que la critique se fonde. L'ancien rédacteur en chef de Témoignage chrétien, André Mandouze récuse toute possibilité d'incarner l'opinion de l'ensemble des chrétiens sur un tel sujet 849 :

‘Ce qui n'est pas admissible, c'est que, à coups d'habiletés de casuistes, les évêques prétendent faire endosser à tous les chrétiens de France une position qui ne saurait se déduire de l'Ecriture Sainte et qui rappelle un peu trop les bénédictions d'armes de tout acabit accordées au long des siècles par des prélats généreusement sacrilèges.’

Abandonnant toute verve, le secrétaire de la commission étaye sa critique parue dans Le Monde du 12 novembre. Acteur privilégié de la réflexion ecclésiale sur la paix, Pierre Toulat s'étonne de l'absence de concertation et du mode de production de ”Gagner la paix” 850 :

‘Ayant lu, le 9 juillet, dans un journal du soir, que les évêques français ” voulaient consulter le plus largement possible”, en vue d'une prise de position sur les problèmes de défense, nous pensions qu'une occasion serait offerte à ce groupe de travail ou à la commission d'exprimer oralement un avis aux rédacteurs du texte épiscopal… Comme tout le monde, j'en ai appris, par la presse, la publication.’

Ce constat établi, Pierre Toulat fonde ses espoirs sur la possibilité de poursuivre la discussion a posteriori. Celle-ci apparaît d'autant plus déterminante que les textes produits successivement par la commission Justice et paix et l'assemblée plénière de l'épiscopat offrent des contrastes saisissants quant à l'évaluation de la situation. ”Il y a une estimation morale différente à propose de la stratégie anti-cités”, relève Pierre Toulat. Par ailleurs, quand les évêques français légitiment la dissuasion nucléaire comme moindre mal, Justice et Paix propose une analyse critique de la dissuasion nucléaire française tant sur le plan technique qu'éthique.

Le directeur de La Lettre, Jacques Chatagner déplore ”qu'encore une fois les belles paroles sur la concertation et le dialogue dans l'Église se sont révélées lettre morte” 851 . L'absence de coordination des évêques avec la commission française de Justice et paix cristallise les débats. Jacques Chatagner regrette que les quelques laïcs consultés le soient pour leurs seules compétences techniques. Telle méthodologie induit une ligne contestable du texte 852 :

‘Les évêques avaient le choix : le discours du pouvoir, ou celui du prophète qui alerte et ouvre des voies nouvelles. Ils ont fait le mauvais choix. Car les rares ouvertures que contient la déclaration sont réduites à rien, notamment par l'opposition faite entre éthique individuelle et éthique collective. On entend seulement la voix du réalisme et de la raison. Mais si l'Église n'a rien d'autre à dire que le monde, pourquoi parle-t-elle ?’

Le 4 décembre, La Croix ouvre à nouveau son forum à ses lecteurs pour discuter les points contestables du texte épiscopal. Cette initiative intervient alors que du 5 au 11 décembre est organisée la Semaine de la paix. A cette occasion, Pax Christi est mandaté par l'épiscopat pour organiser réflexions et prières au cours de cette semaine, en vue de la Journée mondiale de la paix qui doit avoir lieu le 1er janvier 1984 selon les vœux de Jean-Paul II. La Croix publie, entre autres correspondances, un courrier dans lequel Pierre Parodi conteste les méthodes de l'épiscopat français pour sa réflexion ainsi que le discrédit qu'il porte sur l'action non-violente 853 :

‘Les évêques américains, quand ils travaillaient à leur texte sur la paix, réservaient la moitié de leur temps à la prière. Je demande à mes frères évêques français : ”Avez-vous eu le temps, à propos de ce texte si important pour notre vie à tous, de l'approfondir, d'échanger, de prier surtout, en invoquant l'Esprit ?” […]
Vous n'arrêtez pas de dénoncer l'utopisme, la naïveté des non-violents, des pacifistes. Ne croyez-vous pas que le comble de la naïveté est de croire que tout en étant prêt - les esprits et les armes - le crime ne se fera pas, parce que dans un enseignement chrétien de la paix vous aurez dit que la légitimité du passage de la menace à l'acte est problématique ?’

C'est d'ailleurs précisément la distinction entre la menace et l'emploi qu'André Laudouze dénonce, dans un texte intitulé ”La deuxième mort de Mgr Riobé”, ”l'incohérence de l'argumentation” épiscopale 854 . La Croix, oppose alors le document de Pax Christi d'avril 1983, Eléments de réflexion sur la dissuasion nucléaire française, et ”Gagner la Paix”.

