L'épiscopat : un magistère éthique

Le succès de la théologie de la charité telle que la développe alors René Coste 922 permet de dépasser la dialectique opposant réalisme et idéalisme. La défense chrétienne des droits de l'homme se fonderait ainsi sur le principe de charité en tant qu'amour inspiré par la grâce 923 . L'homme passant indéfiniment l'homme, le père Jullien voit dans la théologie morale la voie étroite par laquelle l'Église peut développer une anthropologie crédible à rebours d'une spécialisation à outrance du débat public. ”Ni l'amour inspirant une conduite évangélique, ni le ”commandement” jalonnant les requêtes de l'amour, ni l'expérience morale accumulée par nos prédécesseurs ne peuvent nous permettre de faire l'économie d'une analyse des données nouvelles… en l'éclairant à la lumière de la foi”, insiste-t-il dans le droit fil de Gaudium et Spes 924 .

En 1982, Mgr Jullien succède à Mgr Duchêne à la présidence de la commission familiale au lendemain de sa réforme, arrêtée par le conseil permanent au mois de mars précédent. La ”commission épiscopale de la famille et des communautés chrétiennes” a abandonné la charge des communautés chrétiennes pour centrer sa réflexion sur la famille. La conjonction de la réforme avec l'intérêt croissant de l'épiscopat pour la pastorale de la santé favorise l'épanouissement intellectuel du père Jullien qui ne tarde pas à s'imposer comme une figure incontournable de l'épiscopat. L'archevêque Paris l'invite à participer aux prédications de Carême. Le 28 mars 1982, le prédicateur interroge le ministère ecclésial de la Parole : ”Pourquoi m'interroges-tu sur ce qui est bon ?”

A la veille de l'assemblée plénière de 1982, l'évêque de Beauvais s'illustre dans La Croix en dénonçant une brochure d'éducation sexuelle du ministère de la jeunesse et des sports, J'aime, je m'informe. La plume est incisive, alerte et ironique lorsqu'il s'agit de stigmatiser le caractère dérisoire de l'initiative gouvernementale. ”Très direct, son style avait quelque chose - le terme est excessif - de ”populacier”. Il n'était pas adepte de la langue de bois”, souligne Paul Valadier 925 . L'énoncé de la pensée préfigure un modèle de pensée intégraliste à décliner sur des sujets aussi variés que l'armement, la guerre, la famille, les manipulations génétique, l'éducation, le patriotisme, etc. 926 :

‘Dans les autres domaines, on est plus exigeant : les pouvoirs publics visent à une économie volontaire et concertée ; ils récusent la logique du libéralisme, le laisser-faire, laisser-passer. Pourquoi alors cautionner et même prôner en matière de sexualité la permissivité qu'on refuse dans les autres domaines de la vie sociale ? Parce que la sexualité relève de la vie privée ? Mais on disait cela aussi de l'économie au siècle dernier…’

Comme le préfigurait son ouvrage L'homme debout, Mgr Jullien appréhende l'homme selon une anthropologie intégraliste qui court de la question de l'avortement, à la question génétique jusqu'à la peine de mort en passant par la question nucléaire. Dénonçant une attitude béate à l'endroit de la technique, il souligne le risque de voir une perte de la conscience universelle dans le droit fil du drame provoqué par le génie technologique de la bombe atomique.

C'est précisément cette dichotomie que tente de dépasser Mgr Jullien dans son enseignement moral, depuis L'homme nouveau (1980) jusque dans l'exercice de ses fonctions de président de la commission familiale (1982-1998) puis du bureau d'études doctrinales (1988-1994). Or l'ascension relativement rapide de l'évêque de Beauvais accompagne une mutation du magistère épiscopal. Esquissé dès ses années d'enseignement au séminaire et ramassé dans L'homme nouveau, le projet intellectuel de Mgr Jullien consiste en une mise en dialogue permanente de la philosophie avec la théologie morale.

