D/ Mgr Jullien, figure de l'évêque intellectuel ?

Itinéraire d’un ”héritier” du catholicisme français

L'adoption de ”Gagner la paix” révèle en la personne de Mgr Jullien une figure trop ignorée de l'épiscopat. Successivement évêque de Beauvais puis coadjuteur et titulaire du siège de Rennes, Jacques Jullien constitue une figure décisive de l'épiscopat français de la décennie 1980. Au fil des débats nourris autour de ”Gagner la paix”, l'Église catholique découvre avec ce jeune évêque une parole vigoureuse 908 .

Né le 7 mai 1929, le père Jullien est le septième enfant d'une famille brestoise. Ingénieur de la marine, son père travail à l'arsenal. Élève de l'école Saint-Sauveur de la Recouvrance, le jeune Jacques intègre le collège du Kreisker avant de rejoindre celui du Bon-Secours tenu par les jésuites (1945-1948) 909 . Au terme de son cursus scolaire, il intègre le grand séminaire de Quimper en 1948 pour intégrer la faculté de théologie d'Angers l'année d'après. Quatre ans d'études après, interrompues par un an de service militaire, et une licence de théologie en poche, le père Jullien est ordonné prêtre le 3 avril 1954. La formation intellectuelle du jeune prêtre reste cependant à parfaire. Il rejoint Paris pour l'année universitaire 1955-1956 pour se consacrer aux études en sciences sociales.

Dès 1957, le père Jullien est nommé directeur du grand séminaire de Quimper. Son enseignement en théologie morale, qu'il assure jusqu'en 1969, y est très prisé. Ainsi François Dosse nous révèle-t-il son influence durable sur l'itinéraire du sociologue Louis Quéré, notamment dans son initiation aux sciences humaines et à l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss 910 . Au cours de l'année 1958, il aborde la question de la dissuasion nucléaire. Mgr Fauvel ne tarde pas à repérer le talent du jeune professeur et l'invite à le suivre pour la première session du concile. Tandis que Jean XXIII publie l'encyclique Pacem in terris en avril 1963, le professeur s'intéresse l'année suivante à cette question de la paix et publie en 1965 deux articles intitulés ”Morale, conscience et Force de Frappe” 911 . Dans cette série d'articles, le père Jullien conclut que la Force de frappe française. n'est pas immorale en soi, mais que la France a vocation à adopter une stratégie indirecte consistant à apporter une aide effective au Tiers-Monde. Tandis que la quatrième session du Concile est annoncée, une commission à laquelle participe Mgr Ancel travaille à un texte sur la guerre et sa dissuasion. Le père Jullien adresse alors un courrier à l'évêque auxiliaire de Lyon pour lui suggérer de ne pas condamner définitivement le modèle de la dissuasion.

Outre ses fonctions professorales et de direction, le père Jullien intervient dans diverses revues pastorales telles que Orientations, Masses ouvrières, Chrétiens d'aujourd'hui. La Nouvelle revue théologique ou le supplément de la Vie Spirituelle lui ouvrent également leurs colonnes pour des articles théologiques. Le dialogue de l'Église avec le monde n'est pas la moindre des préoccupations du professeur de morale qui publie plusieurs contributions tels que les ouvrages Le Chrétien et la politique, Le Chrétien et l'Etat. En 1969 il succède au père Quélen, appelé à l'épiscopat, comme curé de Saint-Louis et prend la responsabilité du secteur centre de Brest. En responsabilité pastorale, le père Jullien poursuit son travail intellectuel par des réflexions diverses : Humanae vitae : Introduction et commentaire, Les prêtres dans le combat politique 912 .

Le 24 septembre 1978, l'Osservatore romano annonce sa nomination par Jean-Paul Ier comme évêque de Beauvais. ”Nous étions alors à Fribourg pour une réunion de théologiens quand il nous a annoncé sa nomination”, se rappelle Paul Valadier qui le côtoie alors dans le cadre de l'Association de théologie et étude de la morale 913 . A 49 ans, le jeune évêque de Beauvais incarne ainsi la figure de ”l'héritier” définie par Pierre Bourdieu et Marie de Saint-Martin 914 . Outre l'autorité de son titre, Mgr Jullien dispose du capital culturel qu'il entretient selon l'habitus ayant cours dans le champ de l'intelligentsia catholique. Appelé à l'épiscopat, Mgr Jullien n'en arrête pas pour autant son travail intellectuel et publie En paroles et en actes en 1983, tandis que les éditions du Centurion éditent puis rééditent L'homme debout en 1980 et 1983 915 . En mars 1983, il donne une conférence sur une approche critique des sciences humaines au centre d'études Saint-Louis de France rattaché au service culturel de l'ambassade de France près le Saint-Siège 916 .

