Le pluralisme catholique, une chance pour un renouveau pastoral ?

La réunion du conseil permanent les 12, 13 et 14 mars 1984 est l'occasion d'évaluer la réception de ”Gagner la paix”. La charge en revient au bureau d'études doctrinales. A cette occasion son président, Mgr Marcus, s'interroge sur l'accueil réservé aux déclarations épiscopales en général. La démarche ne manque pas de saveur dans la mesure où le bureau d'études doctrinales compte l'évêque d'Evreux parmi ses membres 877 :

‘Leur réception paraît fortement conditionnée par la sensibilité et les opinions reçues dans les diverses fractions de l'opinion publique. L'expression publique, faite non pas simplement de critiques, mais parfois d'une véritable défiance, amène à poser diverses questions. Celle, bien sûr, des procédures de concertation dans l'élaboration des textes, mais celle aussi de la bonne compréhension par les catholiques de la responsabilité d'enseignement des évêques et de la légitimité magistérielle. Ainsi, en tenant compte bien sûr de la portée qu'il faut lui donner, l'enseignement des évêques, ne saurait-il être tenu comme une opinion parmi d'autres.’

Interpellé par l'adresse, Philippe Warnier ne tarde pas à réagir pour Témoignage chrétien. Le journaliste invite alors les évêques à réformer leurs méthodes de concertation et de production afin de ”provoquer un nécessaire changement d'attitude de nombreux chrétiens, qui, à force de faire aux évêques le coup du mépris, risquent de perdre tout sens de l'Église” 878 .

Pour l'heure, la Coordination 24 ne désarme pas. En juin 1984, trente-sept personnalités chrétiennes signent un appel pour l'élaboration d'une position sur la paix, la défense et l'armement nucléaire au terme d'un processus de concertation sur deux ans. Les débats s'organisent selon un cadre strict en cinq points : prise en compte de la menace collective que comporte l'arme nucléaire ; rigueur dans le choix de thèmes engageant directement les acteurs du débat ; examen critique de la politique de défense hexagonale ; acceptation du registre politique ; refus de polémiquer.

‘Il s'agit de l'élaboration patiente (il faudra du temps !), collective (les individus pourront apporter leur contribution mais les groupes seront privilégiés), œcuménique et pluraliste d'un texte sur ”la paix, la défense et la dissuasion nucléaire”, proposés par des chrétiens à leurs Églises et à l'opinion publique en France. Cette démarche s'inscrit dans la proposition faite par les Églises de prolonger le débat ouvert par de récentes déclarations, en faisant droit à la légitimité des divergences.’

Dès le mois de juin 1984, Mgr Decourtray envisage la possibilité pour l'entreprise d'aller à son terme. Le vice-président de la conférence épiscopale anticipe alors sur l'orthodoxie d'une telle prise de parole. Prenant acte d'un effritement de l'unanimité épiscopale autour de ”Gagner la paix”, l'archevêque de Lyon tente de concilier velléités personnelles et nécessaire collégialité 879 :

‘Il me semble aussi qu'il y a place pour une parole qui soit préparée par un travail en commun entre des groupes de chrétiens et des évêques, et qui soit signée ensemble. Si par exemple sur le problème de la paix nous arrivions à prononcer une parole sur ce sujet qui soit signée à la fois par des évêques et tout un éventail de chrétiens, ce pourrait être intéressant. Et je crois que ce serait possible. Ou encore, le texte pourrait être signé par les évêques en précisant qu'il a été préparé et accepté par un certain nombre de laïcs.’

Pour sa part, Mgr Vilnet ne tarde pas à prendre connaissance du texte. ”Je pense que l'approche tentée et le programme avancé - très contraignant - constituent un progrès très net par rapport aux premières réactions au texte épiscopal” 880 . Prêt à rencontrer les protagonistes de l'appel, le président de la conférence épiscopale insiste sur la nature ”contraignante” du cadre proposé pour les débats. Le risque n'est pas nul que le groupe monopolise la parole dans l'Église. ”Chaque groupe ne doit pas penser qu'il détient la totalité de la vérité : il apporte seulement sa pierre à l'ensemble de l'Église” 881 .

A l'échelle continentale, Dublin accueille le forum européen des laïcs du 11 au 15 juillet 1984. Le thème de la rencontre est celui de ”l'éducation à la paix”. Le père Guy Régnier, responsable national de l'apostolat des laïcs, y accompagne une délégation française. Pour lui, ”le forum n'a pas été d'un grand cru quant au contenu” 882 . La Croix dénonce chez les participants une dérive moralisante au détriment d'un réel travail d'analyse pluraliste.

