L'épiscopat, instance intellectuelle de substitution dans l'Église de France ? 979

Par ailleurs, le diagnostic épiscopal de la crise appelle des développements ultérieurs sur le potentiel que recèlent le progrès technique et les avancées de la recherche. De la même manière, l'impossible consensus de la communauté des spécialistes sur le partage du travail devrait inciter les évêques à plus de prudence dans l'énoncé qu'ils font des remèdes à la crise. La pertinence de la réflexion épiscopale amène nécessairement les catholiques à s'interroger sur la légitimité des évêques à intervenir dans le débat économique. Pour Denis Maugenest, ”les évêques ont exercé un certain rôle de suppléance” du fait de l'effacement des traditionnelles instances intellectuelles catholiques telles que les Semaines sociales, le Centre catholique des intellectuels français ou l'Union nationale des centres d'études et d'action sociale. Et le chroniqueur d'espérer : ”Il se pourrait que le colloque prévu pour 1984 soit l'occasion d'un renouveau de ce type d'instance, particulièrement précieux pour l'Église” 980 .

Dans l'hypothèse d'un renouveau effectif, Denis Maugenest voit dans la réflexion épiscopale une invitation à explorer plus avant le champ de l'anthropologie économique. ”La déclaration n'est qu'une étape : il s'agit maintenant d'enrichir la réflexion chrétienne pour parvenir peut-être, ultérieurement, à un texte d’enseignement social de l'Église en cette matière” 981 . L'enjeu pour les évêques est d'éprouver la pertinence de cet enseignement et sa référence évangélique dans le contexte social et économique des années 1980. Le 23 novembre 1983, La Croix ouvre son forum à ses lecteurs pour dresser un bilan partiel de l'appel des évêques pour de nouveaux modes de vie 982 .

Soupçonnés de sexisme économique dans leur réflexion sur le partage du travail 983 , les évêques puisent dans la publicité des ”nouveaux modes de vie”, une légitimité en matière économique. Ils s'engagent plus avant sur ce terrain dans un soutien aux franges précaires du monde du travail. Le 2 avril 1984, les évêques de Metz et Nancy lancent un appel en faveur des sinistrés économiques. Mgrs Schmitt et Bernard en appellent à une praxis de la charité par des ”gestes simples de la sympathie et de l'entraide. Manifestons-le aussi dans une activité concertée et efficace. Agir ainsi, c'est ce que les uns appellent ”solidarité” et les autres ”authentique charité” ” 984 . Il est fait appel à la responsabilité de chacun pour ne pas céder aux réflexe de peur qui tourne souvent à la recherche du bouc-émissaire. Le 18 mai 1984, l'évêque de Créteil et son conseil diocésain de mission ouvrière publient un communiqué pour dire leurs préoccupations quant au contexte social dans le Val-de-Marne. Appelant au renouvellement du dialogue social, Mgr Fretellière dit comprendre l'action des travailleurs de S.K.F. dont une délégation doit se rendre en Suède pour protester contre le projet de licenciements 985 .

La déclaration ”des nouveaux modes de vie” s'impose ainsi comme la colonne vertébrale de la réflexion économique et sociale de l'Église de France de la première partie des années 1980. Lorsque quatre cent cinquante salariés de l'usine Talbot de La Rochelle s'apprêtent à pointer au chômage, Mgr David cite le document épiscopal pour dénoncer la déshumanisation de l'économie libérale 986 . Trente quatre mois après la publication du texte, la conférence des évêques de France appelle à un bilan au travers de rencontres propres à relater l'expérimentation de ces nouveaux modes de vie dans la vie quotidienne des familles, de la cité, du monde du travail. Le centre culturel Les Fontaines organise des rencontres les 8 et 11 novembre 1985 987 . Pas moins de 160 inscriptions sont enregistrées pour la manifestation 988 .

Deux ans après la publication des ”nouveaux modes de vie”, Mgr Rozier, président de la commission sociale, juge positives les retombées du texte dans la mesure ”où il a profondément travaillé les mentalités et les cultures”. Plus que des résultats concrets, les ”nouveaux modes de vie” ont permis à l'enseignement social de s'inscrire dans le débat public. ”Il a servi de référence, pour ou contre, dans les multiples débats sur la situation économique et sociale. On l'invoque encore ou on le récuse. En conséquence, par rapport à son objectif qui était de faire exister une question - et non d'apporter des solutions - je dirais que le texte atteint son but”, estime l'évêque de Poitiers 989 .

Notes
979.

Mgr Matagrin suggère déjà cette idée lorsqu’il évoque le fonctionnement de la commission sociale de l’épiscopat entre 1967 et 1976 : ”C’était le temps d’éclipse des Semaines sociales. La commission sociale de l’épiscopat a fonctionné en quelque sorte, avec la revue Projet des jésuites et la revue é conomie et Humanisme fondée par le père Lebret o.p., comme un substitut de la commission générale des Semaines sociales”. Mgr Matagrin & Charles Ehlinger, Le chêne et la futaie, Paris, Bayard, 2000, page 354

980.

Ibid, page 190

981.

Ibid, page 190

982.

Collectif, ”Pour de nouveaux modes de vie : Qu'on fait les chrétiens depuis un an ?”, La Croix, 23 novembre 1983

983.

A l'occasion de la promulgation de la charte de la famille par Jean-Paul II, il est intéressant de reproduire les lignes par lesquelles le père Derouet adresse ses vœux aux femmes de son diocèse. ”Je sais qu'on a quelque peu oublié, ces dernières décades, l'importance de votre mission. Dans la course vers l'amélioration croissante du niveau de vie, on a été séduit par ce qui ”rapporte”. Or, le travail si contraignant de la mère de famille n'est pratiquement pas rémunéré. Il n'est certes pas défendu que l'épouse quitte sa maison pour un emploi salarié et cette pratique a eu tendance à se généraliser. Mais il est essentiel que ni les enfants, ni les jeunes en souffrent. La présence de leur mère et de leur père est indispensable à leur équilibre” indique l'évêque de Sées réjoui de voir la famille plébiscitée par les Français comme valeur essentielle tandis que le législateur s'applique à encourager l'accueil de l'enfant. Mgr Derouet, ”Mes vœux à toutes les mamans de l'Orne”, L'Église dans l'Orne, n°22, 9 décembre 1983

984.

Mgrs Schmitt & Bernard, ”La situation sociale en Lorraine”, Snop, n°540, 11 avril 1984

985.

”Communiqué de Mgr Fretellière, évêque de Créteil et du Conseil diocésain de Mission ouvrière au sujet du contexte social dans le Val-de-Marne”, Snop, n°545, 23 mai 1984

986.

Mgr David, ”Relever le défi”, Snop, n°596, 11 septembre 1985

987.

Anonyme, ”Rencontres Nouveaux modes de vie”, Snop, n°572, 30 janvier 1985

988.

Anonyme, ” Nouveaux modes de vie”, Snop, n°597, 18 septembre 1985

989.

Henri Tincq, ”Un registre à la fois éthique et évangélique”, La Croix, 30 septembre & 1er octobre 1984