En édifiant la famille comme structure anthropologique de base du discours éthique, Mgr Jullien solutionne le dilemme posé au projet missionnaire de l'Église par l'érection d'une frontière entre les sphères du privé et du public. Depuis son élection au bureau d'études doctrinales, le père Jullien s'est illustré par son volontarisme sur le terrain éthique. Du 5 au 12 janvier 1981, il parvient à réunir 25 évêques français dans le Midi de la France pour une session sur les ”fondements de l'éthique”. Organisée par le bureau d'études doctrinales à la demande du conseil permanent, cette manifestation doit son plein succès à la réflexion des pères Jullien et Poupard 927 . L'évêque auxiliaire de Reims ne tarde pas à s'imposer comme l'artisan clef du ”consensus éthique”, seul à même de redonner une pertinence sociale à la scène catholique, notamment intellectuelle :

‘La vie intime des couples est d'abord une affaire privée, mais elle aussi une composante sociale. Les pouvoirs publics n'ont pas à régenter la vie privée des gens, c'est entendu, mais ils peuvent et doivent promouvoir chez les jeunes et les adultes le souci d'une information et plus encore d'une formation à une liberté vraie, à une responsabilité authentique.’

De par sa longévité à la tête de la commission familiale (1982-1988), Mgr Jullien s'impose comme une figure emblématique de l'épiscopat français des années 1980. Proche de la sensibilité de son homologue de Grenoble, il soutient avec ardeur la mise en œuvre des nouvelles perspectives missionnaires votées par l'assemblée plénière de 1981. A la manière du père Matagrin dans les années 1968, le père Jullien développe une pensée cohérente sur la société française et occidentale. Tandis que l'épistémologie politique s'essouffle, l'évêque de Beauvais prône une pastorale morale fondée sur une anthropologie éthique et recycle les références intellectuelles de l'évêque de Grenoble - François Perroux et Alfred Sauvy notamment. Le texte ”Gagner la paix”, illustre ce glissement d'une épistémologie politique à une épistémologie éthique d'un épiscopat à la recherche du ”consensus éthique”.

Le 3 juin 1985, Mgr Jullien succède officiellement au cardinal Gouyon à la tête du diocèse de Rennes. A cette occasion, le nouvel évêque titulaire précise son approche de la théologie de l'épiscopat. ”L'évêque de Rennes, Dol et Saint-Malo, ce n'est pas moi, c'est le Christ vivant, ressuscité. L'évêque n'est que son lieu-tenant ou plutôt son signe, son sacrement. Nous avons une fâcheuse propension à nous prendre pour le Bon Dieu. Ce n'est pas nous qui sauvons le monde, c'est le Christ qui évangélise, qui nous fait vivre, qui nous gouverne” 928 .

Sa réélection à la tête de la commission familiale en 1985 scelle la position décisive du père Jullien dans le dispositif épiscopal. Sous sa houlette, la commission s'affirme comme le moteur de la réflexion épiscopale en matière d'anthropologie chrétienne. La question éthique toujours plus prégnante dans le débat intellectuel français consacre la commission familiale comme le lieu privilégié du débat avec le monde sécularisé.

Ainsi lorsque le producteur de France-Culture, Emmanuel Hirsch, publie en 1986 une réflexion collective sur la bioéthique dans un livre d'entretiens, Des motifs d'espérer, il sollicite le père Jullien 929 . A cette occasion, l'analyse de Mgr Jullien côtoie celle de l'historien Jacques Gélis, de la généticienne Marie-Louise Briard, du philosophe Claude Bruaire et du moraliste Xavier Thévenot. La question essentielle qui se pose pour l'évêque de Rennes réside dans ”l'énorme problème de l'éthique dans une société pluraliste” 930 .

”La famille joue normalement ce rôle de sein spirituel aussi nécessaire à la culture que le sein maternel l'est à la nature”, avance le père Jullien qui voit dans la famille ”la matrice de la personne et berceau de la société” 931 . Le succès intellectuel des thèses développées par Emmanuel Todd en 1988 dans La nouvelle France semble légitimer la place centrale que l'on accorde au président de la commission de la famille :

‘Le lien entre structure familiale et système idéologique, écrit-il, est le déterminant le mieux enfoui mais le plus puissant. Il n'est jamais évoqué par les hommes politiques ou par les électeurs, mais détermine silencieusement la segmentation fondamentale du paysage idéologique français par les valeurs de liberté et d'autorité, d'égalité et d'inégalité. Il définit l'opposition du socialisme et du communisme, de la droite catholique et de la droite laïque. Il est un inconscient de la vie politique.’

