C/ Déclin de l'ère Matagrin

”On ne méconnaît pas le caractère de ressort de la croissance, mais il faut adopter un système de valeurs qui fait appel à d'autres motivations”, justifie sur RMC Mgr Rozier lors de l'émission ”Église aujourd'hui” du 28 octobre 1984. Cheville ouvrière du document de la commission sociale, l'évêque de Poitiers déclare ”l'antidote” face aux ”processus nouveaux de paupérisation” se trouve ”dans un maillage au quotidien destiné à reconstituer des rapports sociaux cloisonnés” 1026 .

Le secrétariat national de l'ACO accueille favorablement le texte. Les militants en monde ouvrier se félicitent de voir les évêques appeler à l'action. ”Il n'est pas si éloigné le temps où les militants ouvriers se voyaient taxés par d'aucuns de misérabilisme” insiste le texte qui se refuse à évoquer la pauvreté en éludant le statut des ”riches”. Reste le regret qu'il ne soit pas fait mention de l'action de la JOC ou de la JOCF auprès des jeunes chômeurs notamment. Par ailleurs, le mouvement s'inscrit en faux quant à la logique qui sous-tend la déclaration épiscopale. ”Elle n'est pas nôtre ! Sa façon de se référer à l'Ecriture, de proposer des repères pour l'action qui semblent ”directement inspirés de l'Évangile” s'apparente au texte sur les ”Nouveaux modes de vie”” 1027 . Contestant la place privilégiée accordée aux organismes caritatifs, l'ACO regrette le manque d'engagement du propos 1028 .

A l'inverse, le Secours catholique publie un communiqué le 8 octobre 1984 pour dire sa satisfaction de se voir ”conforté par le récent document des évêques de France sur la pauvreté”. L'organisme ecclésial y voit un soutien implicite à l'option apolitique de sa démarche dans la lutte contre la pauvreté. Autre soutien de poids, celui de Témoignage chrétien qui accueille avec satisfaction le texte de la commission sociale et en publie le texte intégral en cahier central 1029 .

‘Le texte épiscopal analyse les causes de cette précarité grandissante : un productivisme effréné qui laisse hors jeu nombre d'individus et de groupes sociaux, l'accent mis sur la compétition, et la réussite personnelle, l'affirmation de la suprématie du puissant sur le faible, la mise en avant de l'individuel au détriment du collectif. Et la crise… On arrive, ainsi, à une société ”à deux vitesses” qui conforte les nantis et exclut les pauvres.’

Des réflexions s'engagent dans les diocèses autour du document épiscopal. Le bulletin diocésain de Tours n'hésite pas à reprendre celles d'une équipe ”Chrétiens ruraux-ouvriers” du diocèse. Le compte-rendu de la réunion semble particulièrement fidèle aux échanges au regard du niveau de langage utilisé pour la retranscription. Fruit d'une relecture d'expérience, le regard porté sur la société et ses nouvelles pauvretés est particulièrement sombre. ”Un nombre important de familles ne savent pas élever leurs enfants. Dans un quartier, on cite le cas des enfants qui regardent les bouquins pornos lus par les parents qui font entre eux ce qu'ils voient sur les illustrations. La pauvreté des mœurs est quelque chose de grave” 1030 .

Reste la question posée par Emile Poulat dans La Croix, le 3 janvier 1985 sur la pertinence de l'enseignement social de l'Église pour des évêques, ministres de l'unité 1031  :

‘L'enseignement social a toujours été un puissant révélateur de leurs divisions et donc de leurs diverses manières d'entendre la foi catholique. Il ne s'agit plus seulement du ”pluralisme des options”, comme on dit, mais des ”exigences de la foi” et de leurs limites. Le Pape et les évêques ont-ils vocation à se mêler de ces questions ?’

S'interrogeant, Emile Poulat pose la question de la permanence d'un ”catholicisme intégral” que le sociologue tient pour moteur de l'Église catholique contemporaine. Or, le lancement par Jean-Yves Calvez de la collection ”Église et société” aux éditions du Centurion en 1984 offre une voie de résolution de ce dilemme. ”Si donc la collection répond au modèle proposé, elle devrait fonctionner comme un stimulant en suscitant des sessions, des groupes de réflexion qui débouchent sur une parole communautaire”, plaide le directeur du Ceras 1032 . Premier ouvrage de la collection, l'ouvrage de Christian Mellon, Chrétiens devant la guerre et la paix met une nouvelle foi en exergue le caractère décisif du texte ”Gagner la paix” dans la configuration de la scène catholique de la décennie 1980 1033 . Alors que l'Église s'apprête à fêter les vingt ans de Gaudium et spes, la commission sociale est chargée de recenser les diverses réactions au texte de 1983 afin d'établir pour le printemps ”la liste des critères d'un vrai débat public que certains évêques souhaitent reprendre à l'assemblée de 1985”, indique La Croix à la fin du mois de février 1034 . Conduite conjointement avec l'organisation des rencontres de Chantilly des 9, 10 et 11 novembre 1985 autour du texte ”Pour de nouveaux modes de vie”, cette réflexion sur ”Gagner la paix” provoque une conversion politique au sein de l'épiscopat.