L'envergure intellectuelle du nouvel évêque en fait un candidat tout indiqué pour le bureau d'études doctrinales, qu'il rejoint en octobre 1979 917 . L'année suivante, il intègre la délégation française du synode romain sur la famille aux côtés de Mgrs Duchêne, Etchegaray, Renard et Marie-Sainte (Fort-de-France). Le 1er octobre 1980, il propose un exposé sur ”la parenté responsable” à l'assemblée synodale 918 . ”La dimension charnelle est importante. Et les époux peuvent y découvrir, progressivement, la bénédiction des origines. Mais l'essentiel de la vie et de l'amour se joue au niveau du cœur et de l'esprit. En bien comme en mal : c'est du cœur que sort ce qui rend l'homme impur. Aussi la qualité de l'amour ne se pose ni ne se pèse d'abord en termes de moyens” 919 .

Rappelant ainsi la doctrine, l'évêque de Beauvais n'en oublie pas moins la dimension pastorale de l'enseignement ecclésial. Confirmant la justesse d'analyse d'Humanae vitae, l'évêque de Beauvais n'élude pas les difficultés rencontrées par les couples au quotidien alors que la recherche n'est pas en mesure de satisfaire aux exigences de l'Église. S'appuyant sur le discours de Paul VI prononcé aux Équipes Notre-Dame en 1976, Mgr Jullien défend une mise en conformité graduée avec les exigences de l'Église. Convié le 4 octobre 1980 à assurer la rédaction en chef du ”journal inattendu” de RTL, Mgr Jullien prône à nouveau la définition d'un magistère pastoral. Tandis que le secrétariat du synode travaille au rapport final du synode, l'évêque de Beauvais n'exclut pas que l'Église s'engage sur le chemin de la réconciliation des divorcés remariés dans l'eucharistie. Il reste cependant impensable d'envisager un second mariage chrétien 920 .

Un an plus tard, la promulgation, le 22 novembre 1981, de l'exhortation Familiaris consortio est une nouvelle occasion pour l'évêque de Beauvais de développer son approche de la théologie morale. Celle-ci s'ordonnance selon deux principes directeurs : l'articulation doctrine-pastorale puis l'inculturation. Reprenant le mot de Pascal selon lequel ”l'homme passe indéfiniment l'homme”, Mgr Jullien assure que ”séparer la vérité de la charité, c'est ruiner les deux du même coup”, pour mieux développer le sens de la démarche pastorale 921 :

‘Le rappel du terme à lui seul ne met pas en route, s'il ne tient pas compte du point de départ. Mais si on ne parle que du point de départ et qu'on n'indique pas clairement le terme de la marche, il n'a pas de démarche non plus, puisque rien ne suscite la mise en route. La pastorale relève de cette dynamique de la charité vraie ou, si l'on préfère, de la vérité aimante qui tient à la fois la vérité du but et la compréhension de l'homme en marche.’
Notes
908.

”Ce n'est pas difficile d'être chrétien. Mais l'impossible, ce n'est pas notre métier. C'est celui de Dieu” confie-t-il au cours d'une rencontre avec une centaine de jeunes du diocèse de Rennes participant au pèlerinage de Notre-Dame de la Peinière de 1984.

909.

DC, 1751, 5 novembre 1978, pp. 944-945

910.

François Dosse, L'empire du sens, Paris, La Découverte, page 67. Louis Quéré suit les cours du père Jullien entre 1965 et 1968.

911.

Jacques Jullien, ”Morale, conscience et Force de Frappe”, Masses ouvrières, avril 1965, pp. 6-16 ; Jacques Jullien, ”Morale, conscience et Force de Frappe”, Masses ouvrières, mai 1965, pp. 54-82

912.

Jacques Jullien, Les prêtres dans le combat de l'Église, Paris, éditions Ouvrières, coll. Points d'appui, 1972

913.

Entretien avec l'auteur, le 7 juin 2004

914.

Pierre Bourdieu & Marie de Saint-Martin, ”L'épiscopat français dans le champ du pouvoir”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°44-45, novembre 1982, pp. 2-5

915.

Mgr Jullien, L'homme debout : Une morale libératrice. Notre tâche : devenir homme. Une éthique pour les temps incertains, Paris, Desclée de Brouwer, 1980 (réédition en 1983) ; Mgr Jullien, En paroles et en actes : la mission au quotidien, Paris, Le Centurion, 1983

916.

Mgr Jacques Jullien, ” Les sciences humaines laissent-elles encore un avenir à la morale ? ”, Nouvelle revue théologique, n°4, août - octobre 1983, pp. 481-497.

917.

DC, 1774, 18 novembre 1979, page 985

918.

Anonyme, ”Mgr Jullien : Aider les chrétiens à vivre la parenté responsable”, La Croix, 2 octobre 1980

919.

Mgr Jullien, ”Parenté responsable”, DC, 1794, 19 octobre 1980, p. 940-941

920.

Anonyme, ”Jean-Paul II au synode : Un frère parmi les frères”, La Croix, 7 octobre 1980

921.

DC, 1826, 21 mars 1982