La ligne définie par Mgr Jullien concernant la présence de l'Église au monde semble faire consensus au sein de l'épiscopat. Ainsi Mgr Rozier adopte-t-il le vecteur de la famille pour faire valoir une parole épiscopale dans le débat sur le déclin de la France qui agite l'année 1987. ”Parler du déclin - ou du non-déclin - c'est nécessairement faire jouer des valeurs de référence”, écrit-il le 14 août 1987 dans son commentaire à La Croix. Pris dans la tempête Donum vitae, l'évêque de Poitiers reprend un discours anthropologique classique pour l'Église en attirant l'attention sur l'indicateur démographique comme ”facteur décisif” de l'analyse 932 :

‘La notion de déclin est corrélative de celle de ”vie”. La vie est une réalité englobante qui intègre, bien sûr tous les aspects de l'activité humaine et les paramètres qui les traduisent au plan économique, démographique, technique, etc. Elle les intègre mais les réduit pas.’

Devant les 3000 participants du colloque ”Famille et éducation”, organisé à Nantes les 21 et 22 mars 1987 par l'hebdomadaire Famille chrétienne, les associations familiales catholiques, la fondation ”amour et vérité” de la communauté de l'Emmanuel et les parents de l'enseignement catholique de Loire-Atlantique, Mgr Jullien dépeint une vision pessimiste de la situation en France. ”Nous vivons dans une sorte de faillite des paradis promis, entre autres par la société de consommation : ce sont des promesses non tenues, et l'on chute dans les insignifiances” 933 . Dans une tribune à La Croix, l'archevêque de Rennes s'inquiète du déclin démographique de la France et de l'Europe. ”La question n'est pas seulement économique et sociale, elle est spirituelle. Le monde occidental a trop de richesses humaines, culturelles et religieuses à partager pour se laisser absorber et dissoudre” 934 . Mgr Jullien reprend les analyses d'Alain Renault et Luc Ferry dans Itinéraire de l'individu avec un passage ”de l'individualisme révolutionnaire à l'individualisme narcissique” 935 .

”La bête de l'Apocalypse, le pouvoir totalitaire, ne se laisse pas faire. A court terme, Staline a raison contre Pie XII : ”Le pape, de combien de divisions dispose-t-il ?” Mais, à long terme, Jean XXIII et Pacem in Terris ont raison : pas de paix ni intérieure ni extérieure, sans la vérité, la justice, la solidarité et la liberté. Avec le temps, ces mots dérisoires qui fleurent l'idéalisme prennent du poids, alors que les idéologies périclitent tôt ou tard. Les requêtes et les énergies éthiques finissent par s'imposer à la force brute”, indique Mgr Jullien dont les références courent de Ian Patocka aux étudiants de la place Tiananmen, en passant par Alexandre Soljenitsyne et Lech Walesa 936 . Ces références tutélaires ne font pas oublier à l'archevêque de Rennes que l'éthique n'est pertinente qu'ancrée à la réalité. ”Il faut intégrer le temps où se déploie l'espérance et aussi les sacrifices dont se paie la liberté” 937 .

La mémoire de mai 1968 est revisitée. Le mouvement étudiant devient négation de la démocratie politique dénoncée comme ”purement formelle et mensongère, tant qu'une démocratie sociale et économique ne viendrait pas donner consistance aux droits théoriques des citoyens théoriques” 938 . Le printemps 1968 offre la trame à une critique serrée du modèle capitaliste, conforme à l'enseignement social de l'Église 939 :

‘Occidentaux, hommes du premier monde, nous n'avons pas à pavoiser devant les soubresauts du second monde, le monde marxiste. Aux marxistes démystifiés qu'avons-nous à proposer comme raisons de vivre ? Nos hypermarchés, nos Clubs Méditerranée et nos automobiles sont des hochets attirants. Il nous coûterait d'y renoncer. Mais il faut autre chose pour faire vivre durablement des hommes et des peuples.
Nos démocraties occidentales ont bien des conquêtes à leur actif. A commencer par la liberté, par une certaine volonté de justice et d'égalité... Mais tant que nous n'aurons pas appris à guérir nos plaies sociales du chômage ou du sida, tant que nous n'aurons pas su régler les problèmes du quart-monde, chez nous, tant que nos pays seront pleins de richesses et vides d'enfants en face d'un Tiers-Monde vide de biens et plein d'enfants, tant que nous n'aurons pas dépassé notre matérialisme pratique, nous serons nous aussi très vulnérables.’