La décision est alors prise en février 1985 de remettre sur le métier le texte de 1972, ”Pour une pratique chrétienne de la politique”, à l'approche des législatives de 1986. La commission sociale doit présenter un texte au conseil permanent de septembre. Mgr Matagrin est pressenti pour en être le maître d'œuvre. ”La conscience est plus vive, treize ans après, des lacunes importantes du document de 1972, notamment l'absence d'une réflexion d'éthique politique, d'une analyse du rôle de l'Etat, des rapports entre l'Église et l'Etat, etc.”, commente La Croix 1035 . Le projet est finalement abandonné pour laisser toute latitude aux évêques d'intervenir à titre individuel ou par région 1036 .

Le 12 décembre 1985, Mgr Rozier consacre son billet à La Croix aux prochaines législatives de 1986 : ”Du bon usage de la campagne électorale” 1037 . Dès le mois de janvier 1986, le bulletin du secrétariat de l'épiscopat inaugure une nouvelle rubrique ”spécial vie politique”. Il s'agit alors de susciter une réflexion sur le sujet au sein de l'épiscopat. Sans surprise, Mgrs Matagrin et Jullien ouvrent les débats. Le Snop reprend alors l'homélie prononcée par l'évêque de Rennes à l'occasion de la commémoration du 11 novembre. Le père Jullien y propose de soumettre la dialectique du nationalisme et du patriotisme à l'enseignement social de l'Église.

Mgr Jullien avance ainsi que ”l'Église catholique fait du patriotisme une vertu, et du nationalisme une tentation, et un pêché si l'on y succombe” 1038 . Dans une vision concentrique de l'universalisme ecclésial, l'évêque de Rennes voit dans le souci de la communauté nationale un apprentissage pour penser l'universel dans une logique communautaire extensible. Le patriotisme ordonne la charité dans une logique empirique du proche en proche. Par ailleurs, l'engagement dans la cité procède par ailleurs de l'impératif communautaire que constitue l'acte de ”faire mémoire”. ”Il s'agit de reconnaître sa dette sociale, culturelle, envers tous ceux dont nous sommes les héritiers. Une dette de justice envers la communauté nationale, qui nous a portés, qui nous a faits, en partie, ce que nous sommes” 1039 . Le patriotisme catalyseur d'une utopie communautaire reproduit les mécanismes identifiés par les anthropologues dans la formalisation de la théorie du don et de la parenté. ”Plus exactement même qu'une dette de justice, il faudrait parler d'équité, cet au-delà de la justice, cette justice plus fine qui s'apparente à la piété filiale, un terme plus ancien que l'on emploie plus mais qui pourtant garde son poids de réalité. Dieu merci, dans l'existence” 1040 .

Le texte de Mgr Matagrin est celui d'une homélie prononcée à la messe du souvenir célébrée le 11 novembre à la cathédrale Notre-Dame de Grenoble. Le texte est accompagné d'une note préliminaire de l'auteur concernant ses sources. L'évêque de Grenoble y cite pêle-mêle l'enseignement social de l'Église, le radio message de Pie XII de Noël 1944, des encycliques Mater et Magistra, Pacem in terris de Jean XXIII, le chapitre de Gaudium et Spes sur la vie politique et la lettre de Paul VI au Cardinal Roy 1041 .

Le père Matagrin met alors en exergue la dimension communautaire de l'homme que lui-même appréhende au travers des institutions familiales et nationales en sorte que, après une période de surinvestissement dans l'après 1968, le politique participe pleinement à la réalisation d'une anthropologie chrétienne de l'homme. Cette approche anthropologique du politique s'inscrit dans une démarche personnaliste. Mgr Matagrin évoque une conférence qu’avait donné Jacques Maritain à Paris en 1939 sur le totalitarisme. Ce dernier y dénoncait l'édification de démocraties manquées sur la base ”d'humanismes tronqués, individualistes, rationalistes, collectivistes ou étatistes” 1042 . Or l'Église suggère une démocratie authentique. Celle-ci repose sur des personnes concrètes révélées dans les liens qu'elles tissent avec leurs familles et la communauté locale. Chacun exprime alors le souci d'embrasser son époque et le contexte historique dans lequel il s'inscrit.