Les 140 délégués des 22 pays européens représentés n'en adoptent pas moins un message qui sonne comme un démenti à ”Gagner la paix” pour la délégation française 883 :

‘(…) Pour lutter contre les situations d'injustice et les vaincre, il faut en faire l'analyse sociale et développer une spiritualité authentique de la paix, qui soit à la base des actions pour la paix. Cette spiritualité authentique doit reconnaître la primauté de la justice par rapport à une stabilité et une fausse sécurité (…)’

De son côté, la Mission de France publie le texte ”Apprendre à bâtir la paix” en juin 1984. Signée de l'équipe centrale et de Mgr Rémond, évêque auxiliaire de la Mission de France, cette déclaration est le fruit d'une concertation et de 200 amendements présentés lors d'une session en décembre 1983 884 . Dans une analyse politique de la situation, la Mission de France identifie les sources potentielles de conflit dans l'instabilité du Tiers-Monde, la prolifération d'armes atomiques, les guerres locales, la présence militaire étrangère dans divers pays ainsi que le terrorisme 885 :

‘Nous sommes conduits inéluctablement à définir une politique de défense non basée sur la dissuasion nucléaire ; nous devons prioritairement supprimer les inégalités dans notre société et revoir les rapports avec le Tiers-Monde. C'est la justice qui fonde la paix.’

Le contre-pied pris par rapport à ”Gagner la paix” ne produit pourtant pas le consensus escompté au sein de la gauche chrétienne. Ainsi, Témoignage chrétien regrette-t-il la faiblesse de l'argumentation de la Mission de France quant à son refus de la dissuasion nucléaire. Mgr Lecrosnier et Jean Tartier, inspecteur ecclésiastique de l'Église luthérienne en pays de Montbéliard, préfacent une plaquette intitulée La paix en partage - paroles pour la non-violence. Celle-ci est l'œuvre de deux jeunes chrétiens de la région de Montbéliard. Auteurs précédemment d'une réflexion diffusée à 21000 exemplaires Les lances seront brisées, Jean-Michel Magnin et François Nageleisen apportent leur contribution ”au débat sur la paix et la défense” souhaité par le collectif Coordination 24 de Bernard Boudouresque et Christian Mellon. Les auteurs de la plaquette mettent en avant le concept de ”défense populaire non violente” en rupture avec l'analyse déployée dans ”Gagner la paix” 886 .

Réunis en comité national les 13 et 14 octobre 1984, les responsables du mouvement Vivre ensemble l'évangile aujourd'hui (VEA) publient une déclaration exprimant leurs réactions, leurs interpellations et leurs propositions d'action en faveur de la paix. Le mouvement dit ”avoir beaucoup apprécié que les évêques prennent la parole dans le contexte international actuel de surarmement. Leur position est courageuse et prophétique, même si ce rôle n'est pas admis comme tel par l'ensemble des hommes”. Certains membres du comité national émettent toutefois des réserves, parfois même des désaccords avec le texte épiscopal :

‘Ils ne désignent au départ qu'une seule idéologie, alors qu'il aurait été souhaitable de parler de l'ensemble des problèmes et des idéologies du monde. A quand une prise de parole de l'Église de France pour analyser l'idéologie capitaliste, observer ses effets dans son application pratique et en dénoncer ses excès et ses déviations qui sont souvent à l'origine des frustrations, de révoltes ou de violence ?
Ils font une différence entre la morale individuelle et la morale collective. N'y a-t-il pas une contradiction avec l'Encyclique Pacem in terris : ”la même loi morale qui régit la vie des hommes doit régler les rapports entre les États ?”
Ils n'ont pas pris assez au sérieux la valeur de la non-violence, ni assez perçu sa dimension collective.
- Ils parlent de gagner la paix et ne disent rien de la France qui vend des armes à des pays en guerre. C'est une omission regrettable. N'y a-t-il pas moyen de vivre autrement qu'en fabriquant des armes ?
- Ils constatent le fait de la faim dans le monde, mais ils ne vont pas plus loin en condamnant l'armement, ce scandale intolérable pour les pauvres” (Paul VI). Le danger pour la Paix ne viendra-t-il pas des deux milliards de mal nourris et pas seulement de l'Est. Oserons-nous l'affirmer ?’

Reste que l'interpellation épiscopale apporte des éléments stimulant pour dynamiser le mouvement dans sa réflexion en la matière, ”par le changement des modes de vie ; par la pratique de la non-violence ; par l'engagement des organisations qui travaillent en faveur de la paix” auxquels ”Gagner la paix” en appelle. Tout en rappelant ce devoir urgent d'engagement, le mouvement ne donne toutefois aucune consigne nationale à ses adhérents concernant leurs engagements pour la paix.

