L'épiscopat français et le débat intellectuel

Parole de laïcs, le document est également celle de cinq évêques qui apposent leurs signatures au bas du document. Mgrs Bescond, Gaillot, Herbulot, Lecrosnier 891 et Rémond constituent le quintette épiscopal signataire. A elle seule, la présence du père Gaillot justifie pour La Croix de comparer ”La paix autrement” avec ”Gagner la paix”. Ainsi, tandis que l'assemblée plénière évoque la dissuasion nucléaire comme ”logique de détresse”, le collectif ”la paix autrement” qualifie d'immorale la menace de riposte nucléaire. ”Peut-on dans un domaine aussi grave en rester aux seuls principes théoriques ?”, critique Yves de Gentil-Baichis pour qui, ”sur ce dernier point, le texte n'est pas totalement convaincant. Mais il a le mérite de poursuivre le débat ouvert par les évêques à Lourdes et de stimuler notre lucidité sur ces questions vitales” 892 .

Sollicité par le quotidien catholique, Mgr Jullien refuse de voir dans ”La paix autrement” une ”machine de guerre contre ”Gagner la paix”” 893 . L'évêque de Rennes s'efforce même de trouver des points de convergence aux deux textes prenant leur source dans une démarche évangélique. Reste les dissonances propres au texte ”La paix autrement” liées à la pluralité de ses signataires. Le père Jullien relève avec attention les noms des personnalités parties prenantes au manifeste pour tenter de cerner les contours et la cohérence réunissant ces réseaux et personnalités hétéroclites. Pris au jeu des signatures et de la représentativité des acteurs dans le débat d'idée, la sphère catholique épouse les formes de la société intellectuelle française classique forgée pour partie au jeu des signatures 894 :

‘C'est l'œuvre d'un collectif : certains signataires sont pour la non-violence totale ; d'autres acceptent - provisoirement, comme les évêques - la dissuasion nucléaire. Il est donc difficile de se situer par rapport à une partition à plusieurs voix.’

Sur le fond, le père Jullien reconnaît une divergence de fond entre les deux textes sur l'appréhension des données géopolitiques. Il n'en demeure pas moins que ”le texte se montre très rigoureux dans sa critique du système dissuasif français”. Et l'évêque de Rennes de déplorer aussitôt que ”sa vigilance se relâche quand il apprécie la crédibilité d'une résistance non-violente ou d'une dissuasion classique”. Or, pour le moraliste, ”l'appréciation morale s'enracine dans ces analyses de situation, sans pour autant s'y réduire”, insiste-t-il. Mgr Jullien n'oublie pas, par ailleurs, que les signataires de ”La paix autrement” ont été, pour partie, de farouches adversaires de ”Gagner la paix” et du mode opératoire qui a prévalu à son adoption. La vigueur du propos du dernier texte laisse l'évêque de Rennes pour le moins dubitatif : ”La paix autrement” récuse le jugement prudentiel des évêques et du Pape. Il est même plus directif que les évêques et plus magistral que le ”magistère”.

Par-delà les divergences affichées, le père Jullien voit cependant un consensus se dessiner autour de trois points qu'abordaient ”Gagner la paix” : ”un accord global sur la dissuasion nucléaire ”même si la ligne générale de ”La paix autrement” s'en écarte, à condition de tout faire pour en sortir”, ”la nécessité de doubler cette dissuasion par une dissuasion civile” et ”l'urgente nécessité du développement”. Le 15 avril 1986, La Croix tente d'éprouver ce consensus en ouvrant son forum à l'ancien chef d'état major de l'armée de terre, le général Jean Delaunay, au dominicain Bernard Quelquejeu et à l'ancien rédacteur en chef de la revue Défense nationale, le contre-amiral Olivier Sevaistre. Le général, auteur de La foudre et le cancer 895 , indique avoir été sollicité par le collectif ”La paix autrement”. Il justifie son refus de signer le document du fait du caractère irréaliste et utopique du pacifisme 896 .

Pour sa part, le père Quelquejeu dénonce l'attitude de Mgr Jullien qui refuse la moindre filiation de ”La paix autrement” avec la lettre pastorale de l'épiscopat américain en matière nucléaire. Dénonçant les pressions de Rome pour modifier le texte américain, le dominicain met en avant le document de la conférence épiscopale écossaise, du 1er janvier 1985, qui juge immoral d'user de la menace nucléaire 897 . Interpellé, l'évêque de Rennes ne renonce pas au dialogue et réclame un droit de réponse à La Croix qui lui accorde dans son édition du 24 avril 1986. L'auteur de ”Gagner la paix”, reprend les propos du père Quelquejeu affirmant que ”pour qui lit le texte américain sans préjugé, il est manifeste que, au moins pour ce qui concerne la menace, les évêques apportent bien des éléments nuancés et qu'ils laissent finalement la question en suspens, sans répondre ”oui”. On peut même affirmer qu'ils inclinent plutôt vers non”. Mgr Jullien prend le père Quelquejeu au mot et le lecteur de La Croix pour témoin. ”Une ”acceptation conditionnelle” est-elle un oui ou un non ? Les lecteurs pourront apprécier ”sans préjugés””, ironise-t-il 898 .