A rebours de la contestation, René Coste persiste à soutenir l'épiscopat français à l'occasion du commentaire qu'il dispense dans La Croix le 7 décembre. Le professeur de l'institut catholique de Toulouse déplace les lignes du débat de la réflexion sur la non-violence à son champ théologique de prédilection qu'est celui de la charité. Se fondant à la fois sur ”la grande tradition théologique concernant la guerre et la paix et les conceptions fondamentales de la moralité à la lumière de la foi” ainsi qu'au droit des conflits armés et son principe de proportionnalité, René Coste impose le principe de charité comme principe suprême de toute théologie au détriment de la non-violence. En cela, le théologien réaffirme l'unité de la loi morale qui s'adresse conjointement aux États et aux particuliers 855 :

‘Ce qu'on doit demander aux États, comme aux simples particuliers, c'est seulement de s'efforcer de vivre la non-violence dans toute la mesure du possible, car le commandement évangélique suprême est celui de la charité (avec sa composante radicale de justice).’

Réunis pour leur quatrième rencontre annuelle les 14 et 15 décembre 1983, les conseils permanents catholique et luthéro-réformé ne manquent pas d'évoquer les deux textes publiés en novembre depuis Lourdes et La Rochelle. Le secrétariat de l'épiscopat français diagnostique alors une nécessaire réévaluation du magistère et de son exercice. Les textes ”ont été l'un et l'autre critiqués à l'intérieur même des Églises qui les ont proposés, ce qui souligne la difficulté d'une parole unique et l'existence de fait d'une pluralité d'opinions à l'intérieur des Églises” 856 .

Très vite, il apparaît que les évêques se sont laissé surprendre par l'audience de leur document. L'ampleur de la contestation en déconcerte plus d'un, parmi lesquels Mgr Etchegaray : ” Et moi qui me retrouve avec en mains un document épiscopal pour la paix, criblé de flèches dès son lancement à Lourdes” 857 . Tant et si bien que l'ancien président de la conférence épiscopale aurait tendance à vouloir minorer la portée du texte. ”Seigneur, tous ces crépitements autour d'un petit texte sur la paix ne me font pas peur, ne me découragent pas” 858 .

Le succès de ”Gagner la paix” dépasse de loin la sphère catholique. Dans le champ intellectuel français, André Glucksmann accueille le texte avec enthousiasme. Le nouveau philosophe salue, dans Le Monde 859 , le réalisme français contre l'irresponsabilité de l'épiscopat américain dont il pourfend la lettre pastorale sur la paix dans son essai La force du vertige : ”connaissez-vous d'autres remèdes préventifs au système concentrationnaire ?… Chers évêques, l'homme ne vit pas que de vie. Il trouve des raisons de vivre… Le prix de la vie est quelquefois la mort” 860 . En février 1984, la revue Esprit consacre ses pages ”controverses” aux documents des épiscopats américain et français. Stanley Hoffmann et Pierre Hassner y discutent les deux points de vue épiscopaux au plan philosophique et géopolitique 861 .

En marge de la critique intellectuelle et éditoriale essentiellement menée par Témoignage chrétien, des groupes de protestation se constituent parmi lesquels deux ”collectifs” de prêtres-ouvriers. Par ailleurs, l'action catholique reprend l'initiative alors que ses mouvements du monde ouvrier viennent à peine d'obtenir à Lourdes un accord avec l'épiscopat sur la mission en monde ouvrier. L'équipe nationale de l'action catholique de l'enfance-monde ouvrier, le bureau exécutif de l'action catholique ouvrière, le bureau national de la jeunesse ouvrière chrétienne, l'équipe nationale des prêtres-ouvriers et la commission nationale des religieuses en monde ouvrier publient un communiqué commun pour exprimer leurs déceptions à l'égard du texte épiscopal 862  :

‘Nous aurions préféré :
Une parole publique d'Église réalisée dans le dialogue et la concertation avec tous ceux qui, dans l'Église et hors de l'Église, œuvrent pour la paix.
Que cette parole des évêques ne désigne pas de manière partisane ce qui leur paraît la menace principale pour la paix, en renforçant ainsi la logique des blocs et, par conséquent l'éventualité d'une nouvelle guerre.
Une parole qui ne soit pas une prise de position. Même si elle reconnaît l'efficacité à long terme de la non-violence, elle n'invite pas suffisamment à imaginer des chemins nouveaux pour la paix entre les peuples, quelles que soient les races et les nations. (…)’