Le week-end de la Toussaint, Justice et Paix organise un colloque à l'Arbresle. 115 frères, sœurs dominicains et laïcs de France, Belgique, Etats-Unis, Suisse, Espagne, Costa-Rica et Irak sont réunis autour du thème ”Paix, désarmement et Évangile”. Au terme de la rencontre, une déclaration est signée pour dénoncer la ”stratégie française de dissuasion nucléaire”. Sans citer ”Gagner la paix”, les dominicains lui préfèrent le texte de l'épiscopat américain 887 .

Quelques semaines après, la réflexion se traduit par la publication d'un texte œcuménique en janvier 1985, ”Construire la paix”. Témoignage chrétien y voit même un cinglant démenti à ”Gagner la paix” tant sur la méthode que sur le fond du texte. Il est l'œuvre du groupe mixte Justice et Paix - CSEI qui conteste la doctrine épiscopale sur la dissuasion selon deux niveaux d'analyse. Au plan stratégique d'abord, il constate une ”érosion” de la doctrine à l'occasion des derniers développements techniques. Au plan moral ensuite, l'argumentation épiscopale selon laquelle ”la menace n'est pas l'emploi” est largement contestée. Par ailleurs, le document insiste sur le fait que la construction de la paix ne se fera qu'au prix d'une analyse plurielle des racines de la guerre et son insécurité 888 :

‘A s'hypnotiser sur la seule menace soviétique, on risque de négliger d'autres menaces, d'une autre nature : par exemple l'incapacité à maîtriser la crise économique, le désordre monétaire, ou bien la montée xénophobe, le terrorisme, la répartition inégale des richesses et des populations…’

”Le présent texte n'est pas une déclaration, n'est qu'un document de réflexion sur des thèmes liés entre eux, dont chacun a besoin d'être développé et discuté”, précise Mgr Fauchet, président de la commission française Justice et Paix 889 . Trois réunions sont ainsi organisées à l'été puis à l'automne pour que le texte soit débattu et amendé.

Au terme de deux ans de travail et de concertation qui ont réuni des centaines de personnes et de groupes, La Croix peut publier le texte ”La paix autrement : se défendre sans se renier”, dans son édition du 6 mars 1986 890 . Un collectif ”Paix autrement” réunit les plumes du père Bernard Boudouresque, de la Mission de France, de maître Christophe Deltombe, président de Vie nouvelle, du père Christian Mellon (s.j.), du Ceras, du dominicain Bernard Quelquejeu, du père Pierre Toulat et du journaliste Philippe Warnier. Pas moins de sept mouvements se déclarent en accord avec le texte : le MRJC, le CMR, les équipes enseignantes, la JEC, Vie nouvelle, le mouvement international de réconciliation et la branche capucine de Justice et Paix. Une cinquantaine de groupes chrétiens se solidarise ainsi que des personnalités comme Madame de Bollardière, le père Chenu, Gabriel Marc, Christian Delorme, Pierre Pierrard ou Jean Toulat.

Notes
877.

DC, 15 avril 1984, 1872, page 437

878.

Philippe Warnier, ”Les tâche des évêques et celle du peuple”, Témoignage chrétien, 2072, 26 mars 1984

879.

Philippe Warnier, ”Foi, mission et communion”, Témoignage chrétien, 2083, 11 juin 1984

880.

Philippe Warnier, ”Le père Vilnet : évitons la croisade sans fin”, Témoignage chrétien, 2084, 18 juin 1984

881.

Ibid

882.

Gwendoline Jarczyk, ”Le risque du repli sur soi”, La Croix, 24 juillet 1984

883.

Anonyme, ”Le message de Dublin”, La Croix, 24 juillet 1984

884.

Anonyme, ” ça s'apprend dès l'école”, La Croix, 24 juillet 1984

885.

Anonyme, ”La Mission de France : non à la dissuasion !”, Témoignage chrétien, 2 juillet 1984

886.

Marie-Thérèse Renaud, ”La paix en partage”, La Croix, 28 septembre 1984

887.

Anonyme, ”Les dominicains et la dissuasion”, Témoignage chrétien, 2105, 12 novembre 1984

888.

Anonyme, ”Construire la paix”, L'actualité religieuse dans le monde, février 1985

889.

Mgr Fauchet, ”Explorer d'autres voies que la dissuasion nucléaire”, Témoignage chrétien, 2117, 4 février 1985

890.

Collectif, La paix autrement, 1986, 30 pages