Réunis le 3 juin 1986 à Trèves, les évêques de Metz, Luxembourg et Trèves réfléchissent sur le nucléaire dans le cadre de leur rencontre bisannuelle. Une déclaration critique quant à l'ouverture de la centrale nucléaire de Cattenom programmée pour l'automne 1986. La publication de cette déclaration suscite un abondant courrier adressé aux évêques signataires. Quelques semaines après, Mgr Schmitt revient sur l'initiative épiscopale pour expliquer que ”les évêques ne veulent en aucune manière s'ingérer dans des choix politiques qui relèvent de la souveraineté nationale de chaque pays. Mais cette souveraineté a ses limites. L'omnipotence du pouvoir ne peut se jouer de la réalité des choses et la maîtrise des impératifs utilitaires requiert des décideurs une rectitude profonde. Car désormais, sauf à être démentielle et suicidaire, la science ne peut plus aller sans conscience, ni la technique sans l'éthique, ni la physique sans une certaine métaphysique. Ce qui est en jeu, dans les grands choix économiques, c'est bien une certaine idée de l'homme et de sa destinée” 899 . Et d'emprunter à Protagoras l'idée que l'homme doit être la mesure de toutes choses. ”Quand l'économie et la technique oublient cette dimension, il faut les y ramener. La conscience doit être cultivée autant que la science si l'on veut que ce que l'on appelle progrès en soit réellement un” 900 .

Le 2 avril 1987, La Croix annonce que le collectif ”la paix autrement” reprend l'initiative. Le groupe publie un appel pour un débat sur l'action non-violente. Mgrs Fauchet, Gaillot, Herbulot, Lecrosnier et Rémond sont une nouvelle fois partie prenante de l'initiative aux côtés du CMR, des équipes enseignantes, de la JEC, du MEJ, du MRJC, du mouvement international de la réconciliation (MIR), de la Vie nouvelle et de la Mission populaire évangélique 901 . Yves de Gentil-Baichis s'enthousiasme dans La Croix : ”L'initiative est originale et c'est bien le rôle des chrétiens de stimuler l'imagination pour inventer des solutions non violentes à l'époque où la loi du plus fort aurait tendance à s'imposer dans la vie sociale et internationale” 902 . Dans le même temps, Jean Toulat soumet au lectorat de La Croix son analyse du débat imminent sur la loi de programmation militaire 1987-1989 à l'étude à l'assemblée nationale au début du mois d'avril 1987 903 :

‘En 1983, l'épiscopat, dans son texte Gagner la paix, admettait la dissuasion atomique, mais en y mettant ces conditions : ”que l'on sorte au plus tôt de cette logique de l'absurde” et ”que l'on évite le surarmement”. Or ces conditions n'ont pas été remplies. Les évêques seraient donc fondés à retirer leur concession ; et au nom de leur compétence évangélique, ils inviteraient nos dirigeants à rechercher d'autres chemins pour notre sécurité, dans la ligne déjà définie par l'assemblée plénière de Lourdes 1970 : ”Il faut passer d'une dialectique de la peur à une dynamique de la paix”. Encore plus aujourd'hui où, à l'Est, se manifestent des signes d'ouverture.’

Des dizaines de groupes locaux se mettent alors en place pour associer une centaine de personnes à la rédaction d'un texte sur le sujet. Quelque 150 contributions sont ainsi débattues tandis que 1 200 amendements sont apportés à une première version du texte. Au terme de deux ans de travail, de concertations et de réflexions, un texte final reçoit l'assentiment de 2 500 chrétiens, dont de nombreuses personnalités, 18 mouvements et quelques communautés religieuses : ”Lutter autrement”. Côté épiscopal, huit nouveaux évêques ont rejoint le quintette de ”la paix autrement”. Le père Bernard Boudouresques, prêtre de la Mission de France, qui a travaillé pendant trente ans comme ingénieur de recherche au commissariat à l'énergie atomique, et membre du collectif de coordination pour ”Lutter autrement” présente le document à La Croix en ces termes 904 :

‘Des chrétiens de tous horizons, prêtres, pasteurs, religieux et laïcs, inventent une manière de s'exprimer dans l'Église par une prise de position collective que personne ne pourra s'approprier. Pour répondre aux défis de la société actuelle, je crois beaucoup à cette forme d'expression de la conscience chrétienne, qui propose sa manière de voir sans l'imposer à personne et qui alimente le débat. La réflexion chrétienne n'est pas exclusivement du ressort des évêques et des théologiens, elle est de la responsabilité du peuple de Dieu tout entier.’