Par ce communiqué, l'action catholique investit un débat dont les contours se précisent autant que les potentiels animateurs. En quelques semaines, une ”coordination nationale” - Coordination 24 - s'établit au couvent dominicain de Montpellier et appelle à un ”jeûne total et public” pour le 24 décembre 1983 ”en réparation du tort que le texte de l'épiscopat nous paraît apporter à la cause de la paix” 863 . Le général Jacques de Bollardière, Alfred Bour, le dominicain Jean Cardonnel, le père Christian Delorme, Daniel Guette, Monique Hébrard, Christian Mellon, Pierre et Thérèse Parodi, Joseph Robert, Philippe Warnier et des collaborateurs de Témoignage chrétien se comptent parmi les signataires de l'appel. Près de quatre-vingt dix groupes chrétiens répondent à l'appel dans diverses églises et cathédrales de Toulouse à Amiens, de Brest à Digne. À l’exception notable de Paris. Ces groupes adressent des courriers à leurs évêques pour leur demander de reconsidérer leur position. A Bayeux, Mgr Badré rencontre les jeûneurs de son diocèse pour prendre date et reprendre le débat de la paix 864 .

Relais traditionnels de la parole épiscopale, les Cahiers de l'actualité religieuse et sociale dissimulent mal leur malaise tant sur le fond que sur la forme du document. Spécialiste de la pensée sociale de l'Église, Denis Maugenest (s.j.) introduit dans un éditorial sévère le dossier consacré à ”Gagner la paix” 865 :

‘La déclaration est assez homogène dans le style et assez vive dans le ton ; relativement brève, elle est accessible et lisible. Pourtant, on regrettera qu'elle soit nettement moins travaillée que les déclarations allemande et américaine - et que son poids soit par conséquent moindre que le leur : l'exclamation y tient lieu parfois d'argumentation ; telle ou telle analyse (par exemple, le contrôle de l'emploi de l'arme nucléaire) n'est pas suffisamment développée ; telle ou telle référence à un penseur politique est malheureuse ; enfin, on peut discuter la désignation explicite de l'adversaire potentiel au risque d'une vision dualiste et seulement idéologique qui ne fait pas justice des réalités plus complexes de ce temps.’

Au mois de février 1984, une note du mouvement des cadres chrétiens (MCC) salue le texte ”Gagner la paix” pour son ”refus de canoniser le pacifisme, moyen ambigu de progresser vers la paix et certitude que seule une analyse réaliste des tensions et des crises pourra amener les nations à les réduire progressivement” 866 . Tout en regrettant cependant les ”sources apparemment unilatérales du document”, le MCC salue l'équilibre du texte de l'épiscopat français ”en dehors des sentiers cléricaux” creusés par ses homologues américain et allemand.

Notes
849.

André Mandouze, ”Quand les évêques jouent les stratèges…”, Témoignage chrétien, 2054, 21 novembre 1983

850.

Pierre Toulat, ”Une estimation morale différente”, Témoignage chrétien, 2054, 21 novembre 1983

851.

Jacques Chatagner, ”Si l'Église n'a rien d'autre à dire…”, Témoignage chrétien, 2054, 21 novembre 1983

852.

Ibid

853.

Anonyme, ”Les ratés de la concertation”, La Croix, 4 et 5 décembre 1983

854.

Anonyme, ”De la menace à l'emploi de l'arme nucléaire”, La Croix, 4 et 5 décembre 1983

855.

René Coste, ”La non-violence et les États”, La Croix, 7 décembre 1983

856.

Anonyme, ”Rencontre des conseils permanents catholique et luthéro-réformé”, Snop, n°525, 21 décembre 1983

857.

Mgr Etchegaray, ”Prière pour gagner la paix”, L'Église aujourd'hui à Marseille, n°40, 11 décembre 1983

858.

Ibid

859.

André Glucksmann, ”Qu'est-ce qu'un intellectuel ?”, Le Monde, … novembre 1983

860.

André Glucksmann, La force du vertige, Paris, Grasset, 1983, 380 pages

861.

Stanley Hoffman & Pierre Hassner, ”Les Églises contre la dissuasion”, Esprit, 86, février 1984, pp. 206-212

862.

Anonyme, ”Le document épiscopal est contesté par des mouvements d'action catholique”, Le Monde, 19 décembre 1983 ; Anonyme, ”La paix par l'engagement de tous”, La Croix, 26 novembre 1983

863.

Ibid

864.

Anonyme, ”Bilan d'un jeûne”, Témoignage chrétien, 2061, 9 janvier 1984

865.

DenisMaugenest, ”Gagner la paix”, Cahiers de l'actualité religieuse et sociale, 278, 15 décembre 1983, p. 665

866.

Anonyme, ”Le MCC et la dissuasion”, Témoignage chrétien, 20 février 1984