L'initiative du Snop entraîne une profusion de réflexions épiscopales afférentes à la politique. ”Le débat politique peut devenir un combat tendu qui fasse voler en éclats les regroupements et les projets communs. Certaines gens seront portées à se réjouir de cet éclatement. On sera conduit à estimer que l'action apostolique en milieu ouvrier se dégagera ainsi de toute collusion ; qu'elle se purifiera de l'équivoque d'un messianisme qui aurait fait attendre du seul appui politique la libération évangélique, laquelle, c'est indéniable, est d'un autre ordre” relève Mgr Vilnet 1043 . Mais, de Rerum novarum de Léon XIII jusqu'à Laborem exercens de Jean-Paul II, le président de la conférence des évêques de France puise dans l'enseignement des papes la conviction que tout catholique a une responsabilité dans le renouvellement de la structure sociale qui doit tendre à servir toujours plus le développement de l'homme.

Évoquant le discours de clôture de la dernière assemblée plénière de l'épiscopat français par lequel son président déclarait que ”la politique n'a pas la charge du bonheur intégral des hommes. Éprouvant mieux qu'hier ses limites, rendue à sa vérité, elle doit retrouver sa noblesse”, Mgr Rozier appelle les catholiques à tirer le meilleur profit de la période électorale pour un discernement ayant pour objet la définition du bien commun 1044 . Les thèmes du chômage, de la solidarité, du Tiers-Monde, de l'immigration sont évoqués. La famille est également appréciée dans ses réalités culturelles, juridiques et morales comme unité sociale communautaire alternative au seul individu.

Pour l'évêque de La Rochelle, les enjeux de la campagne électorale sont d'abord de deux ordres avec d'une part une interrogation quant à la capacité du politique à ordonner le vivre ensemble et d'autre part la dimension humaine que peut prendre l'économie 1045 . Depuis Bayonne, Mgr Vincent privilégie les thématiques de la famille, du chômage, de l'immigration et du Tiers-Monde, rappelant que le rôle des évêques n'est pas ”de faire la critique de ces programmes. Mais, par contre, nous pouvons souligner les sujets capitaux concernant la dignité des hommes et inviter les électeurs à réfléchir avec soin sur les programmes présentés” 1046 . Reste que la dénonciation explicite de la xénophobie dans le débat politique offre à l'évêque de Bayonne de se positionner par rapport à la nouvelle droite. L'évêque d'Evreux reprend l’argumentaire quasiment à l’identique dans son journal diocésain en situant l'homme au centre du débat politique 1047 .

Le 5 février 1986, le conseil pastoral de l'Église catholique d'Aix-en-Provence publie un communiqué concernant les élections législatives et régionales du 16 mars. Appel est fait aux catholiques pour qu'ils s'informent par-delà les seuls slogans et ”petites phrases”. ”Il appartient aux électeurs, pour éclairer leur choix, d'obtenir des candidats des réponses claires aux grandes questions actuelles, notamment : le chômage, surtout celui des jeunes, la place de la famille et le respect de la vie, l'accueil et le respect de l'étranger, le souci commun face aux privilèges et aux corporatismes, les solidarités nécessaires avec les autres pays” 1048 .

”L'Église reconnaît à l'Etat le rôle de régulateur pour un juste équilibre de la compétition et de la solidarité”, précise Mgr Vanel dans son bulletin diocésain 1049 . L'évêque d'Auch rappelle la dimension éthique du débat et de l'exercice politique ; l'occasion pour lui de dénoncer la nouvelle droite : ”Au nom de la liberté des personnes, elle récuse tout ordre politique qui serait l'expression rigoureuse d'une idéologie totalitaire. Elle refuse tout abus de pouvoir politique : celui qui aurait la prétention illusoire de défendre les ”valeurs spirituelles”, comme celui qui voudrait les étouffer ou les rendre dérisoires” 1050 .