Notes
922.

René Coste, ”Pour une théologie de la Charité”, l’Osservatore romano, 9 décembre 1980. Les 17-19 octobre 1980, l'association pour la fondation Jean-Rodhain tient à la cité Saint-Pierre de Lourdes son premier colloque sur la charité. Il s'agit alors de mettre en œuvre l'intuition de Mgr Rodhain s'exclamant en 1972 lors de la première réunion de la Caritas internationale : ” Je vote en priorité pour une commission de recherche sur la théologie de la charité ”. La manifestation réunit une trentaine de personnes parmi lesquels deux évêques, des théologiens, un pasteur protestant, un penseur juif, des spécialistes de la science politique, de l'économie, de la formation permanente. Interviennent alors Henri Madelin, J.M. Aubert, madame Tadorovitch, René Coste, E. Haulotte, Claude Dagens, Olivier Clément, Emmanuel Lévinas, Henri Perroy, Olivier de Dinechin et René Pucheu.

René Coste , ”L'originalité de la morale chrétienne”, l’Osservatore romano, 17 mars 1981 ;

René Coste , ”Les droits de l'homme et la foi chrétienne”, La Croix, 21 octobre 1987 :” Le combat des droits de l'homme est l'une des dimensions essentielles de la charité, exigence axiale de l'Evangile, fondée elle même sur l'amour du Dieu trinitaire”.

923.

Du 11 au 13 novembre 1982, l'association Jean-Rodhain organise un colloque à Lourdes sur le thème ”Droits de l'homme ou charité”. 35 théologiens, parmi lesquels Mgr Eyt, juristes et évêques - Mgrs Marty, Coffy, Pézeril et Rozier - s'interrogent : ”Les droits de l'homme ont-ils supplanté la charité ? La charité peut-elle en être, en quelque sorte, l'inspiratrice ?”.

Le 17 décembre 1982, le Centre catholique des intellectuels français se réunit autour de Guy Aurenche et Jean-Louis Quermonne pour traiter de ”L'éthique et les droits de l'homme”.

924.

Mgr Jullien, L'homme debout, Paris, Desclée de Brouwer, 1980, page 112

925.

Entretien avec l'auteur, le 7 juin 2004

926.

Mgr Jullien, ”Et la tendresse ! …”, La Croix, 14 octobre 1982

927.

Trois étapes dans la réflexion sont proposées aux évêques : 1. Le surgissement de la question éthique : l'obligation morale ou le ”passage de l'indicatif à l'impératif”. 2. L'écriture sainte comme lieu théologique d'une éthique chrétienne : cette parole écrite hier est-elle une parole pour aujourd'hui en morale ? 3. L'Église comme lieu théologique d'une éthique chrétienne.

928.

Françoise Richard, ”Évangéliser le monde en parlant son langage”, La Croix, 13 novembre 1985

929.

Emmanuel Hirsch, Des motifs d'espérer, Paris, Cerf, 1986, 159 pages

930.

Jean Potin, ”L'urgence d'une bioéthique”, La Croix, 20 & 21 juillet 1986

931.

Mgr Jullien, ”Mariage, comment va ?”, La Croix, 6 mai 1987

932.

Mgr Rozier, ”Essor ou déclin de la France”, La Croix, 14 août 1987

933.

François Richard, ”Valeurs familiales : rien n'est jamais acquis”, La Croix, 24 mars 1987

934.

Mgr Jullien, ”5 milliards d'hommes”, La Croix, 2 septembre 1987

935.

Luc Ferry & Alain Renault, Itinéraire de l'individu, NRF, 1987

936.

Mgr Jullien, ”Tiananmen, place rouge”, Le Monde, 16 juin 1989

937.

Ibid

938.

Ibid

939.

Ibid