Interviewé par Laurent Grzybowski, le père Boudouresques évoque la possibilité de reprendre cette méthodologie pour aborder les questions de morale sexuelle, de bioéthique et d'économie. Or, la seconde moitié de la décennie 1980 offre une nouvelle altérité séculière au concept théologique du ”peuple de Dieu”. Celui-ci répond au nom de ”société civile”. Le phénomène s'enracine comme composante de la société française lorsque Michel Rocard accueil dans son gouvernement des personnalités comme Bernard Kouchner ou le professeur Schwarzenberg. Le politique trouve alors un relais sous la plume d'Alain Touraine qui reprend dans Le Monde, le 15 septembre 1989, son analyse socio-politique de l'acteur. ”L’Etat et la société ne sont plus face à face, mais dos à dos. L'Etat regarde vers le marché international, tandis que la société est de plus en plus ”civile” et indépendante de l'Etat ” 905 . Dans un contexte où l'Etat républicain postule un temps nouveau de la morale laïque, l'éthique est acte fondateur d'une dépossession du politique et de ses institutions et se réalise sous le nom de ”société civile”, selon le sociologue 906 .

Concernant l'Église, l'épiscopat français se trouve dans une situation paradoxale. Ainsi, tandis que la société française est en passe de rallier le ”consensus éthique”, consciencieusement négocié au creux des nouvelles perspectives missionnaires, les évêques connaissent de grandes difficultés dans la pratique de leur magistère. La réflexion nous ramène insensiblement à l'événement fondateur que constitue le document ”Gagner la paix”. Ainsi, pour Laurent Grzybowski, l'expérience vécue par le collectif ”Lutter autrement” offre des éléments de réflexion que l'épiscopat français doit se garder de négliger. ”Élaboré en plusieurs étapes, grâce aux contributions de nombreuses communautés, personnes et mouvements, il est le fruit de deux années de travail collectif. Avec l'accord de la conférence épiscopale, cette réalisation aurait pu être celle de toute l'Église en France”, regrette-t-il dans La Croix 907 . Ici se joue pour partie l'avenir du magistère épiscopal en France. Les évêques sauront-ils identifier ”l'expérience du ressentiment” comme une respiration dans la vie de l'Église nécessaire pour forger l'altérité entre Église enseignante et Église enseignée ?

Notes
891.

Précisant avoir accordé son accord global au texte sans avoir pris part à sa rédaction, Mgr Lecrosnier se réjouit que celui-ci porte la marque du débat. Mgr Lecrosnier, ”La paix autrement - se défendre sans se renier”, Bulletin diocésain de Besançon-Belfort, n°6, 23 mars 1986

892.

Yves de Gentil-Baichis, ”Un cri d'alarme mais…”, La Croix, 6 mars 1986

893.

Yves de Gentil-Baichis, ”Gagner la paix, tôt ou tard, autrement”, La Croix, 12 mars 1986

894.

Ibid

895.

Jean Delaunay, La foudre et le cancer, Paris, Pygmalion, 1985, 246 pages

896.

Jean Delaunay, ”Les réactions d'un général chrétien”, La Croix, 15 avril 1986

897.

Bernard Quelquejeu, ”Sur la position des évêques américains”, La Croix, 15 avril 1986

898.

Mgr Jullien, ”Mgr Jullien précise la position des évêque américains”, La Croix, 24 avril 1986

899.

Mgr Schmitt, ”La déclaration des évêques sur le nucléaire deux mois après”, Bulletin diocésain de Metz, n° 9, 8 octobre 1986

900.

Ibid

901.

Albert Samuel, Henri Catta, P. Parodi, les pasteurs J. Walter, J. Tartier, J. Chauvin, M. Vergniol, Jean-François Fourel, les pères G. Bescond, Marie-Dominique Chenu, M. Legrain, Charles Lefebvre, Jean-Pierre Jossua, P. Jacquemont, Christian Mellon, Bernard Quelquejeu, Pierre Toulat, Xavier Nicolas et Henri Chaigne font partie des signataires du document.

902.

Yves de Gentil-Baichis, ”Appel aux chrétiens pour un débat sur l'action non violente”, La Croix, 2 avril 1987

903.

Jean Toulat, ”Un scandale intolérable”, La Croix, 4 avril 1987

904.

Laurent Grzybowski, ”La non-violence pour lutter autrement”, La Croix, 31 août 1989

905.

Alain Touraine , ” L'automne des partis ”, Le Monde, 15 septembre 1989

906.

”Le retour de la morale laïque ”, L'actualité religieuse dans le monde, n°53, 15 février 1988.

907.

Laurent Grzybowski, ”Les bourgeons du dialogue dans l'Église”, La Croix, 21 avril 1989