Dans L'Église d'Aix et d'Arles, Mgr Panafieu rappelle les enseignements de la constitution conciliaire ”L'Église dans le monde de ce temps” pour rappeler quel type de présence au monde l'Église doit offrir : être ”levain dans la pâte pour une critique des idéologies dans le rappel d'une morale politique et pour assumer une fonction utopique dans la société” 1051 . Depuis Bourges, Mgr Plateau décline la politique selon six valeurs à porter dans le débat public : soit, le droit au travail, le respect de la famille, de la vie, la sauvegarde des libertés - notamment religieuse -, respect des immigrés, promotion d'une politique culturelle morale 1052 . Mgr Boillon en appelle à une éthique de la discussion en des termes crus : ”En France, nous sommes sectaires. Nous n'admettons pas la discussion politique avec des personnes qui sont d'un avis différent du nôtre, surtout s'il sont d'un parti opposé. Pourtant la discussion serait alors plus riche, car elle permettrait de voir les question sous un angle différent” 1053 . Et l'évêque d'insister sur le devoir qu'a le citoyen de s'informer pour s'autoriser un avis éclairé lors de la consultation électorale.

Le projet avorté, Mgr Matagrin ne peut faire que le constat du déclin du paradigme politique. Le 11 novembre 1985, l'évêque de Grenoble propose une rétrospective sur le document ”pour une pratique chrétienne de la politique” qui tendait à temporiser l'enthousiasme effréné pour le politique. ”Il fut un temps où il était nécessaire de relativiser la politique, dans la mesure où certains étaient tentés d'en faire le tout de l'homme” 1054 . Confronté à un désenchantement du politique, le maître d’œuvre du texte de 1972 n'en demeure pas moins convaincu que ”malgré ses échecs, ses défaillances et ses corruptions, la politique a cet enjeu extraordinaire : permettre à la société des hommes d'exprimer, à sa manière, d'une autre manière que la famille, le mystère de la Trinité” 1055 .

Notes
1026.

Henri Tincq, ”Redécouvrir son prochain”, La Croix, 26 octobre 1984

1027.

ACO - Secrétariat national de l'action catholique ouvrière ”A propos du texte Attention… Pauvretés”, Snop, n°562, 14 novembre 1984

1028.

L'un des intertitres du texte est le suivant : ”La communion dans la confrontation”

1029.

Claude Gault, ”Attention… pauvretés !”, Témoignage chrétien, 8 novembre 1984

1030.

Chrétiens ruraux-ouvriers, ”Réflexions sur le document épiscopal Attention… pauvretés”, Semaine religieuse de Tours, n°27, 21 décembre 1984

1031.

Emile Poulat, ”La société selon l'Église”, La Croix, 3 janvier 1985

1032.

Gwendoline Jarczyk, ”La créativité et la tradition”, La Croix, 25 janvier 1985

1033.

Christian Mellon, Les chrétiens devant la guerre et la paix, Paris, Le Centurion, 1984, 215 pages

1034.

Henri Tincq, ”Une nouvelle pratique chrétienne de la politique”, La Croix, 27 février 1985

1035.

Ibid

1036.

A l'été 1985, les évêques de l'Est proposent le texte ”avant les élections de mars 1986”.

1037.

Mgr Rozier, ”Du bon usage de la campagne électorale”, La Croix, 12 décembre 1985

1038.

Mgr Jullien , ”Vertu du patriotisme et pêché du nationalisme”, Bulletin diocésain de Rennes, n°21, 20 novembre 1985

1039.

Ibid

1040.

Ibid

1041.

Mgr Matagrin, ”Les conditions d'une vraie démocratie”, Snop, n°610, 2 janvier 1986

1042.

Ibid

1043.

Mgr Vilnet, ”Bâtir la justice”, Église de Cambrai, n°21, 6 décembre 1985

1044.

Mgr Rozier, ”Les catholiques invités au bon usage de la campagne électorale”, Église de Poitou, n°42, 7 décembre 1985

1045.

Mgr David, ”Vouloir vivre ensemble”, Église en Mission, n°22, 27 décembre 1985

1046.

Mgr Vincent, ”Campagne électorale”, Bulletin diocésain de Bayonne, n°4, 22 janvier 1986

1047.

Mgr Gaillot, ”Les élections : un événement de la vie nationale”, Bulletin diocésain d'Evreux, n°2, 24 janvier 1986

1048.

Conseil pastoral d'Aix-en-Provence, ”Appel aux catholiques d'Aix avant les élections”, Snop, n°616, 12 février 1986

1049.

Mgr Vanel, ”Vie politique”, Bulletin diocésain d'Auch, 2 février 1986

1050.

Ibid

1051.

Mgr Panafieu , ”En marge des élections”, L'Église d'Aix et d'Arles, n°3, 16 février 1986

1052.

Mgr Plateau, ”Vie politique”, L'Église de Bourges, n°4, 28 février 1986

1053.

Mgr Boillon, ”On n'a pas le temps !”, L'Église de Verdun, n°4, 21 février 1986

1054.

Mgr Matagrin, ”La politique est dévaluée”, La Croix, 16 janvier 1986

1055.

Ibid