D/ La question économique : l’épiscopat américain pour concurrent

Tandis que le Pape annonce sa venue aux Etats-Unis pour le mois de septembre 1987, le cardinal Lustiger se rend outre-Atlantique du 26 avril au 9 mai 1986. L'archevêque de Paris est ainsi reçu à Washington, Chicago, Boston et New York. Au gré des rencontres, il s'enthousiasme pour le modèle américain. ”Il semble, estime Mgr Lustiger, que l'Église américaine fasse preuve d'un sens réel de la catholicité : elle ne s'identifie pas à une Église particulière, qui serait par exemple l'Église des Irlandais et qui n'accepterait qu'une seule langue. […] Les catholiques anglophones des Etats-Unis tentent de faire œuvre de communion et non d'intégration entre les différentes communautés”, relève Yves de Gentil-Baichis ¹¹⁰² .

Il est à cet égard particulièrement saisissant de constater comment l'Église américaine et sa hiérarchie s'imposent comme idéal type d'Église missionnaire pour les tenants de l'enseignement social de l'Église. Au lendemain de ”Gagner la paix”, le modèle organique de l'Église américaine séduit une partie de l'intelligence catholique. Il est à cet égard révélateur qu'à l'heure d'un renouveau plus qu'hypothétique de l'enseignement social de l'Église de France, le père Madelin consacre une chronique entière au catholicisme américain dans La Croix du 4 juillet 1986. ”Rien n'oblige à croire non plus à une dérive ”inéluctable” de la foi chrétienne vers la sphère de la vie privée, cependant que la sphère sociale et publique serait laissée au jeu de libres forces lestées de toute imprégnation à caractères religieux”, relève le provincial jésuite, citant la lettre de l'épiscopat américain sur l'utilisation des armes nucléaires ou sa lettre, en gestation, sur l'économie ¹¹⁰³ .

Le fonctionnement de l'Église américaine fascine à tel point l'observateur d'alors qu'il lui est difficile de hiérarchiser les prises de positions ecclésiales ¹¹⁰⁴ . Le commentaire que donne La Croix des sanctions romaines à l'égard du père Curran offre un aperçu du sentiment ambigu que développe l'Église de France à l'égard des évêques américains et leurs méthodes pastorales, l'exaspération le disputant à l'admiration. ”L'argumentation présentée par les défenseurs de Curran - selon laquelle il s'inscrit dans le courant majoritaire des catholiques américains - n'a-t-elle pas, en fait, joué contre le théologien ?”, s'interroge Dominique Quinio qui poursuit : ”La sanction, sévère, ne vise-t-elle pas l'Église américaine toute entière, très en retrait, sur ces questions de morale privée, par rapport à l'enseignement du magistère ?” ¹¹⁰⁵ . De fait, Mgr James Malone, président de la conférence épiscopale, intervient le 10 novembre devant l'assemblée plénière de l'épiscopat américain pour mettre le doigt sue la ”dangereuse désaffection” et ”la distance croissante entre le Vatican et les catholiques américains” ¹¹⁰⁶ .

En France, les initiatives épiscopales restent isolées. En novembre 1986, Mgr Soulier, évêque de Pamiers et les prêtres du conseil presbytéral lance un appel à la concertation sur la question du chômage, ”Ariège, ton pain rompu” : ”Evêques et prêtres, il nous semble capital que tous ceux qui ont une responsabilité dans notre département et ailleurs se rencontrent, se concertent et travaillent ensemble, quelles que soient leurs options idéologiques ou politiques” ¹¹⁰⁷ .

La lettre pastorale de l'épiscopat américain ”La justice économique pour tous” n'est pas sans écho chez les intellectuels catholiques français. Le 10 décembre 1986, le père Jean-Yves Calvez consacre sa chronique à la réception du document américain ¹¹⁰⁸ . Une semaine après, c'est au tour de René Coste de se prêter au jeu l'analyse. Saluant l'option américaine faisant de l'option préférentielle pour les pauvres la clef de voûte de sa réflexion économique, le théologien relève que ”jusqu'ici, aucun document d'Église d'une telle importance n'a fait de cette option 'qui est celle de l'Église de Vatican II comme le synode des évêques l'a rappelé récemment -, avec une telle insistance et des perspectives aussi concrètes, la dynamique fondamentale d'une nouvelle conception de l'économie et pour le système industriel et l'ensemble du monde” ¹¹⁰⁹ .

Le 17 septembre 1987, Michel Cuperly réagit à la lettre pastorale de l'épiscopat américain ”Justice économique pour tous”. ”Les évêques américains n'ont pas fini de nous étonner”, s'enthousiasme-t-il ¹¹¹⁰ . Le chroniqueur salue le double ancrage théologique et culturel de la réflexion américaine qui s'enracine à la fois dans une lecture approfondie de la Bible et une attention particulière à l'identité du corps social américain. Outre l'adresse aux catholiques américains, le texte prend une envergure universelle sous la plume de Michel Cuperly qui insiste sur le sérieux de l'expertise déployée dans ”une vision, une cohérence globales” ¹¹¹¹ . ”La lettre rappelle des principes moraux essentiels mais l'espoir des évêques est qu'elle pourra déboucher sur le dialogue et l'action”.

En France, il faut attendre la rentrée de septembre 1987 pour que Mgrs Rozier et Marchand publient les actes du colloque organisé en novembre 1984 à l'institut catholique de Paris : Sur l'économie. La parole au peuple de Dieu ¹¹¹² . ”Titre abusif, puisque les agents économiques populaires n'étaient pas conviés au débat”, estime Gabriel Marc. ”Ce colloque [réunissait] une petite centaine de responsables hauts de gamme, avec pour louable intention d'instaurer un débat à la française en écho à celui des évêques américains sur l'économie”. L'ouvrage annonce alors que ”le temps viendra sans doute, dans un avenir plus ou moins lointain, d'une conclusion officielle à toutes ces réflexions, au moyen d'un nouveau document de l'épiscopat” ¹¹¹³ . Or, cinq ans après la publication des ”Nouveaux modes de vie”, Gabriel Marc relève qu'aucune évaluation n'a été opérée quant à la mise en œuvre des dispositions arrêtées par le texte du conseil permanent. ”Autrement dit, un texte pastoral a besoin d'une pastorale pour s'incarner et produire des fruits” ¹¹¹⁴ .