La réflexion ecclésiale sur l’économie ne peut ignorer les débats attenants à l’option préférentielle pour les pauvres menés par la théologie de la Libération. En septembre 1984, la Documentation catholique publie ”l'instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération”, les Cahiers proposent des notes explicatives sous la plume des pères Calvez, de Charentenay, de Dinechin et Schlegel 991 . Il s'agit pour la publication jésuite de dépasser l'opposition entre conservatisme et progressisme. Leonardo Boff doit être entendu le 7 septembre 1984 à Rome, les Cahiers tentent une insertion de la théologie de la libération dans la réalité française en se référant aux textes épiscopaux de 1974, ”Libérations des hommes et salut en Jésus-Christ” et de 1977, ”Le marxisme, l'homme et la foi chrétienne”, et à une note de la commission épiscopale du monde ouvrier. Pour les Cahiers, le document romain a le mérite d'offrir ”un effort d'évaluation et de discernement théologique” dans le contexte d'une floraison des interprétations théologiques de la libération 992 . Le 29 août 1984, Mgr Vilnet propose également une lecture optimiste de l'instruction romaine 993 :
‘Avertis des dérives politiques de certaines propositions couvertes par la dénomination de ”théologie de la libération” des impasses d'une lecture marxiste de la Bible et de la vie de l'Église, des risques d'amalgame entre le pauvre de l'Ecriture et le prolétariat de Marx, de la dramatisation de différences sociales et lutte violente entre classes, il est urgent que les chrétiens s'engagent tous pour la justice, le respect des droits de l'homme et la promotion de la liberté au vrai sens du terme. Cette mise en garde ne se veut pas un frein aux engagements, loin de là, mais une mise en valeur de la contribution spirituelle et morale originale de l'Église pour la libération de tout l'homme et de tous les hommes.’La mort le 4 septembre 1984 du père André Jarlan, prêtre français du diocèse de Rodez installé au Chili, offre une nouvelle occasion au président de la conférence épiscopale d'évoquer le destin de la théologie de la libération. ”Pourquoi une recherche théologique sur la libération ? Parce que, en certains pays très pauvres, et souvent chrétiens par toute leur culture, il fallait rendre conscients les fidèles que la Parole de Dieu n'implique pas une résignation fataliste sous les poids écrasants de l'existence et encore moins une justification de l'accaparement et des servitudes imposées aux pauvres par ceux qui possèdent l'avoir ou le pouvoir”, insiste le père Vilnet. Se dessinent alors en creux les soubassements intellectuels d'un enseignement social de l'Église 994 .
Reconnue pour sa qualité intellectuelle, cette réflexion n’est cependant légitime que dans sa conformité à l'enseignement du magistère. ”Pourquoi une mise au point ? Parce que glissements ou collusions sont possibles et n'ont pas été évités avec des idéologies, des grilles de lecture de l'Ecriture et des projets d'action qui ne sont pas conformes aux propos mêmes de Dieu tel que la Bible le révèle et auquel l'Église doit se conformer. Pour que se poursuive un effort constant et général des chrétiens dans le sens de l'Évangile, une correction de trajectoire et ainsi proposée, comme il en va des expéditions les plus neuves et les plus risquées” 995 .
Reste qu'en dépit de l'admonestation romaine, l'Église sud-américaine continue à stimuler la réflexion sociale d'une partie de l'Église de France. Au sortir de la semaine de la paix qui s'est tenue du 10 au 16 décembre, le comité épiscopal France-Amérique latine propose une journée de jeûne en solidarité avec l'Église du Chili et les Églises des pays d'Amérique latine symboles du martyr chrétien 996 . Les 14 et 15 décembre 1984, le centre LesFontaines organise un colloque ”Théologie de la Libération” autour des questions suivantes : Qu'est-ce qui est en cause dans cette théologie ? S'opposerait-elle à d'autres théologies ? Pourquoi les instances suprêmes de l'Église ont-elles cru devoir faire le point ?
Collectif, ”Instructions sur quelques aspects de la théologie de la libération”, Cahiers de l'actualité religieuse et sociale, numéro-spécial, 293, 15 septembre 1984
Ibid
Mgr Vilnet, ”Le président de la conférence des évêques de France invite à accueillir en les termes suivants cette instruction romaine”, Snop, n°554, 12 septembre 1984
Mgr Vilnet, ” L'assassinat du P. André Jarlan, prêtre français au Chili”, Snop, n°555, 19 septembre 1984. Réagissant à l'assassinat du père Jarlan, la mission ouvrière dénonce la violence du régime Pinochet dans un communiqué en date du 6 septembre 1984. ”Nous partageons pleinement la foi en Jésus-Christ d'André Jarlan. Dans la force qui anime tous ceux qui luttent pour construire un monde d'amour, de justice et de paix, nous reconnaissons ce Christ auquel André Jarlan a cru et auquel il a rendu témoignage par le don de sa vie” (Mission ouvrière, ” Après la mort du P. André Jarlan, la Mission ouvrière communique”, Snop, n°554, 12 septembre 1984). La lecture du communiqué est particulièrement intéressante lorsque l'on constate que le terme ”libération” n'y est pas une seule fois employé tandis qu'une grande place est faite à la dimension chrétienne de l'œuvre du défunt. Ainsi la coïncidence du drame avec l'instruction romaine sur la théologie de la libération donne-t-elle lieu à un jeu de rhétorique. Le mot litigieux éludé, la mission ouvrière y substitue la figure du Christ étroitement associée à l'œuvre de justice.
Ibid
Comité episcopal France - Amérique latine, ”Le sens d'une journée de jeûne, de prière et d'échange… pour l'Amérique latine”, Snop, n°565, 5 décembre 1984